Vacarme 09 / processus

« Ne vois-tu pas que je brûle ? » entretien avec Catherine Breillat

Novembre 1996, sortie de Parfait amour ! C’est le cinquième long métrage de Catherine Breillat après Une vraie jeune fille en 1976, Tapage nocturne en 1979, 36 fillette en 1987, Sale comme un ange en 1991. Cinq longs métrages auxquels il convient d’ajouter Aux Niçois qui mal y pensent, réalisé en 1995 avec une collection de courts réunis dans À propos de Nice, la suite.

Parallèlement, Breillat a écrit plusieurs romans, depuis L’homme facile publié en 1968 où la jeune femme, âgée de vingt ans, voit ce premier livre interdit aux moins de 18 ans. En 1970, elle persiste avec Le silence, puis Les vêtements de la mer, œuvre théâtrale publiée l’année suivante. Le soupirail paru en 1974 est à l’origine de son premier film, Une vraie jeune fille. Tout comme Tapage nocturne et 36 fillette qu’elle ne laisse à personne le soin d’adapter.

Fort logiquement entre écriture et cinéma, Breillat collabore à plusieurs scénarios, et pas des moindres : La peau, d’après Malaparte, réalisé par Liliana Cavani en 1981, E la nave va, chef d’oeuvre tardif de Federico Fellini en 1983 où l’on croise des réfugiés albanais sur un paquebot italien, Police de Maurice Pialat en 1985, Zanzibar de son amie Christine Pascal en 1989. L’oeuvre n’est ni aimable, ni évidente, mais frappe par son entêtement, sa persistance à dire et redire la même chose : l’homme, la femme, d’abord, cette différence de deux sexes qui « s’entendent mal » ; une entomologie de la « psyché féminine » ; les interdits qui frappent la représentation de la sexualité à l’écran. Catherine Breillat, à laquelle le festival de Rotterdam - tête chercheuse unique - a consacré une rétrospective cette année, se bat contre les tabous et les clichés qui minent le cinéma en matière de représentation de la sexualité. Un point de vue qui nous intéresse parce qu’il s’exprime dans un art profondément imprégné de représentations masculines et d’interdits lourds de conséquences. Cet entretien poursuit ainsi la réflexion que VACARME a engagée lors d’un dossier sur la pornographie (n° 6). Fin 1996, quand sort Parfait amour l, Catherine Breillat répond aux questions de Frédéric Strauss pour les Cahiers du cinéma. Dans cet entretien titré « L’amour était presque parfait », la cinéaste raconte qu’elle souhaite aller plus loin dans ce qui fonde son cinéma, jusqu’à réaliser un film vraiment pornographique. Un film qui embarque « les gens dans un vertige où ils ne savent pas ce qu’ils voient, un film avec des images pornographiques, [...], des choses qu’ils nieront avoir vues ».

Breillat en avait trop dit. On l’attendait au tournant. La présence dans son nouveau film - au titre laconique de Romance - du hardeur Rocco Siffredi ajoute à la curiosité et aux rumeurs de scandale. Mais, de scandale, il n’y aura pas. Les critiques - si l’on excepte Le Figaro - ne voient aucune pornographie et le catholique Télérama en rajoute même dans l’éloge : « Il est temps de saluer le culot de Caroline Ducey, et son formidable talent, la grâce incroyable qui lui permet de sortir indemne, et même grandie, des scènes les plus scabreuses. » Car voilà, Romance n’a pas fait scandale, parce que Romance n’est pas scandaleux quand il propose une vision cinématographiquement personnelle et sans pudibonderie du sexe. Rendons grâce à la cinéaste d’affronter à sa manière une réalité que le 7e art a longtemps occultée. D’où ce retour sur Romance, «  grand film malade » qui, s’il n’est pas celui que souhaitait Catherine Breillat au départ, participe à faire tomber des tabous persistants. Un point de vue féminin indispensable parce qu’absent du reste de la production cinématographique française. Dernier acte : ne pas oublier que Catherine Breillat reste une découvreuse en matière d’actrices ; Dominique Laffin trouva son meilleur rôle dans Tapage nocturne, Lio est infiniment précieuse dans Sale comme un ange, Isabelle Renauld est la révélation géniale de Parfait amour !. Aujourd’hui, Caroline Ducey incarne à elle seule la force de Romance.

Comment naît, se développe l’idée de Romance ?

