saudade et révolution
« Il nous est difficile de distinguer si c’est notre passé qui est notre futur, ou notre futur notre passé. »
Fernando Pessoa
Eduardo Lourenço est l’une des figures intellectuelles majeures du Portugal actuel, auteur de nombreux essais consacrés à Cam’es, Montaigne, Pessoa. Quatre ans après la Révolution des œillets, il fait paraître Psychanalyse mythique du destin portugais, long article repris en 1997 dans Mythologie de la Saudade [1], où il stigmatise « l’irréalisme permanent de l’image que les Portugais ont d’eux-mêmes ». Dans ce beau texte, il reprend l’histoire du Portugal à travers le prisme de l’occasion manquée que fut, selon lui, la Révolution d’avril.
De l’histoire...
La déréalisation de l’histoire du Portugal par ses protagonistes même est ancienne ; elle naît avec la plus vieille nation d’Europe. L’exiguïté du territoire, la présence de voisins puissants (les royaumes espagnols et mauresques) font que la naissance du Portugal semble relever dès l’origine d’un ordre providentiel. De cette représentation initiale découle l’idée d’un pays d’une faiblesse congénitale bénéficiant d’une protection absolue, curieux mélange de complexes d’infériorité et de supériorité. Cette conception originelle de la nation va, selon Lourenço, fausser l’aptitude des Portugais à se comprendre « en tant que réalité historique » et influer largement sur le destin d’une nation qui a refusé de rester petite « sans jamais parvenir à se convaincre qu’elle était une grande nation ».
Quand des Portugais bouleversent la vision occidentale du monde en « inventant » les grandes routes maritimes après avoir réalisé la première circum révolution, il est probable qu’ils n’aient pas conscience de la grandeur de leur geste. Les Lusidiades de Luis de Cam’es, grand poème national qui colle à l’âme lusitanienne, est l’expression de cette « nostalgie du futur » dont parlait le missionnaire Antonio Vieira. « Les Lusidiades renvoient une lumière spectrale et fulgurante quand on les lit dans le contexte d’une grandeur qui, en secret, se sait fiction, ou, si l’on préfère, d’une fiction qui se sait démesurée mais éprouve le besoin d’être clamée à la face du monde, moins pour être entendue que pour croire en elle-même. » Les soixante années (1580-1640) que dure l’annexion du Portugal par l’Espagne confirment les Portugais dans ce sentiment de fragilité de leur pays. Un siècle plus tard, le marquis de Pombal, qui remodèle Lisbonne après le tremblement de terre de 1755, tente d’arrimer le Portugal à l’Europe éclairée. En vain, raconte Eduardo Lourenço qui évoque un « retour du refoulé » : à chaque âge d’or du Portugal succède une dépression. Le XIXème siècle est le siècle des contradictions les plus grandes : d’une côté, une nation qui après avoir perdu les richesses du Brésil, devenu indépendant en 1822, se lance, à l’instar des autres puissances européennes, dans l’aventure coloniale en Afrique ; de l’autre, un Portugal qui doute de sa viabilité, une monarchie molle, un sous-développement endémique, l’affaire de l’Ultimatum de 1880, véritable gifle infligée par la Grande-Bretagne aux ambitions africaines du petit poucet ibérique. La douce schizophrénie identitaire du Portugal ne trouve guère de réconfort dans l’éphémère et indécise Première république (1910-1926), avant que Salazar ne signifie qu’il est là pour s’occuper de tout. Une majorité de Portugais acquiescera tacitement, renonçant à occuper la sphère publique. « Nous n’habitions pas un pays réel, mais une sorte de “Disneyland bucolique” sans scandale, sans suicides ni véritables problèmes », écrit Lourenço.
De la guerre...
