Vacarme 15 / arsenal

radiographie d’une dent creuse

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On connaît de réputation le despotisme éclairé de Catherine II la Grande (1729-1796). Elle fut tout autant protectrice des philosophes des Lumières et défenderesse jalouse des privilèges de la Noblesse russe ; confidente épistolaire de Diderot et ennemie jurée d’une paysannerie réduite au pire asservissement. Veuve plus ou moins homicide - sur la personne de son mari, le germanophile Pierre III -, elle lui préféra le prince Grigori Alexandrovitch Potemkine, amant de la nouvelle impératrice et éminence grise de sa politique d’expansion belliciste. Omniprésent, des alcôves de la tsarine aux coulisses de sa diplomatie secrète, cet homme de l’ombre fut nommé gouverneur général d’Ukraine en 1776. Afin d’éviter à sa maîtresse, en visite le long du Dniepr, la vision désolante d’une campagne paupérisée à l’extrême, il fit dissimuler les masures derrière des décors de bois peints. Ainsi, les rives du fleuve se couvrirent-elles de villages aussi pittoresques et riants que fantomatiques. Ne laissant rien de côté, Potemkine avait aussi recruté des figurants endimanchés pour jouer les moujiks ravis de leur sort. Catherine II tomba dans le panneau et revint enchantée de sa croisière en milieu rural.

L’honneur était sauf, il ne serait pas dit que cette autocrate, touchée par la grâce d’un humanisme lettré, laissait son peuple crever de faim. D’autres historiens situent ce voyage de dupe en 1787, sur les terres de Crimée, récemment arrachées aux Turcs. Quoi qu’il en soit, la ruse machiavélienne du prince Potemkine n’allait pas tarder à entrer dans la légende. Que tirer de cette fable, presque trop belle pour être vraie ? Une leçon sur l’aveuglement involontaire des gouvernants, et la façon dont l’administration - comme corps intermédiaire - a toujours fait écran entre dominants et dominés, usant de subterfuges pour empêcher l’information de remonter du bas vers le haut. Mais on y verra surtout poindre la scénographie d’une politique-fiction : du cache-misère comme technique de gouvernement.

Un siècle et demi plus tard, la même histoire refait surface, cul par dessus tête par l’entremise d’un reporter belge « au pays des Soviets ». Avec lui, nous assistons aux visites très guidées « des communistes anglais à qui l’on montre les beautés du bolchevisme » : en l’occurrence « des usines qui marchent à plein rendement ! » Mais l’incrédule Tintin « veut en avoir le cœur net ! » Il veut voir de ses propres yeux ce qui se trame dans les coulisses de l’industrie lourde soviétique. Et il ne tarde pas à découvrir le pot-aux-roses : « Ah ! Zut !... ce sont de simples décors de théâtre... derrière lesquels on brûle de la paille pour faire fumer les simili-cheminées ! » Quand au vacarme (sic ) du prétendu complexe industriel, rien que des figurants payés pour cogner à grands coups de marteau sur de la tôle ondulée. Conclusion du dessinateur par la bouche de son faux-naïf à la houpette gominée : « Et voilà comment les Soviets roulent ces malheureux qui croient encore au “Paradis Rouge” » Inutile d’épiloguer sur les accointances politiques d’Hergé dès les années 1930 ; en mettant en scène les faux-semblants de la rhétorique soviétique, il reprenait à son compte des rumeurs colportées dans les milieux russes blancs. Parmi cette noblesse en exil, certains s’étaient contentés d’emprunter à leur icônerie passéiste une figure allégorique du mensonge d’Etat pour la faire endosser aux maîtres ès imposture qui venaient de prendre le pouvoir. L’avaient-ils fait de bonne ou mauvaise foi ? Peu importe. L’imaginaire collectif regorge de ces signes mercenaires qui basculent d’un ancien à un nouveau régime sans perdre de leur force critique. Et que des cache-misère - statistiques ou concentrationnaires plutôt qu’en bois peint - aient abondé en URSS, dès l’ère léniniste, nul ne peut plus se permettre d’en douter. On s’aperçoit ainsi combien cet épisode satirique, inspiré pour l’anecdote d’un fait datant de la fin du XVIIIème siècle, nous raconte en filigrane une autre Histoire, celle du rôle de l’image - ou de l’imagerie - dans les outils de propagande.

Mais entre l’époque des Lumières et la table rase soviétique, le cache-misère a connu d’autres terrains d’application : à Paris par exemple, pendant l’ère haussmannienne. Lors du percement des grands boulevards, les pouvoirs publics municipaux firent ériger des palissades de cinq ou six étages pour masquer les taudis populaires. Sous des prétextes purement sanitaires, l’ambition de l’urbaniste tenait aussi, comme l’a montré Walter Benjamin, au désenclavement de ruelles propices aux barricades ; mais encore à une mise en perspective monumentale de la ville au moyen de grandes artères qui libéraient de profonds champs de vision. On connaît moins ce point de détail - l’érection de panneaux en bois pour masquer, et les travaux en cours, et la misère noire de la plupart des quartiers parisiens. Selon un mot d’esprit propre au jargon des architectes, on pourrait parler ici de « façades Potemkine » (ou « à-la-Potemkine »), mais une autre expression - le façadisme - semble avoir pris sa place dans le discours urbanistique ambiant. Bien sûr, il ne s’agit pas exactement du même phénomène, mais gageons que tous deux ont en commun une histoire politique du trompe-l’œil.

