avant-propos : ethos démocratique en danger

par

le mélange, l’agitation, la quête de justice

La démocratie n’est pas seulement un régime politique juridique, mais un art de vivre. Une forme de vie, une forme vive. Faire communauté dans la tradition théologique ce serait aimer les mêmes lois ; dans la tradition révolutionnaire on retrouve ce lien d’amour des lois pour faire société. Pour Freud, seule la relation d’amour peut limiter la pulsion agressive, et si l’amour est sublimé, conduire à un processus de civilisation. Ces lois qui font liens ne sont pas toujours écrites et encore moins toujours théologiques. Elles ressemblent parfois à des normes qui s’inventent et s’échafaudent en situation, que chacun respecte, parfois implicitement, en participant d’une même institution civile qui les sécrète, et les entretient. C’est là le rôle des institutions civiles : défendre la société en entretenant ses lois-normes sans qu’elles soient lois de contrainte, mais bien au contraire, lieux du désir, d’effort sans effort. Les gymnases, les stades, les cafés, les salles de concerts, la fête sont ces lieux désirables où un effort s’accomplit sans effort du fait du plaisir d’y être ensemble, avec des règles sociales et des objets d’amour partagés. Le faire-société qui s’y accomplit ne relève aucunement de l’État ou du théologique ; il est pourtant éminemment politique car il bricole des normes d’inclusion et d’exclusion, de souci de soi et de souci de l’autre. Ces lieux, ces institutions sont plus ou moins mixtes sur le plan des sexes, des âges, des origines culturelles, de la richesse.

Qu’est-ce alors que l’ethos démocratique ? La volonté de tisser ensemble la plus belle cité possible, celle où l’on vivrait bien, où chacun pourrait chercher sa félicité. Pour ce faire, il faut doter chaque membre du démos de la possibilité de prendre part au pouvoir grâce à des institutions qui déconstruisent sa confiscation effective par les puissants, les aristocrates, les riches, les grandes familles, et reconnaît l’égalité de tous les citoyens devant la loi pour faire la loi.

Une cité démocratique est de ce fait un lieu de combat où le démos doit toujours être sur le qui-vive face à ceux qui veulent ravir aux humbles cette outrecuidance qui consiste à affirmer « nous sommes tous égaux ». Les révolutionnaires français l’ont dit dans l’ironie des ritournelles :

« Il faut raccourcir les géants et rendre les petits plus grands tous à la même hauteur voilà le vrai bonheur ».

Loin de tout nivellement, le gouvernement populaire supposait pendant la période révolutionnaire française de ne plus être impressionné par les supposés géants qui avaient gouverné, et de ne plus craindre de se hisser à la hauteur de cette tâche difficile : gouverner, se gouverner. Sortir de la servitude supposait un tel effort de transformation de perspective de la grandeur. Saint-Just interrogea « qu’est-ce qu’un roi près d’un Français ? » Le géant porte désormais un nom de peuple où les uns et les autres sont devenus des citoyens semblables. Ensemble, ces citoyens devenus libres pourraient déclarer : « Nous sommes le peuple souverain, nos propres gouvernants, et si ceux qui nous représentent nous trahissent, nous disposons du droit de résistance à l’oppression. Nous n’avons pas besoin de grands, d’aristocrates. » De fait, la cité démocratique est par définition dans un conflit ouvert ou latent avec ces supposés grands. C’est pourquoi l’harmonie visée en démocratie ne peut refouler le conflit ; bien au contraire, elle doit permettre qu’il s’élabore dans un véritable travail politique de délibération.

Qu’est-ce alors que l’ethos démocratique ? La volonté de tisser ensemble la plus belle cité possible, celle où l’on vivrait bien, où chacun pourrait chercher sa félicité.