Salazar ne cessera de promouvoir un nationalisme pour lequel les colonies africaines (Mozambique, Guinée-Bissau, Angola,Cap-Vert) sont le faible mais essentiel écho au vaste empire d’autrefois. Après avoir été la première nation atlantique à avoir rêvé d’un empire qui s’étendît sur quatre continents, le Portugal serait le dernier pays d’Europe à lutter contre l’émancipation de ses anciennes colonies. Perdus les Indes, le Brésil, la Chine ? On s’accroche alors aux lambeaux africains. Des dizaines de milliers de jeunes Portugais sont envoyés chaque année faire une guerre dont on leur dit qu’elle est juste. Pendant longtemps, peu d’entre eux protesteront. Les cartes accrochées aux murs des écoles de la métropole continuent à porter toujours l’ombre de l’Angola et du Mozambique sur la représentation de l’Europe. Voyez, disent-elles, nous ne sommes pas simplement la petite stèle fichée à l’occident de l’Europe, ce bâton planté face à l’océan. La guerre coloniale va durer treize ans, treize longues années qui voient le Portugal s’entêter malgré les pressions internationales, malgré les condamnations de l’ONU. Eduardo Lourenço : « Cinq cents ans d’existence impériale, même entachée d’incurie métropolitaine ou d’abus colonialistes, devaient fatalement contaminer et même transformer l’image des Portugais non seulement aux yeux du monde mais aussi à leurs propres yeux. Par l’empire nous sommes devenus autres, mais d’une façon si singulière que, à l’heure où nous avons été amputés de cette composante impériale de notre image, tout s’est passé en apparence comme si nous n’avions jamais eu cette fameuse existence “impériale” et comme si nous n’étions nullement affectés par le retour à l’enclos exigu de “la petite maison lusitanienne”. »
De la révolution...
Survient alors l’inattendu, cette folle et belle journée du 25 avril où de jeunes militaires idéalistes renversent une dictature amorphe et rendent le pays à la démocratie. Mais, regrette Lourenço, pas plus de traumatisme que de remise en question nationale. Comme si le processus historique était « caractérisé par une espèce de somnambulisme ». En invertissant en un jour une mythologie qu’ils incarnaient depuis treize années, les capitaines d’avril ne vont pas pour autant rendre le Portugal à lui-même. L’aveuglement colonialiste de l’ancienne dictature, la détermination anticolonialiste des jeunes officiers du Mouvement des Forces Armées ne sont pas vécus en termes d’auto-conscience par les Portugais. « À l’un des moments les plus transcendants de l’histoire nationale, déchiffre Lourenço, les Portugais furent absents d’eux-mêmes (et pour la plupart, ils étaient heureux de cette absence) exactement comme ils l’avaient été durant les quatre décennies de ce que certains appellent fascisme, mais qui, pour la grande majorité du peuple, qui avait une longue tradition de passivité civique, était simplement “le gouvernement légal” de la Nation. »
Quatre ans après la Révolution, Eduardo Lourenço exprime son amertume et comptabilise les échecs de la Révolution des œillets. Vite oubliée la révolution pacifique, la place du Rossio transformée en antichambre de la gauche radicale européenne avec Sartre et Beauvoir en figures tutélaires. De vieux pays engoncé dans un fascisme usé, le Portugal était devenu le cadre d’une nouvelle révolution romantique offerte sur un plateau par de jeunes militaires convertis à l’idée démocratique. « La distorsion a consisté à vouloir imposer, aussitôt après le 25 avril, une nouvelle image du Portugal, en apparence opposée à celle de l’ancien régime mais dont la structure et la fonction étaient exactement les mêmes [...]. Le salazarisme disparaissait comme un cauchemar, comme un masque imposé à un peuple intrinsèquement démocratique, à des Forces Armées non moins démocratiques qui, par une de ces harmonies préétablies chères à Leibniz, opéraient, en même temps et d’un commun accord, une conversion analogue. »
Ainsi le futur auteur de L’Europe introuvable dénonce l’absence de révision des structures sociales, politiques, économiques de l’ancien régime troquée à bas prix contre l’exaltation idéologique du mouvement du 25 avril : « Nous avons chaussé les pantoufles des retraités de l’histoire. Nous sommes en train de vivre, au ralenti et avec la corde au cou, une expérience démocratique dépourvue de toutes les vertus qui signalèrent notre passage à travers le monde. »
Post-scriptum
Chronologie
5 octobre 1910 : fin de la monarchie et avènement de la Première république portugaise
1926 : coup d’État militaire du général Carmona
1932 : Antonio Salazar, président du Conseil, dictature civile
1963 : révolte en Guinée
1964 : insurrection au Mozambique
1968 : maladie de Salazar, remplacé par Marcelo Caetano
1970 : mort d’Antonio Salazar
25 avril 1974 : Révolution des œillets, junte de salut national présidée par le général Spinola
mai 1974 - avril 1976 : six gouvernements provisoires successifs
15 septembre 1974 : Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert
25 juin 1976 : indépendance du Mozambique
11 novembre 1975 : indépendance de l’Angola
2 avril 1976 : promulgation de la constitution
1986 : entrée dans la CEE
Notes
[1] Mythologie de la Saudade, éditions Chandeigne, 1997. À consulter également De la Révolution des œillets au 3ème millénaire, sous la direction de Maria Helena Araujo Carreira, Travaux et documents, Université Paris VIII — Vincennes Saint-Denis