À l’aube des années 1980, le Canadien Dino Bumbaru invente ce drôle de concept - le susdit « façadisme » - pour qualifier certaines formes de rénovations immobilières en centre-ville. Outre-Atlantique, mais aussi dans la vieille Europe, certains experts ont pris le parti de conserver en l’état les façades existantes tandis que le bâti intérieur est détruit puis entièrement réaménagé selon d’autres plans. C’est en Suisse qu’est envisagé, dès 1976, un des premiers cas d’« évidage » - autre appellation du façadisme - à grande échelle. Il porte sur l’imposant hôtel Métropole, en bordure du lac Léman. La préservation de l’enveloppe extérieure de ce palace, qui servit de siège social à la Croix Rouge entre 1941 et 1947, constitue en quelque sorte un résumé de cet humanisme de façade dont l’État helvète a toujours eu le secret. Mais c’est dans la patrie de Tintin, dans sa Capitale précisément, que le façadisme a pris son plus vaste essor. Dans une communauté urbaine traumatisée par le « mal des travaux », ce choix permet, sous couvert de « bruxellisation », de transformer en profondeur le plan d’occupation des sols sans que cela se voie. D’où de nombreuses polémiques à ce sujet, le façadisme constituant aux yeux de nombreux professionnels un compromis démagogique entre la table rase des disciples de Le Corbusier durant les années 1960 et le retour en force actuel d’un conservatisme patrimonial. Il finit par insatisfaire tout le monde à force de couper la poire en deux. D’un côté, il briderait la vraie créativité architecturale, de l’autre, il rongerait de l’intérieur les trésors du patrimoine urbain.

Le flâneur parisien a eu tout le temps de se familiariser avec le même phénomène. Des dizaines de chantiers s’offrent à sa vue selon ce même principe : la devanture de l’édifice tenant encore debout comme par enchantement tandis que le pâté de maisons entier a été jeté à bas. De loin, on se prend à imaginer, à travers les étais en forme de croix qu’arborent les fenêtres évidées, quelques vestiges d’une ancienne métropole soumise à des « frappes chirurgicales », selon l’expression en vogue lors de la première guerre du Golfe. Nul doute qu’un adorateur du virtuel, ayant abusé des Œuvres jamais Complètes du monomaniaque Baudrillard, ne verrait dans ces paravents muraux érigés partout qu’un simple décor en 3D, des découvertes sur toiles peintes, bref, une Cine-Citta de plus à l’ère du spectacle marchandisé. Et prophétiserait a posteriori que ce Paris haussmannien, préservé pour de faux, n’a jamais existé. Que ces maquettes grandeur nature ne sont, au mieux, que le faux in-dice d’un patrimoine illusoire ; au pire, un songe creux.

Loin de ces prophéties métaphysiques, une interrogation demeure : quelles parts de la réalité ces modernes cache-misère sont-ils censés dissimuler ? Il semble qu’à Paris la révolution urbanistique de ce dernier quart de siècle nous apporte un début de réponse. Les années 1970 ont en effet été marquées par l’insidieux passage d’anciens habitats bourgeois du centre-ville en surfaces de bureaux. Mais ce tour de passe-passe, véritable pari aussi stupide que spéculatif des autorités municipales d’alors, n’a pas eu les résultats escomptés. Les entreprises ont préféré s’installer dans les tours érigées en banlieue limitrophe ou plus loin encore aux abords de villes nouvelles récemment desservis par les transports en commun. D’où ces millions de mètres carrés vacants qui hantent désormais le cœur, le ventre, les méninges, la vessie et tant d’autres organes dont les arrondissements parisiens imitent les contours anatomiques. Le krach immobilier qui s’ensuivit devait précipiter la faillite du Crédit Lyonnais, dont le siège social, jouxtant les grands boulevards haussmanniens, brûla peu après, réduisant bien des scandales à venir en cendres et obligeant par la même occasion son personnel administratif à accepter la délocalisation qu’il refusait en bloc jusque-là. Fort opportun, cet incendie a d’ailleurs comme façadisé l’édifice, ruinant tout à l’intérieur sauf ses quatre murs d’enceinte. Ironie du sort, on y rebâtit déjà d’autres locaux commerciaux, etc.

Si, d’ordinaire, les marchands usent du packaging pour faire du neuf avec du vieux, le façadisme ouvre la voie au procédé inverse : donner l’apparence et la patine de monuments classés aux aménagements high-tech de la bureautique d’aujourd’hui. Masquer la tabula rasa de notre époque derrière les contreforts d’un patrimoine d’opérette. On reconnaîtra là un des signes du temps : la pulsion d’amnésie qui hante notre époque, sa volonté désespérée de sortir du cours de l’Histoire tout en arborant quelques dates postiches et murs de Berlin ou d’ailleurs en guise de mémoire collective.

À moins que le façadisme ne doive plus s’entendre aujourd’hui qu’au sens figuré, comme un motif ornemental de la société de communication. Il est vrai que nos amis les communiquants, faute de palissades où repeindre de fausses perspectives, préfèrent truquer la langue elle-même, recycler de vieux concepts vidés de tout contenu, des mots d’ordre sans intériorité, comme ces dents creuses qui refont illusion derrière leur moule de porcelaine.