Chez les Grecs du Ve siècle avant Jésus-Christ, l’harmonie n’est pas le calme, mais l’agitation permanente qui évite la guerre civile qui voit s’affronter deux camps politiques. Dans une conception héraclitéenne, l’harmonie vient du mélange constamment agité comme le kukeon, breuvage des mystères où les particules doivent rester en suspension dans le liquide et non se déposer au fond du flacon. Agiter, c’est empêcher la division en deux parties dressées l’une contre l’autre, faute d’un débat constant sur le juste et l’injuste. La véritable concorde n’a donc rien de statique. « Sans conflit, c’est la division » — la stasis nous expliqua Nicole Loraux. Autrement dit la guerre civile.

fragilité

Cette forme de vie nous est apparue dans toute sa fragilité en 2015 lors des attentats de janvier et de novembre à Paris, puis à Nice le 14 juillet 2016, et encore récemment à Carcassonne, où ce que la sémantique institutionnelle appelle le « vivre ensemble » a été atteint en son cœur. Cette sémantique peut agacer, mais il n’empêche que, dans le sillage des attentats, elle a résonné. La situation nous obligeait à savoir de quoi nous étions sommés de faire le deuil et ce qui provoquait notre sentiment d’avoir été trahis par une politique, un pouvoir, des pratiques sociales qui n’avaient pas été capables de nous épargner cela. Car des attentats meurtriers qui portent atteinte aux corps des citoyens, portent atteinte à la liberté de la presse, s’exercent sur des lieux choisis parce que juifs, ne sont pas des catastrophes naturelles mais bien des événements politiques. Vacarme s’est réuni dans le sillage de novembre 2015 pour réfléchir collectivement à ce qui nous arrivait. C’est dans cette discussion à bâtons rompus que j’ai eu le sentiment de trouver le mot pour dire la sensation vécue alors : la sensation de l’étau. « Tu te sens prise au piège. L’étau ne se referme pas sur toi, mais en toi. Toute la poitrine se compresse. » [1] Et d’autres mots sont venus, comme viennent souvent les mots de l’intellect pour faire face au désarroi qui vous prend. Un désarroi parce que vous n’êtes pas policière mais femme, pas journaliste mais juive, parce que vous n’allez pas si souvent sur le canal mais que vos enfants y vont et qu’au Bataclan ce soir-là il y avait des amis et des amis d’amis. Et aussi un désarroi plus vague, plus lancinant. Alors, on se dit qu’au moins cela appelle la pensée et que oui, ce soir-là, sans doute parce que nous pensions ensemble (et que ça apaise cet ensemble), en un souffle politique, j’ai exprimé que l’étau avait trois mâchoires qui fonctionnaient ensemble et qu’elles broyaient la vie sociale que nous aimions, vivions ou espérions, selon notre capacité à voir la partie vide ou pleine du verre démocratique. C’est alors que j’ai eu la sensation que nous ne pourrions pas nous en sortir en ne convoquant que des fragments de la situation, qu’il fallait comprendre les liens entre un stade de France, des bistrots qui parlent de bonne bière ou de petit Cambodge. Les bons amis qui boivent des coups aux terrasses des cafés se souviennent-ils des colonies ? Ces attentats faisaient-ils leurs lits sur les failles de l’histoire passée et présente ?

Trois mâchoires. Le renouveau des positions identitaires, nationalistes, souverainistes, xénophobes. Les fondamentalismes, tous, pas juste celui de l’autre [2]. Et puis notre éther invisible, ce capitalisme néolibéral, globalisé, qui gouverne par la dette et l’injonction à placer son portefeuille (Michel Feher). La fabrique de peuples assujettis, humiliés, refoulés aux frontières, d’exploités partout dans le monde, et de zones de relégation et de non-droit, bat son plein. Ce capitalisme dont nous savions le caractère foncièrement sauvage, ensauvageant aussi bien les puissants que les pauvres sur son passage, l’insensibilité des premiers fabriquant la violence d’un être-au-monde qui ne peut plus ouvrir au savoir de ce que « démocratie » avait pu vouloir dire, dans un autre temps (François Cusset).

une hydre à trois têtes ?

