interroger les savoirs
par Aude Lalande
Surabondance, ou pauvreté des savoirs ? En matière de drogues, il y a d’abord les savoirs des spécialistes : des savoirs de praticiens ou de scientifiques, donnés pour opérationnels ou « objectifs », abondants, en profusion proportionnelle aux « problèmes sociaux » que provoquent les drogues et la toxicomanie. Et puis il y a les savoirs des usagers : des savoir-faire tout au plus, dit-on souvent, pauvres à force d’univocité et de manque de recul, biaisés par l’attachement aux produits ou à la défonce, jugés parfois stériles, souvent dangereux. On procède ici en somme comme avec d’autres minorités : le champ est dessiné de l’extérieur, par à peu près tout le monde hormis les intéressés. Sauf qu’à y regarder de plus près, bien sûr, le tableau n’est pas si simple. Le champ des usages est jalonné de savoirs, dont la particularité peut-être, dans ce contexte où tous les types de connaissances ne sont pas autorisés, est d’être disparate, jusqu’à parfois se contredire mutuellement. Le texte qui suit est la version enrichie et reformulée pour Vacarme d’un projet de recherche ethnographique financé par Ensemble Contre le Sida et hébergé par Act Up-Paris, qui porte, précisément, sur la constitution et la circulation des savoirs dans les milieux usagers de drogues. Un travail entamé en juin dernier, qui courra sur deux ans.
Des savoirs, il n’en manque pas : la littérature consacrée aux drogues ou à la toxicomanie saisit d’abord par son abondance, à plus forte raison quand on délaisse les spécificités disciplinaires pour englober l’ensemble de la production. Élucidations neurobiologiques de la dépendance, caractérisations pharmacologiques des produits, typologies cliniques esquissées par les psy, épidémiologie des « morbidités associées », déterminations historiques et morales des interdictions, description minutieuse des marchés, interrogations sur les interactions entre délinquance et consommation, sociologies de la délinquance et sociologies de l’excès... Cette inflation de productions savantes dessine un champ complexe, parfois contradictoire, imbriquant sans fin les problématiques. Mais elle fait écho surtout, il faut bien le constater, au quasi silence des usagers eux-mêmes. Ici le statut de minorité - dépositaire d’une identité forgée dans le jeu des catégories définies au travers de la loi, des interdictions et des représentations qu’elles induisent, bien plus sans doute que dans des pratiques communautaires - se double en effet d’une interdiction d’expression. La loi prohibant non seulement le trafic, la vente, la cession, la détention et l’usage mais également « toute présentation sous un jour favorable de produits stupéfiants » (article L.630), la justice ou la crainte d’être repéré se chargent d’édulcorer les discours et de trier les savoirs : ceux dont on peut faire état, et ceux qu’il vaut mieux taire.
Si les spécialistes parlent, donc, et se multiplient autour du « problème des drogues », dans l’espace laissé vaquant par le silence choisi ou forcé des usagers, l’essentiel des savoirs, du côté de ces derniers, reste invisible. Parce qu’ils sont difficilement affichables, et se développent hors des limites de ce que tolère la société. Parce qu’aussi sans doute la circulation des expériences et des connaissances reste problématique ou illisible, dans des milieux fortement atomisés, souvent étanches les uns aux autres, et soumis, sous la pression de la clandestinité, à des recompositions permanentes. Mais non parce que le champ des usages serait déserté par les savoirs, ou s’avérerait soumis, dans son entier, à la prise de risques ou à l’anomie. De toute évidence des savoirs existent en effet, et circulent. Construits dans la pratique, hérités de cultures d’usage transmises d’une génération à l’autre, parfois empruntés aux représentations courantes des « drogues », profondément différents d’un milieu à l’autre parce qu’-issus de pratiques sociales très diverses, ils nourrissent des modalités de contrôle des produits dans certains cas, légitiment la prise de risques dans d’autres. Ils informent et éclairent les pratiques, fondent des stratégies d’utilisation des produits, alimentent des cultures d’usage.
