akiyo la ola ou kale kon sa ? entretien avec Michel Halley du groupe Akiyo
Akiyo est un groupe de tambours de Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) inspiré par les musiques de tambour du carnaval et du gwoka (musique traditionnelle de Guadeloupe). Formé en 1978, pendant l’époque de revendication indépendantiste, Akiyo a redonné de l’allure au Carnaval en y réintroduisant les tambours à peau et des masques traditionnels, qui étaient alors remplacés par des instruments en plastique et des costumes en satin-paillettes. L’objectif : revaloriser la culture guadeloupéenne, souvent autodénigrée par les Guadeloupéens. En 1984, Akiyo se constitue en association loi de 1901 et se baptise « mouvement culturel ». En 1985, le sous-préfet Hugodot les censure pour « atteinte à l’intégrité de l’Etat français ». La population s’en mêle, le sous-préfet est rappelé en Métropole, et Akiyo prend conscience de son importance. Le groupe fait des émules dans toute la Guadeloupe. En 1992, leur premier disque est un grand succès dans l’île, sans aide d’aucune publicité. Depuis, ils sont régulièrement invités en Métropole, où ils transmettent leur savoir à des jeunes du Val de Marne ou de la Seine-Saint-Denis, et où ils rencontrent des groupes différents mais amis, comme le gascon Bernard Lubat ou le groupe breton de fest-noz Carré Manchot. Leur musique s’appuie sur des ostinatos rythmiques, qui incitent à la danse et donnent du souffle pour les grands défilés carnavalesques ; leurs paroles sont le plus souvent politiques, abordant aussi bien des problèmes liés directement à la Guadeloupe (le crack, les problèmes économiques, etc.) qu’au reste du monde (contre les guerres, contre l’aide humanitaire, etc.). Akiyo hurle aux Guadeloupéens d’exister, d’inventer, de produire des choses. Et au reste du monde, que la Guadeloupe existe et qu’elle entend continuer. Avec ses tambours.
VACARME : En quoi Akiyo n’est-il pas un simple groupe mais un « mouvement culturel » qui lie politique et musique ?
Michel Halley :Akiyo est un courant de pensée, un mouvement idéologique avant tout, une envie de faire des choses. Au moment de la création, nous avons décidé d’avoir deux axes fondamentaux : sauvegarder le carnaval, avec ses costumes, sa musique, son esprit de dérision, tout ce qui fait le carnaval universel, et travailler dans un objectif d’affirmation de l’identité guadeloupéenne - c’est donc l’aspect politique. En faisant un carnaval particulier à la Guadeloupe et ne ressemblant pas aux autres carnavals du monde.
Quelle était la position d’Akiyo par rapport au nationalisme ?
Dans le mouvement culturel Akiyo, dès sa création, il y a toujours eu des gens qui faisaient de la politique. Akiyo a pris naissance, pas en même temps, mais en parallèle à la montée des courants nationalistes, de 1975-1976 jusqu’à 1985, grande période nationaliste en Guadeloupe. Dans l’association, certains étaient des militants politiques, notamment au sein du MPGI [Mouvement populaire pour une Guadeloupe indépendante]. Mais au niveau de l’association, on a toujours dit haut et fort qu’on donnerait notre opinion sur certains sujets, mais que nous ne serions jamais le bras culturel de qui que ce soit, ni MPGI ni UPLG [Union populaire de libération de la Guadeloupe]. On va faire du carnaval un lieu d’expression, un exutoire pour la jeunesse, on va dénoncer certaines choses, les excès par exemple de l’assimilation, parler de colonisation. On va tourner tout ça en dérision, mais on ne nous trouvera pas à manifester « vive l’indépendance ». Ce n’est pas le rôle d’Akiyo. Notre rôle est d’affirmer une identité au travers d’une expression culturelle. Cela rejoint évidemment la politique, mais nous ne sommes pas et ne serons jamais une organisation politique. Si je veux faire de la politique, je le ferai dans un parti, pas avec Akiyo.