Les positions identitaires nationales se nourrissent aujourd’hui d’un sentiment d’abandon social. L’inquiétude vécue au quotidien pousse certains à revendiquer protection et pureté. Pour être protégé de capitaux transnationaux, quoi de mieux que des frontières ? Et la frontière est—ce autre chose qu’un outil qui permet d’inscrire la ligne de séparation entre « eux », tous ces indésirables, et un « nous » national, territorialisé ? En Europe, l’affirmation est aux populismes identitaires (Lynda Dematteo). Il y a peu de distance à franchir pour qu’advienne une identité figée et inscrite au corps. La haine de l’impureté et de la différence peut dès lors croître et prospérer ; si cette haine circule partout, savoir s’en défaire signe souvent une sortie de l’enfance. Quand il s’agit de l’Islam, cette haine est désignée du nom de phobie. Or l’Islam n’est pas un lieu social unifié, ni même un lieu religieux unifié, encore moins un lieu immédiatement politique puisque nous avons besoin de l’adjectif politique pour désigner cet islam-là. La phobie broie et occulte en même temps. Elle occulte le danger intégriste que comporte toute religion et broie les croyants qui ne le sont pas. Ce danger de tout intégrisme, on pouvait le nommer après les « Manifs pour tous » de 2013 et le rejet violent des mariages homosexuels. Dans ce cadre, les alliances se sont faites entre intégristes catholiques et musulmans au nom d’une famille dite naturelle. Or ces intégrismes, quels qu’ils soient, savent aussi faire alliance avec le capitalisme néolibéral et chacun de dévoyer le beau vocable de démocratie (Sophie Bessis). Le capitalisme ne se soucie pas de l’ethos démocratique que nous cherchons à cerner, et c’est pourquoi il détruit aujourd’hui tous les outils raffinés inventés pendant des siècles qui permettaient de maintenir une forme de vie et une espérance démocratique. Il détruit en premier lieu le droit moderne en banalisant l’état d’urgence, en déniant sa place au juge et en octroyant une place prépondérante à la police. Ce capitalisme néolibéral s’appuie désormais sur un droit pénal de l’ennemi, où ce ne sont pas encore les lois de la guerre et plus celles de la paix, mais un objet indéterminé qui a force de loi. Il permet d’ouvrir des fenêtres aux drones tueurs, les kill box, et nous oblige à discuter à l’infini de ce que veut dire « être en guerre » [3]. Les mots eux-mêmes deviennent louches. La destruction de ce qui nous a fondé comme êtres subjectifs libres, capables d’opiner et de connaître les règles — certes à respecter mais aussi à créer —, menace de nous rendre incapables, impuissants. Au même moment le discours sur l’empowerment prolifère à en devenir risible dans ce contexte, tant il est lénifiant. Quand vous savez qu’on peut faire mourir en toute légalité aujourd’hui en ouvrant une kill box, comment ne pas attendre de Dieu ou de soumissions féodales les liens protecteurs ?

Trois mâchoires. Le renouveau des positions identitaires. Les fondamentalismes, tous. Et puis notre éther invisible, ce capitalisme néolibéral globalisé.

Qu’est-ce alors que désirer du conflit démocratique aujourd’hui ? Porter plainte. Contre les inégalités, l’injustice bien sûr, mais surtout peut-être, rendre visible le caractère contingent de l’ordre, le dénaturaliser en quelque sorte, loin de nos institutions dévoyées. Car, même quand les institutions sont inégalitaires, « il y a de la politique » parce qu’il y a toujours déjà de l’égalité et de la liberté fondée sur l’universalité du langage. Nous sommes tous des êtres doués de parole. Cela ne veut pas dire que tout le monde se comprend, mais chacun peut savoir et dire ce qu’il pense. Ce « dire » fait naître un sujet collectif qui s’identifie au « Tout de la communauté ». Ce printemps, cette capacité à assumer une parole collective a été redécouverte dans des assemblées générales nombreuses, mais souvent peu tumultueuses. Cette redécouverte est sans doute la bonne nouvelle de ce mouvement. Certes, ceux qui s’en sont faits les détracteurs parlaient chiffres et interrogeaient — « vous êtes combien pour parler au nom de tous les personnels ? Vous ne me représentez pas ». Mais des sujets collectifs étaient pourtant bien campés. Ce que les détracteurs refusaient d’entendre c’est que tout sujet collectif est le lieu d’une subjectivation qui cherche à défaire les ordres et les partages inégalitaires du monde dans l’agitation. La démocratie est l’art de faire reculer dans l’égalité des débats, l’inégalité des positions.

Pour Jacques Rancière, que nous avons beaucoup lu dans ma génération, « l’âge démocratique » ou « l’âge des révolutions démocratiques » a inscrit cette égalité dans la constitution du peuple souverain, dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclamée par la Révolution française est l’exemple le plus achevé [4]. Alors, il faudrait relire ces droits dans leur version de 1789 et dans celle de 1793, tant ils entrent en écho avec nos expériences récentes et permettent de comprendre ce sentiment d’étau ou de peau de chagrin.

expériences à refondre ?