Aujourd’hui, nous dira-t-on, cette question des savoirs liés à l’usage de drogues évolue pourtant ; elle sort de l’ombre. Plus de « drogues » sans « savoir(-s) » en effet ; plus d’évocation des substances psychoactives sans effort d’information et d’explication, sans décliner les savoirs indispensables à leur approche - les connaissances utiles pour savoir refuser les drogues diront certains, les informations indispensables pour en contrôler les effets ou savoir limiter leur puissance de « capture », diront les autres. On ne crie plus au loup en guise de prévention. On informe plutôt les usagers, potentiels ou avérés, des dangers de telle substance ou de tel comportement ; on distingue des formes d’usages plus ou moins dangereuses ; on vulgarise les connaissances acquises par la science (les modes d’action des drogues sur le cerveau, les effets et dangers des différentes substances, l’historique de leurs usages, l’importance des contextes de consommation...). « Savoir plus, risquer moins » annonce le livret d’information [1] diffusé par millions d’exemplaires depuis avril dernier par la Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie (MILDT). Les campagnes de cette institution remaniée, sortie de l’ombre et dotée de moyens substantiels depuis maintenant près de trois ans [2] ont modifié le paysage et placé la notion de savoir au centre du dispositif. Mieux vaut border les pratiques en effet, que les laisser se développer dans l’opacité d’expérimentations hasardeuses et mal informées ; la MILDT est venue rejoindre les usagers sur l’idée selon laquelle « ça se passe mieux quand on en sait plus ». Les pouvoirs publics reprennent à leur compte l’idée selon laquelle les savoirs ont un impact sur les usages ; ils semblent convenir que les consommateurs sont susceptibles d’anticiper ou de gérer les risques et les effets des produits, dès lors qu’on leur en donne l’occasion et les moyens.
La brèche est donc ouverte. Mais entr’ouverte seulement. Pouvoirs publics et associations d’auto-support d’usagers de drogues s’accordent sur une base minimale : sur la nécessité d’organiser l’accès des usagers aux informations, d’ordre médical et pharmacologique principalement, qui leur permettront de réduire les risques liés à la consommation. Mais ce type de savoir s’articule à d’autres. Et on peut imaginer sans peine que les pratiques se jouent moins dans les informations délivrées au travers des opérations de prévention, que dans les représentations et savoirs qui circulent dans les milieux d’usagers. C’est là plutôt que s’invente et s’articule l’essentiel : les choix de produits, des choix de vie, des désirs d’expérimentations, des prises de risques, des techniques de contrôle ou de gestion de la consommation. Explorer convenablement la question des savoirs liés à l’usage de drogues exigerait par conséquent de se fixer quelques principes : 1. De prendre le soin tout d’abord d’élargir la notion de « savoir », trop souvent restreinte ici à la dimension des « savoir-faire », et des savoirs dits « positifs » délivrés par la société. 2. De référer systématiquement ensuite ces savoirs à leur logique propre plutôt qu’aux logiques dominantes, et de s’intéresser aux dispositifs et agencements pratiques qui sous-tendent leur production et leur capitalisation. 3. De prendre en compte enfin les heurts et contradictions résultant de la coexistence, à l’endroit des drogues, de dispositifs de savoirs disparates et souvent concurrents.