Le travail politique d’Akiyo est surtout un travail de conscience sur nos valeurs par rapport à l’histoire de la Guadeloupe et les gens qui nous ont fait : les Africains, les Indiens, les Amérindiens, les Blancs aussi. Nous ne sommes évidemment pas racistes. On voit d’ailleurs mal comment on pourrait l’être, vu qu’une majorité de Guadeloupéens a des Blancs dans sa généalogie. Cela dit, il faut savoir se placer, il faut avoir quelque chose à proposer. Je ne pense pas que la Guadeloupe doive se limiter à faire du plagiat d’Haïtiens, d’Africains ou de Français, il faut que nous proposions des choses. C’est le travail d’Akiyo : mettre dans la tête des gens qu’ils ont l’intelligence et les capacités productrices pour se placer au niveau de n’importe quelle autre nation. Le discours contre lequel on lutte, et qu’on entend souvent au niveau culturel dans les DOM-TOM, c’est qu’en tant que métis de l’histoire, on a un petit peu de chaque culture, ce qui fait de nous des individus handicapés. Je vois les choses autrement : j’ai 100 % de chacun de ceux qui m’ont composé, autant de blanc que le Blanc a de lui-même, autant de noir que le Noir, d’indien que l’Indien, de caraïbe que le Caraïbe. J’ai tout ça dans mon corps, je suis censé unir tout ça et avoir autant de capacités que chacun, ce qui fait de moi une plus-value de l’histoire plutôt qu’un individu handicapé. C’est la conception d’Akiyo : il n’y a pas de dominance raciale, on est un tout, et c’est ce tout qui nous identifie par rapport au monde. Il y a aujourd’hui le problème de la dualité entre la créolité et la négritude. Moi, je suis créoliste. La négritude, c’est choisir un camp et s’amputer de quelque chose par ce choix.
Oui, mais ne peut-on pas dire avec Aimé Césaire qu’on se réclame plus facilement créole que nègre ?
C’est un rapport un peu maso par rapport à sa propre personne. Je suis un Créole, je ne suis pas un Nègre. J’ai du nègre en moi, mais comment veux-tu que je vive comme un Africain en Guadeloupe, ou aller en Afrique et m’implanter là en tant qu’ex-habitant ? Je dois m’assumer chez moi, et surtout trouver un discours, une écriture, une danse, une manière de faire pour que les autres voient que je fais aussi quelque chose. Si je dois jouer du tambour comme l’Africain toute ma vie, à quoi je sers ? Pourquoi je suis là ? Quelle est mon utilité ? Je dois faire quelque chose de mes deux mains sur mon tambour que l’Africain ne fait pas et qu’il va apprendre de moi. J’apprends de lui, mais il doit aussi apprendre de moi. Il faut qu’on ait quelque chose d’original à proposer. On doit être capable de produire des choses à apprendre aux autres, y compris aux Africains qui ont permis (si l’on peut dire) que l’on soit là. Il doit y avoir un échange, mais on ne doit être soumis à aucune
culture. Si c’est ça la créolité, je suis en plein dedans.
Vous avez commencé en même temps que Kassav’, qui s’est aussi inspiré de rythmes de gwoka avant de devenir un groupe très populaire et même international.
Cela n’a jamais été notre problème ni de concurrencer Kassav’ ni de combattre le zouk. Notre problème est d’empêcher l’expression musicale guadeloupéenne de se figer, que ce soit dans les sept rythmes du gwoka, comme le veulent les puristes du gwoka, ou dans deux rythmes (le mendé et mas a Senjan) numérisés dans une boîte à rythme, comme c’est le cas avec le zouk. Sincèrement, je ne pense pas que le meilleur de la rythmique guadeloupéenne, martiniquaise ou guyanaise ait vécu, qu’elle soit limitée à trente ou quarante ans après la période esclavagiste et que depuis il n’y ait que des choses édulcorées qui ne puissent faire référence. Nous sommes un jeune peuple, de 450 ans grosso modo, plein de composantes ethniques, et nous sommes en formation : le meilleur de nous est à venir, il n’a pas été. On est là, maintenant, et c’est maintenant que l’on doit faire des choses.
Akiyo ne défend donc pas les traditions et la « musique traditionnelle » au sens habituel...
Musique « traditionnelle », « revenir à la tradition », c’est ce que les gens racontent ! Dans les discours un peu cultureux, on dramatise toujours pour justifier une action culturelle. Le drame en Guadeloupe n’est pas dans la pratique, qui reste vivace et a repris du poil de la bête depuis quinze ans. Le problème se trouve au niveau de la mémoire : des cassettes, des photos, des disques. Beaucoup de choses ont déjà disparu.