« Article 7 (DDHC 1793).

— Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits.

— La nécessité d’énoncer ces droits suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme. »

Le droit de s’assembler paisiblement semble être devenu une idée sans réserve empirique pour les plus jeunes qui se sont faits « nasser » et asperger de gaz lacrymogène régulièrement depuis le mouvement anti-CPE (2006), et particulièrement pendant le mouvement contre la loi travail en 2016, et encore ce premier mai 2018 quand j’écris ces lignes, ou dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. La manifestation a pris des airs de guerre civile avec ses détonations, ses violences faites à l’intégrité du corps et même à la vie. Flash-ball qui emportent ici un œil, grenades qui emportent là un jarret, rebondissent sur une poitrine et laissent résonner plusieurs jours après, la sensation d’une atteinte morale à l’intégrité corporelle. Grenade encore, à Sivens, qui a emporté la vie de Rémi Fraisse dans l’impunité dont bénéficie depuis si longtemps la police dans ses interventions vis-à-vis de la jeunesse des quartiers dits « sensibles », sans ironie [5]. Qui est sensible à la mort de tous ces jeunes gens ? Les non-lieux sonnent comme des glas. La vie comme telle vaudrait-elle si peu désormais ?

Quant au libre exercice des cultes, il est pris au piège entre une affirmation libérale issue des Déclarations, qui certes se maintient et l’offensive fondamentaliste réactionnaire, c’est-à-dire politique elle aussi. Tous les fondamentalismes : le fondamentalisme juif qui enferme dans une guerre impossible en Israël les descendants des socialistes et des rescapés, le « fondamentalisme musulman » de l’islam radical qui tue pour terroriser et détruire, le fondamentalisme catholique qui manifeste pour empêcher à d’autres formes d’amour d’exister, le fondamentalisme des « apéros saucisson-pinard » de l’extrême-droite qui récusent l’humanité commune et la communauté des affections sociales, humaines, ainsi que le respect mutuel qui a été au fondement de toute la construction laïque en France [6]. Parler devient alors un exercice risqué et l’invective vient nourrir censure et auto-censure. Cela n’a rien d’évident aujourd’hui de prendre la parole, avec ce risque que cette parole soit interprétée comme le fait de soutenir sans le vouloir le terrorisme et ainsi de faire offense aux morts, le risque de soutenir le racisme en s’opposant aux fondamentalismes, le risque d’être instrumentalisé quand l’antisémitisme inquiète. Sans doute est-ce d’ailleurs cela la marque d’une démocratie d’intimidation : il est interdit à la démocratie d’exister comme telle dans l’espace public partagé. « Malheur à ceux qui vivent dans un temps où l’on persuade par la finesse de l’esprit et où l’homme ingénu, au milieu des factions déliées est trouvé criminel parce qu’il ne peut comprendre le crime. Alors toute délibération cesse, parce que dans son résultat on ne trouve plus et celui qui avait raison et celui qui était dans l’erreur, mais celui qui était le plus insolent et celui qui était le plus timide. Toute délibération cessant sur l’intérêt public, les volontés sont substituées au droit, voilà la tyrannie » [7].

Sans doute est-ce d’ailleurs cela la marque d’une « démocratie d’intimidation » : il est interdit à la démocratie d’exister comme telle dans l’espace public partagé.