UN EMPILEMENT DE PRATIQUES ET DE POSITIVITÉS
Interroger les pratiques - s’interroger notamment sur les risques qui y sont associés - impose d’interroger l’ensemble des savoirs qui les nourrissent. Or, ni les savoir-faire (liés à l’acquisition ou à la préparation des produits, principalement) auxquels sont le plus souvent renvoyés les usagers ; ni les savoirs positifs, diffusés notamment au travers des campagnes d’information, ne rendent compte de la diversité et de la complexité des savoirs engagés dans la pratique. S’y agrègent d’autres formes de connaissance, multiples et tout autant essentielles : des idées empruntées aux représentations culturelles des produits et de leurs usages ; des certitudes ou des doutes acquis dans l’expérimentation antérieure (positive ou négative) des produits ; des expériences relatives aux différentes formes possibles de l’ivresse et de leurs usages ; les savoirs plus intimes dont dispose chaque individu, concernant le fonctionnement - toujours singulier - de son organisme, l’équilibre de ses plaisirs et déplaisirs, la nature ou les exigences de ses désirs... Le savoir des usagers ne peut, en somme, se laisser réduire à ses dimensions positive ou empirique. Lui restituer sa complexité et sa richesse impose de restituer au terme sa polysémie et de le prendre au sens où l’entendait Foucault : comme un dispositif plutôt que comme des contenus, comme l’empilement ou la stratification des pratiques et des positivités qui le constitue, inséparable des différents seuils où il est pris, et incluant, autant que des données issues de la science ou de l’expérimentation, l’expérience perceptive, les idées imprégnant l’époque ou les valeurs de l’imaginaire.
De même, par ailleurs, qu’ils ne sauraient être réduits à leurs expressions positives, de même, les savoirs des usagers ne sauraient être évalués à l’aune des logiques pratiques que requiert la résolution du « problème des drogues », tel que le formule la société. Se donner une chance de les aborder exige de se dégager, autant qu’il est possible, d’un dispositif de production de savoirs indexé pour l’essentiel sur le problème de la « dépendance », et d’inverser le plus souvent la perspective : de référer les savoirs liés à l’usage de drogues,- non plus à la « toxicomanie » - à la perte du contrôle, voire, pour certains, à la maladie ou au risque de désocialisation -, mais à la recherche d’expériences et de sensations nouvelles d’une part, et à la maîtrise des effets des produits d’autre part, que suppose l’engagement dans la consommation. Consommer des drogues, on peut au moins en faire l’hypothèse, c’est d’abord en effet se construire un style de vie dans lequel le plaisir ait sa place, quitte à composer avec la loi, quitte à se brouiller avec la société, quitte à défier la puissance des produits. Et réussir dans cette entreprise suppose de parvenir à maîtriser sa consommation : d’en gérer les coûts physiques et sociaux, de la concilier avec ses amours et ses activités sociales, de maintenir aussi le plaisir... de faire jouer en somme ses ressources et son savoir, pour protéger les équilibres auxquels on tient. En ce sens, la perspective usuelle, pour une certaine sociologie des drogues, de reconstitutions a posteriori de cheminements vers la toxicomanie, ne peut être retenue ici. La question des pratiques sera plutôt abordée depuis l’amont, bien avant le « tournant » supposé de la toxicomanie, dans une perspective reprenant à son compte la question posée par la plupart des usagers de substances psychoactives : à quelles conditions le plaisir peut-il être maintenu, et le dévalement vers la répétition du manque évité ?
Dans ce contexte enfin de coexistence de dispositifs de savoirs différents, les uns voués à l’explicitation de la « toxicomanie », les autres orientés, autant que possible, vers la maîtrise des usages, les savoirs (majoritaires) produits d’un côté par la société, et les savoirs (minoritaires) produits de l’autre par les usagers de drogues, ne se complètent ni ne se conjuguent nécessairement ; ils cohabitent plutôt. Quels sont les points de recoupement ou d’articulation possibles, entre des savoirs produits pour expliquer la toxicomanie, et d’autres mobilisés pour l’éviter ? peut-on vraiment concilier une démarche d’information centrée sur le risque de « dépendance », et la mise au point de techniques visant à sauver le plaisir ? Trente ans d’interdiction des pratiques et des témoignages, autant d’assimilation des pratiques de consommation à des conduites « toxicomaniaques », ont contribué à séparer radicalement savoirs d’usages et savoirs dominants. A tel point qu’aujourd’hui circulent sur les drogues les savoirs les plus divers, à l’occasion étanches, incompatibles ou contradictoires : issus de logiques pratiques disparates ; soumis à des régimes de vérité différents ; exigeant des usagers des formes de schizophrénies, un art du jonglage, parfois même des ruptures extrêmement violentes, lorsqu’ils passent d’un milieu à l’autre. Une telle diversité n’a pas seulement pour effet de perturber la recherche ou de complexifier le débat politique, elle contribue aussi à fragiliser les pratiques et les parcours. S’intéresser aux savoirs liés à l’usage de drogues exige aussi de prendre en compte les désordres qui agitent le champ.