Il faut avoir en tête que les traditions guadeloupéennes ne remontent pas plus loin que la colonisation de la Guadeloupe. Les grandes îles de la Caraïbe comme Cuba, Haïti, ou Porto Rico ont bénéficié d’apports ethniques importants de l’Afrique et ont su garder des ethnies importantes d’Amérindiens, de Caraïbes, pour conserver les traditions. Je dis bien tradition, parce que tu retrouves des traditions africaines que tu trouves en Afrique, comme à Cuba avec les Yorubas. Eux ont gardé des traditions, mais nous, en Guadeloupe, dans les petites Caraïbes, notamment françaises, nous n’avons pas eu de gros apport d’une même ethnie. Nous étions éclatés : il y avait des gens du Congo, des Yorubas (Nigéria), des gens du Bénin, toutes sortes d’Africains, et donc il a fallu trouver un langage commun. Et ce langage commun n’est pas un aboutissement : ça continue avec notre génération et ça continuera après nous. Ça passe par Akiyo, ça passe par Carno [maître-tambour du gwoka], ça passe par le zouk, par tout ce qu’on veut, mais ce n’est pas fini.
Alors que le zouk parle essentiellement d’histoires d’amour, Akiyo chante aussi beaucoup d’autres choses, les problèmes politiques, économiques, sociaux, et fait des chroniques de la vie des gens.
Oui. Selon moi, la musique, l’art en général reflète ou devrait refléter une société dans toute sa largeur. Je ne pense pas que calibrer une musique au-dessous de la ceinture soit une valeur culturelle. Je ne pense pas que le Guadeloupéen soit limité à se frotter sur une femme, à parler de sex, sun, and sea. Chacun fait ce qu’il veut, je ne suis pas contre : Franckie Vincent est un copain, et en métropole il y a Pierre Perret ou Doc Gyneco qui parlent de cul, de fesses. Ça plaît à certains, pas à d’autres. Chacun choisit son créneau. Ça fait gagner des sous aux maisons de production, et point trait. De toute façon, je pense qu’il est nécessaire d’avoir la pluralité, cela montre aux gens qu’ils n’ont pas affaire à un peuple fini. Au moins des choses se font, c’est pour moi le plus important.
Si je comprends bien, si Akiyo fait des chansons politiques, c’est un peu par hasard, parce que ses membres ont une sensibilité politique, qu’ils occupent ce créneau. Il n’y a pas de volonté particulière.
La volonté particulière existe toujours. Disons que nous ne sommes pas politisés, nous ne sommes pas des activistes politiques. Mais on ne sait jamais. Demain matin, si la Guadeloupe va de plus en plus mal, s’il faut s’organiser au travers d’une organisation politique, peut-être qu’on le fera. Pour l’instant, on diffuse notre manière de penser et on essaie de participer autant qu’on le peut à la société guadeloupéenne et à la société mondiale. On voudrait qu’il y ait une redistribution des cartes, que nous soyons plus à même de choisir ce que nous voulons pour nous dans notre pays. Les gens font un monstre de l’indépendance, mais l’indépendance est une organisation, pas un putsch. Il ne s’agit pas de prendre les fusils et de tuer les Blancs. C’est une organisation qui passe par la santé, par le droit, par l’école.
Est-ce que le côté affirmatif, rebelle, des paroles d’Akiyo n’est pas lié au fait de faire une musique avec des tambours ?
Pour nous, le tambour est un instrument intérieur, en rapport à l’Afrique et aux Amérindiens, deux peuples qui - même si ce n’est pas ma façon de penser - nous composent en majorité et qui sont des adeptes du tambour. Le tambour te fait retrouver des sensations du temps passé, ta généalogie africaine ou amérindienne. Le tambour est le tambour du Neg’marron, de celui qui était dans les bois et appelait les autres Neg’marronspour se rassembler et aller casser telle Bitation. Le tambour est un instrument d’expression, un instrument de joie, de peine, de fête, pour les naissances, les morts, c’est un instrument rassembleur. Ce n’est pas un instrument de musique évacuateur de pensée, comme le violon ou le piano, mais un instrument symbolique fondamental dans les sociétés où il y a des Noirs ou des Caribéens. Jouer du tambour impose un discours, une démarche, une identification par rapport aux autres tambours et par rapport à toute la musique, par exemple électronique. Mais toutes les musiques de tambour ne parlent pas de nationalisme, il y a aussi des musiques très gentillettes à base de tambour, comme les musiques folkloriques de l’époque, très édulcorées, très jolies. Ça fait très bien pour le tourisme mais ça ne résout pas nos problèmes. La preuve, on est toujours dans la galère en Guadeloupe. Il y a beaucoup de problèmes, 35 % de chômage c’est trop. On doit au travers du tambour véhiculer certains concepts, et si ce sont des concepts qui ont trait au nationalisme, c’est que ça doit être ainsi.