La censure implicite, le relativisme généralisé, la novlangue, produisent plus de silences que de débats. En remettant au cœur du questionnement actuel, l’élaboration collective du sens du travail, de sa qualité, de la fierté qu’on peut ou non avoir à l’accomplir, des pistes s’ouvrent pour retravailler au re-devenir démocrate (Yves Clot). S’il faut donc continuer à développer une critique marxiste conséquente du capitalisme, il nous faut aussi développer une critique libérale du néolibéralisme. Les lieux de la culture, l’école, l’université, sont aujourd’hui les premiers convoités par cette mâchoire vorace. Or, ils sont dans les démocraties au fondement de l’égalité, car reconnus comme dette sacrée de chacun envers chacun [8]. C’est pourquoi la société démocratique déclare collectivement que les questions en jeu dans l’éducation publique — celle des lycées comme celle des théâtres — doit être soustraite aux circuits marchands de l’économie classique. Cette éducation relève de l’économie du don et non de l’échange marchand. Marcel Mauss a en effet montré la coexistence de deux circuits distincts d’échange : le circuit du don cérémoniel (l’échange « kula ») glorieux et festif et le circuit de l’échange utile (le « gimwali ») qui est le lieu de tractations souvent âpres. Or l’échange « kula » est d’abord « une affaire de reconnaissance réciproque », enjeu social par excellence qui fonde la possibilité même de concevoir l’égalité entre les êtres humains. L’utilité sociale des objets échangés est celle qui conduit à faire tenir une société, à faire société. C’est le sens même des mobilisations étudiantes pour protéger l’égalité des savoirs et les manières de les acquérir, les manières d’y avoir accès [9]. Mais c’est aussi les raisons pour lesquelles on ne peut considérer l’art de produire des biens culturels comme des entreprises ordinaires à privatiser ou à communaliser. L’artiste produit un bien indivis, un bien sacré, et de ce fait l’art doit circuler pour accomplir sa fonction sociale, celle de nourrir le désir démocratique (Blanche Gaspard). Depuis l’attentat de Mohammed Merah à Toulouse, puis en 2015, 2016, 2018, ce désir démocratique a été visé par des jeunes gens voués à des lois où ce n’est pas Éros qui circule, mais une autre passion, accomplie elle aussi sans effort sinon sans auto-contrainte, passion de la haine et de la mort donnée et reçue au nom de Dieu. Une sorte de « droit à la mort » que Maurice Blanchot évoque quand il confond la Révolution avec une terreur sacrificielle. Pour Blanchot, le révolutionnaire, dans ce cas, a déjà cédé sa vie, n’a plus « droit à la vie » mais bien « droit à la mort », droit de l’infliger au traître et droit de la recevoir comme on se soumet à une décision. Le sacrifice de soi et le sacrifice de l’autre deviennent alors la seule affirmation politique possible. Ce droit à la mort est noué en amont à l’absence de vraie place satisfaisante dans la première institution civile partagée après la famille : l’école, le groupe de collégiens, le réseau incessant et potentiellement excluant. Là se trament les failles du sujet démocratique comme faille du politique.

Il s’agit désormais de voir comment chaque mâchoire produit de quoi nourrir les deux autres et comment l’étau, de ce fait, se resserre en nous mettant dans des injonctions contradictoires ou en fabriquant ses points aveugles sur les diagnostics d’oppression. Le droit du travail actuel en est un bon exemple (Gladys Lutz). La façon dont la première institution civile partagée après la famille — l’école — dysfonctionne en est un autre (Ariane Chottin). Pourtant s’il faut prendre la mesure de l’étau, il nous faut aussi tenter de le desserrer. Collectivement car c’est seulement collectivement que ce genre d’objet trop grand pour chacun devient saisissable, voire maniable. Si nous avons déjà examiné d’une manière spécifique dans Vacarme chacun des points soulevés, nous tentons ici de comprendre leurs agencements.

Notes

[1Anaïs Barbeau-Lavalette, La Femme qui fuit, Montréal, Éditions Marchand de feuilles, 2015, p. 332.

[2Cf. Michael Palmer, « Poésie et contingence. En un moment intemporel de pensée barbare », Vacarme n° 31, printemps 2005, p. 76-81.

[3Cf. le texte « Sortir de l’effroi, prendre des forces » et le chantier « Violence de nos démocraties », Vacarme n° 72, été 2015.

[4Cf. l’entretien croisé avec Jacques Rancière, Miguel Abensour et Jean-Luc Nancy, en ouverture du chantier « Puissance de la démocratie » que ce nouveau chantier poursuit : Vacarme n° 48, 2009.

[5Cf. le chantier « Violences policières, résistances minoritaires », Vacarme n° 77, automne 2016.

[6Cf. « Nous ne ferons pas la guerre de la laïcité », Vacarme n° 59, printemps 2012, p. 1-25.

[7Saint-Just, « Institutions républicaines. Chapitre I, Préambule » (1793-1794), Œuvres complètes, Paris, Folio-Histoire Gallimard, 2004, p. 1090-1091.

[8Cf. Sophie Wahnich, « Défendre la gratuité scolaire aujourd’hui (comme hier) », Vacarme n° 50, hiver 2010, p. 38-40.

[9Voir le chantier « La démocratie malade de son devenir universitaire », Vacarme n° 61, automne 2012.