SUJETS, ET NON OBJET DE SAVOIR
Ce projet de recherche repose donc avant tout sur une hypothèse très simple : celle selon laquelle les savoirs des usagers doivent être pris au sérieux. - Pour évidente qu’elle paraisse, une telle hypothèse n’est pas sans valeur ; elle permet tout à la fois de proposer une méthode d’enquête et de constituer un objet d’étude. De constituer un objet d’étude tout d’abord, car dès lors qu’on ne considère plus seulement les usagers comme l’objet de savoirs, mais plutôt comme sujets de savoirs eux-mêmes, on rouvre la possibilité de produire - et d’entendre - un discours émis « à la première personne », dégagé autant que possible des représentations les plus courantes des « drogues » et de la « toxicomanie ». Et on se donne dans le même temps la possibilité d’accéder à la logique des usages. Quels sont les savoirs à l’oeuvre dans les pratiques ? comment se construisent-ils ? au moyen de quelles opérations pratiques et de quels apprentissages ? s’alimentent-ils à l’occasion aux savoirs dominants, ou s’en démarquent-ils au contraire ? comment circulent-ils, d’un milieu, d’un individu ou d’une génération à l’autre ? comment des savoirs fragilisés par la clandestinité d’un côté, et par la démultiplication des formulations du « problème des drogues » de l’autre, parviennent-il à se stabiliser ? Elle suggère une méthode également, dès lors que l’objectif n’est pas seulement de lister ou de recueillir les nombreux savoirs pratiques et connaissances techniques développés dans les milieux d’usagers de drogues, mais de mobiliser également des savoirs latents - quitte à aller rechercher des savoirs enfouis, quitte à ce que ces savoirs s’actualisent dans l’expérience de la recherche. Parce qu’on ne sait pas toujours ce qu’on sait, à plus forte raison quand tous les types de connaissances ne sont pas tolérés, quand tout n’est pas forcément visible ou énonçable, ou quand on peine à différencier ce qu’on a appris de ce qu’on connaissait déjà, repérer les savoirs et les apprentissages exige des reconstructions. On tentera par conséquent, avec l’échantillon le plus large et le plus divers possible d’usagers acceptant de se prêter au jeu, de réaliser ce que l’on pourrait appeler des micro-archéologies, à l’échelle d’histoires individuelles : de repérer les apprentissages, de retrouver les sources d’information, de localiser les seuils et les tournants, d’essayer de faire apparaître en somme les stratifications et les enchevêtrements des choses apprises ou déjà connues au départ, au travers de la reconstitution minutieuse de parcours. D’où vient ce que je fais, d’où vient ce que je sais ? où est-ce que ça s’articule, à quoi ? quand est-ce que ça tombe à l’eau ? où sont les points d’équilibre, de déséquilibre ? qu’est-ce qui m’a aidé à contrôler à un moment, m’a conduit à basculer à un autre ?
STRATIFICATIONS
Ces reconstitutions de parcours et la mise en regard des itinéraires des uns et des autres devraient permettre d’explorer simultanément trois axes. D’interroger les stratifications du savoir d’abord ; et d’amorcer autant que possible une sorte d’état des lieux des savoirs disponibles, dans différents milieux de consommateurs. De tenter d’évaluer ensuite l’impact de l’environnement juridique des pratiques sur leur constitution et leur circulation. De s’intéresser enfin aux processus de stabilisation des parcours et des savoirs, dans ce contexte de démultiplication des modèles de représentation des « drogues » et de la « toxicomanie ».