À quel bouleversement doit mener ce mouvement culturel ?
Depuis Malraux, le concept premier de la politique culturelle française est de rendre sa culture universelle : le costume trois pièces, qui est l’esthétique bien française ou occidentale, on doit le retrouver partout, comme le lyrique ou le théâtre. Cela a marché un certain nombre d’années, c’était l’assimilation. Maintenant, ça se heurte au régionalisme culturel : même les Bretons refusent d’être intégrés dans un système franco-français sans avoir un particularisme. C’est la même chose dans tous les pays du monde. On a donc une poussée culturelle presque intégriste. Le concept de culture universelle ne marche plus. Il y a une multiplicité de points de culture qui ne veulent pas être fondus dans la masse. Il faut donc réviser la copie au niveau de l’action culturelle, remplacer la « culture universelle » par « l’universalité des cultures ».
Est-ce qu’il y a un entre-deux possible entre le côté ghetto des cultures identitaires à l’américaine, où chacun a ses radios, ses produits, son marketing, et le côté intégrateur « républicain » à la française avec ses travers universalistes ?
Le côté ghetto me fait peur. Qu’il y ait une multiplicité d’expressions culturelles intégristes, c’est un fait. Maintenant, il faut trouver des canaux pour diffuser tout cela. Cela fera certainement beaucoup de choses à diffuser, mais ça permettra de calmer les problèmes de frustrations, les problèmes identitaires ou raciaux. Si on permet aux gens de se voir à la télévision, de s’écouter à travers des disques, de se lire, de se voir dans des journaux, ce sera une pluralité immense. Mais c’est quelque part une manière idéale de calmer les choses. Le problème, c’est que la société capitaliste, avec sa soif d’argent et sa médiatisation, ne va sans doute pas changer, et tout cela sera filtré par les maisons de disques. Les arts de la rue, le rap, le ragga, le hip-hop, la dance music, la techno, toutes ces choses-là étaient des petits courants, des ghettos, et maintenant ils font surface. Mais est-ce que les gouvernements, les hommes qui ont le pouvoir vont accepter la montée en puissance de ces expressions ? Car derrière cette montée, il y a prise de pouvoir par les individus, il y a intégration politique, il y a organisation sociale. Alors vont-ils encore trouver un système pour casser ça, pour revenir aux années d’une culture universaliste ou est-ce qu’il y aura une pluralité des expressions ? En tout cas, il y a de plus en plus d’expressions auxquelles il faut laisser un passage, on n’a plus le choix.
Ensuite, il y a le problème de la communication entre ces points de culture différents. La communication, est-ce que c’est la fusion ou seulement le fait de se côtoyer en sachant comment sont les autres ? Si on doit m’obliger à m’habiller en costume-cravate alors que j’habite au fin fond du Mali, il y a un problème. C’est ça le colonialisme. Tu fous en l’air des siècles d’histoire, de références culturelles, avec ton concept de culture universelle. Une société organisée en parcelles est plus en accord avec l’universalité des cultures qu’une société où tout le monde danse et chante de la même façon. Au moins, chaque jour je peux aller différentes civilisations s’exprimer. On a une pluralité parce que la terre est plurielle.
Akiyo, c’est pour les Guadelou-péens ou pour tout le monde ?
C’est pour tout le monde. Chacun vise à universaliser son expression, à faire savoir comment il pense, comment il parle, comment il mange, comment il chante. Le projet, c’est d’amener un maximum de personnes à voir comment vivent les autres. Il faut respecter les cultures, c’est-à-dire les représentations mentales de chacun. Il ne faut pas imposer aux gens les concepts qu’on prétend être les meilleurs pour soi, sinon on en fait des pantins. Cet impérialisme est contesté par toutes les expressions actuelles. Il faut permettre aux gens de s’exprimer. Il faut redistribuer les cartes. C’est pour cela qu’on se bat.
Post-scriptum
Discographie : Mémoires (1992), Mouvman (1993), Dékatman (1995)