Les usagers de drogues- forment tout sauf une catégorie de population homogène. Des appartenances sociales et culturelles diverses, des niveaux de vie, des contextes d’usage, des choix de produits ou de modalités de consommation différents les séparent, parfois même les conduisent à se distinguer radicalement les uns des autres. La plupart cependant semble avoir en commun de mêler des savoirs repris « du dehors » - produits en dehors des milieux d’usagers, mais réappropriés ou contestés par ces milieux eux-mêmes - et des savoirs construits « du dedans », dans un espace où les marqueurs sociaux habituels étant suspendus, l’élaboration des savoirs obéit à une logique propre, articulée autour de pratiques et de représentations variant avec les milieux.
Aux représentations de « la drogue » et des « drogués » empruntées au sens commun et acquises très souvent préalablement à l’expérimentation des drogues, semblent s’articuler des choix de produits et de modes de consommation. Certaines substances - comme c’est le cas très souvent aujourd’hui pour l’héroïne, surtout injectée par voie intraveineuse - étant écartées pour les risques de stigmatisation ou de dépendance qu’elles font encourir, d’autres seront rendues attractives au contraire par les projections symboliques et culturelles dont elles font l’objet. Ainsi l’ecstasy (la « pilule d’amour »), recherchée pour ses vertus euphorisantes et socialisantes, et étroitement liée par ailleurs au cadre festif, ouvertement moderne et technologique des raves, a-t-elle conquis un public jeune et socialement bien inséré, considérant souvent ses pratiques comme profondément différentes de celles des autres usagers de drogues.
Au premier plan des savoirs des consommateurs de substances psychotropes, apparaissent d’autre part les représentations qu’ils ont forgées de leur propre système de plaisir et de déplaisir. Rares sont en effet les « histoires d’usagers » qui ne laissent pas apparaître, énoncée de façon plus ou moins claire, une expérimentation permanente du rapport au plaisir, au déplaisir, au manque, aux désirs engagés dans la quête de drogues, et une interrogation soutenue sur ces questions. Qu’il s’agisse d’échapper au « souci d’être au monde », d’accroître ses performances, de multiplier les expériences sensorielles, d’expérimenter les multiples formes de l’ivresse, la question est centrale. S’y articulent le choix de contextes de consommation sans doute (solitaire ou collective, associée à la fête ou relevant de la vie de tous les jours, en situation professionnelle ou au contraire intime), mais également des stratégies d’utilisation des drogues extrêmement diverses, allant de l’automédication au renfort d’autres pratiques de plaisir, ou à la recherche de jouissance pour ellemême - stratégies parfois alternées au cours d’une vie, ou faisant l’objet de pratiques différenciées pour un même individu.
Dans la pratique et l’expérimentation des produits enfin s’élaborent des savoirs individuels et collectifs. Individuels, sans doute, car chacun expérimente les produits à l’échelle de son propre corps et réfère ses expériences à son propre système de plaisir, tout en les adaptant à la situation sociale et professionnelle particulière dans laquelle il se trouve. Mais collectifs également : la fréquentation d’usagers et la littérature ethnographique montrent à quel point les processus d’apprentissage sont nombreux et le support du groupe déterminant, quand on consomme des drogues : apprentissage de la manipulation des produits, mais aussi des sensations qu’ils procurent ; gestion de la durée des effets, de la « descente » et des réactions secondaires aux produits ; anticipation des risques et des comportements à adopter face aux accidents ; techniques de gestion du manque, et camouflages indispensables au maintien d’une vie sociale ; maîtrise des effets qui rende la consommation compatible avec d’autres activités ; expérimentations collectives des produits... tous ces savoirs pratiques, rarement théorisés mais partagés et mutuellement renforcés, font l’objet d’élaborations collectives.
DES SAVOIRS EMPÊCHÉS PAR LA PROHIBITION
Une recherche sur les savoirs liés à l’usage de drogues peut difficilement s’épargner par ailleurs la question des effets de la prohibition. L’interdiction de l’usage,- de la vente, de la détention et les restrictions même du droit à l’expression, ne sont pas sans conséquence en effet sur les pratiques : elles les soumettent à l’aléatoire d’un environnement impossible à stabiliser. Variations permanentes dans la composition des produits, instabilité des réseaux d’approvisionnement, incertitude générale sur les sources d’information, dislocation régulière des réseaux de solidarité, le sol est perpétuellement mouvant sous les pieds des usagers.
La prohibition du marché a pour effet premier de favoriser la circulation de produits frelatés ou hybrides, dont la composition ne peut être appréciée par leurs usagers qu’au travers de l’expérience de leur consommation. Les pilules dites d’ecstasy, par exemple, recouvrent aujourd’hui des mélanges variables de MDMA [3], d’amphétamines, d’acides ou de produits de coupage divers, limitant le pouvoir d’anticipation des consommateurs et les contraignants à découvrir leurs effets in situ. Aucune expérience n’étant répétable, les connaissances acquises restent par conséquent fragiles, et difficilement capitalisables. La circulation de produits coupés avec des produits neutres, donc de faible puissance, conduit par ailleurs à multiplier les prises ou à jouer sur la potentialisation mutuelle des effets des différents produits, tout en multipliant les risques de perte de contrôle. C’est aujourd’hui l’un des problèmes les plus fréquemment soulevés par les consommateurs des générations antérieures, habitués à des produits ou des « cocktails » plus stables : comment, dans ces conditions, trouver ses repères, contrôler les effets et les risques, transmettre des expériences ? De nouvelles formes de contrôle s’inventent cependant, du testing [4] à l’encadrement offert par le groupe - qui resteraient à étudier dans le détail.
La police procède par ailleurs beaucoup par démantèlement de réseaux. Mais avec les réseaux de revente, ce sont aussi des réseaux de sociabilité et des lieux de transmission des informations qui disparaissent. Privés pour l’essentiel de support écrit puisque clandestins, les savoirs des usagers de drogues reposent en grande partie, comme d’autres savoirs de transmission orale, sur des personnes repères : nombre d’entre eux semblent s’agencer notamment autour d’usagers plus expérimentés ou des dealers-consommateurs, qui très souvent naviguent d’un milieu à l’autre et sont porteurs, entre autres, d’information sur la composition des produits. Dans les milieux peu exposés à la répression, les savoirs semblent pouvoir se capitaliser et s’élaborer peu à peu, collectivement. Dans les milieux plus exposés,- ils semblent plus fragiles en revanche, plus individuels, et amenés sans cesse à se recomposer. Les risques d’atomisation et de retranchement vers des pratiques individuelles - par conséquent privées des apports du groupe, aussi bien en termes d’information que d’encadrement des pratiques - sont souvent plus importants.
La littérature et les écrits consacrés aux drogues par des usagers de drogues, sans être inexistants, sont rares et soumis au contrôle de la censure : ils tiennent apparemment une place contingente dans la formation et la circulation des savoirs. Comme les associations d’autosupport d’usagers, leur rôle et leur place sont ambigus : tout juste tolérés, et surveillés en permanence des autorités, ce sont des lieux sans doute de stabilisation du savoir et de partage des expériences, mais sont-ils marginaux ou essentiels ? Un inventaire des lieux de savoirs apparents, donc transversaux, serait utile. On aimerait pouvoir évaluer également la circulation des informations, mais les signes en sont difficilement perceptibles. Où les usagers de drogues alimentent-ils d’autre part leurs savoirs positifs ? L’évaluation des ventes en librairie, et celle de la fréquentation des associations d’auto-support ou de prévention des risques, voire des centres de documentation spécialisée, devraient être possible.
Tous les savoirs produits sur les substances illicites souffrent d’autre part, d’une manière ou d’une autre, de leur illégitimité. Du fait d’abord d’un contexte fortement idéologisé : on ne trouve guère de savoirs, en matière de drogues, qui ne soient d’abord soupçonnés d’être inféodés à une prise de position politique - voués au renfort des lois prohibitionnistes d’un côté, prosélytes ou complaisants à l’égard des usagers de l’autre. Mais le champ est brouillé aussi par la multiplicité des points de vue et des ancrages institutionnels. Avec les drogues en effet, on a toujours affaire tout à la fois, et de façon indécidable, à un certain type de confrontation à la loi, à la réaction d’un corps à un produit, à une économie particulière du désir, à des usages sociaux plus ou moins contestables... à une parole en somme, ou à une idéologie contre l’autre : celle du juge (ou du psychiatre, ou du policier, ou du neurobiologiste) contre celle de l’usager de drogues, celle du psychiatre contre celle du policier, celle de l’usager de drogues contre celle du médecin, celle de l’usager de drogues expérimenté contre celle de l’usager de drogues inexpérimenté. Deux questions se posent, par conséquent. Celle d’une part de l’impact de la loi sur le cloisonnement et la circulation des savoirs : que l’on songe par exemple à l’étrange destin de produits comme l’ecstasy ou le LSD, qui sortent des laboratoires pharmaceutiques, lieux où ils font l’objet d’un savoir positif, pour rentrer dans l’illégalité, où le savoir scientifique devient soudainement sujet à caution. Celle d’autre part du partage des savoirs dans les milieux d’usagers de drogues. Dans certains se dégagent des personnalités investies de compétences, autour desquelles vont pouvoir se structurer des savoirs positifs, mais dans d’autres, seules des expériences peuvent être partagées, tant le savoir est dénié à tout le monde. A quelles conditions des champs de savoir peuvent-ils se dégager des pratiques et des expériences, et être mis à profit d’une gestion des usages et des risques ?
OSCILLATIONS
Illicites et élaborés en dehors de toute visibilité pour l’essentiel, les savoirs propres aux milieux d’usagers n’en forment pas pour autant un système clos ; ils doivent composer sans cesse avec les représentations communes de « la drogue » et de la « toxicomanie ». Si la plupart des usagers parvient à éviter la confrontation directe avec la police, la justice ou les professions médicales et paramédicales - à éviter en d’autres termes le contrôle de ses pratiques -, aucun n’échappe entièrement en revanche à l’appréciation sociale de ses actes : médias, familles, amis ou collègues de travail se chargent de rappeler en permanence à la norme sociale. Pour certains, ou pendant de longues périodes, les deux modes d’approche du problème peuvent rester disjoints : le discours dominant apparaît comme répressif et moralisateur, mais sans lien avec la réalité de pratiques de plaisir vécues comme contrôlées, ne posant ni problème financier, ni problème de santé, ni problème social majeur. Mais que les équilibres - physique, financier, social - se rompent, et les représentations communes des dangers liés aux drogues tendent à revenir en force : la dépendance apparaît brutalement comme inéluctable, le risque de désocialisation ou le recours à une forme ou l’autre de « délinquance » deviennent chose possible... les savoirs et les représentations, entre autres, s’emmêlent et se contredisent. Des entretiens réalisés avec des usagers « substitués » (ayant substitué à leur consommation d’héroïne des traitements médicamenteux, dits « de substitution »), laissent entendre qu’arrivés à ce point de rupture, beaucoup connaissent de longues périodes d’oscillation, non seulement entre deux aspirations (un jour « arrêter tout pour toujours », le lendemain tenter de retrouver le plaisir des premiers temps), mais aussi entre deux systèmes d’interprétation de leur histoire. En témoignent la succession infinie des « décrochages » infructueux décrite dans plupart des récits de vie d’usagers en butte avec des problèmes de dépendance - vécue comme une période de « double discours » et de mensonges adressés à soi-même et à l’entourage ; mais tout autant les ruptures de logiques brutales opérées dans les entretiens, où explication pour soi (« j’aime l’héroïne, c’est comme d’autres avec le whisky, je crois que j’aimerai toujours ça »), invocation morale (« ma mère ne méritait pas ça, je l’ai beaucoup fait souffrir, on ne peut pas me faire confiance ») et causalité psychologique (« pour consommer des drogues, il faut avoir une grande faille dans sa vie ») alternent sans cesse, de façon indécidable, sans jamais arriver à se stabiliser.
L’analyse des modèles proposés, non seulement à l’évitement de la toxicomanie, mais également aux processus qui conduisent à y entrer ou permettent d’en sortir, serait ici utile. Certains sont proposés par la société, par le biais principalement de ses « institutions du contrôle » (prisons, centres de cure ou de post-cure, institutions sociales, médecine de ville ou spécialisée). D’autres s’élaborent dans les milieux d’usagers de drogues, qu’il faudrait parvenir à caractériser.
IDENTITÉS
Dans certains cas, les savoirs accumulés restent éclatés ou précaires, s’avèrent difficiles à mobiliser, voire, pris dans des mouvements contradictoires, en arrivent à se neutraliser mutuellement. Mais dans d’autres cas en revanche, ils parviennent à se stabiliser et à se renforcer mutuellement : lorsque les différentes strates notamment, les différents niveaux de savoir, de représentations et de connaissances, s’agrègent autour d’une identité - notion prise ici, non pas en son sens essentialiste, mais plutôt comme un foyer virtuel [5] permettant d’éclairer et de percevoir la cohérence d’un parcours, de relier et mettre en perspective des idées, des pratiques et des expériences jusque-là souvent sans lien entre elles ou d’apparence désordonnée. Ici la confrontation est intéressante, entre parcours d’usagers « substitués » et parcours d’usagers autonomes, ayant réussi à tenir leur consommation dans un équilibre acceptable. Les processus qu’ils laissent entrevoir, de stabilisation de l’image de soi ou de la succession de ses expériences, sont en effet variables. Ils différent notamment selon que l’on adhère à l’un des modèles de « sortie de la toxicomanie » proposés par la société - mais épouse au passage, au moins temporairement, les marqueurs sociaux de la toxicomanie ; ou selon qu’on les suspende au contraire et épouse les valeurs et systèmes d’interprétation propres aux milieux d’usagers : que l’on se réapproprie par exemple le modèle de « l’amoureux des plaisirs », du « rebelle transgressif » ou du « toxico invétéré », spécialiste de la défonce. Ces processus diffèrent, pourrait-on dire en d’autres termes, selon que se dégage l’adhésion à une identité de « toxicomane » ou à une identité « d’usager de drogues ». L’analyse et l’inventaire, encore une fois, des modèles proposés aux usages de drogues, comme aux savoirs ou identités qui s’y construisent, seraient ici précieux.
Le champ ouvert paraît immense. Quels sont les savoirs développés et mobilisés dans les pratiques ? Quelles constructions s’échafaudent, dans les jeux de stratification des pratiques, des représentations et des identités ? A quelles condition des champs de savoir peuvent-ils non seulement se structurer autour des usages de drogues, mais se maintenir et se développer ? A défaut de pouvoir y répondre, cette recherche s’efforcera tout au moins de construire la question, et d’en explorer quelques pistes. A charge ensuite pour les intéressés de la reprendre - s’ils en ont le désir.
Notes
[1] « Drogues, savoir plus risquer moins : drogues et dépendances, le livre d’information » / Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie (MILDT), Comité Français d’Éducation à la Santé (CFES). - Paris : Avril 2000. - ce livret de 145 pages est disponible dans le réseau associatif.
[2] L’actuelle présidente de la MILDT, Nicole Maestracci, a été nommée à ce poste en juillet 1998.
[3] Abréviation de méthylène-dioxy-3,4méthamphétamine, le nom savant de l’ ecstasy.
[4] Le testing consiste à vérifier la composition d’échantillons de drogues au moyen de réactifs chimiques.
[5] L’expression est empruntée à Claude Lévi-Strauss.