Catherine Breillat : Écrire ce scénario ne m’a pas pris grand temps... à vingt ans de gestation près. Il y a très longtemps, j’avais écrit un synopsis, mais quand je le faisais lire, tout le monde pensait qu’un tel film serait classé X. Ma démarche a vraiment été d’affronter directement l’idée que la pornographie appartient au champ du cinéaste, qu’un auteur de cinéma a entièrement le droit de reconstituer intégralement l’identité humaine, sexe compris, et que n’existaient pas, d’un côté, le sexe destiné à une industrie infâme et, de l’autre, un cinéma noble avec des corps châtrés. Je voulais faire des scènes d’amour réelles, des scènes sexuelles réelles. Une idée simple mais difficile à faire entendre. Le seul cinéaste auquel je pouvais faire référence quand j’expliquais Romance était Oshima à propos de L’empire des sens.

Le cinéma porno, c’est fait très exactement pour que les gens se branlent devant. C’est le sexe vu de manière concupiscente, ce contre quoi je n’ai rien, mais qui n’est pas unique. Or on tend à nous faire croire que, si on est un cinéaste honorable, on ne peut pas faire ceci ou cela. Moi je pense au contraire que, si on est cinéaste, tout peut être filmé, puisque c’est le regard qui compte. Que c’est la censure qui, en prétendant nous protéger, nous désigne quelque chose et, par le fait même, le crée. Des amis qui aiment profondément le cinéma m’ont dit les yeux dans les yeux : « Enfin, Catherine, tu ne peux pas faire ça. » Ce « ça » qu’on ne peut pas nommer, je ne l’accepte pas. Je veux qu’on puisse en être fier, parce que le sexe est le lieu de l’émotion, de l’amour de soi-même et de l’autre, pas celui du dégoût. Et quand c’est du dégoût de soi-même, ce n’est pas comme dans le cinéma porno, c’est comme dans le romantisme, une sorte de désir de déconsidération, un idéalisme à l’envers. C’est une question fondamentale : on ne peut se satisfaire de ne jamais montrer l’acte sexuel ou de le montrer de telle sorte à provoquer l’horreur ou la honte. La censure est ce qui rend le sexe affreux.

J’ai écrit tout ce qui me passait par la tête, sans imaginer tourner le film, tout ce qui me semblait juste, sans penser aux actrices qui acceptent de montrer un bout de sein et pas l’autre — une chose ridicule prouvant qu’elles ne sont pas entièrement filmables, qu’elles ont des choses à cacher, abjectes. Moi, j’avais envie de quelqu’un qui ne soit pas abject des pieds à la tête, surtout à l’intérieur. Comme les mentalités changent à une vitesse vertigineuse, j’ai finalement tourné Romance.

L’un des enjeux de Romance, c’était de transcender l’interdit ?

Ce qui me frappe, c’est que, chez la femme, le sexe est absolument tabou. Il ne peut pas être montré ou nommé. Dans les temples, il existe toujours un endroit où on ne peut pas rentrer, qu’on ne peut pas voir. C’est autant un interdit qu’une chose sacrée. Le sexe, en revanche, est cantonné dans une sorte d’ordinaire, d’obscénité. Et puis, il est très frappant de voir comment le sexe des femmes est un enjeu de pouvoir. Toutes les religions en parlent. Il s’agit, pour elles, de s’emparer du sexe de la femme et de lui en faire honte. Parler de dignité ou de pudeur revient à dire une seule chose : il faut la surveiller. Car, en réalité, cette dignité ne s’obtient qu’au prix de la contrainte et du carcan qu’on va faire peser sur elle. Donc, elle en est indigne. C’est cela, le fond du discours. On nous l’assène depuis l’enfance et, bien sûr, je le refuse absolument.

Tout n’est, aussi, qu’histoire de préjugés. Les gens ont vraiment l’idée qu’existent deux sociétés : celle de la pornographie et la nôtre, qui est celle de la dignité humaine et culturelle dans laquelle la pornographie ne peut pas se concevoir. Quand on parle de pornographie, on a l’image du cinéma porno ; mais, en réalité, nous nous servons de notre sexe comme tout le monde, très couramment et sans tellement d’inhibition. Il n’y aucune raison pour que ce soit aussi spectaculairement dégradant que ça l’est dans les films porno, que cela suscite tous ces sentiments de honte, de désir. Au fond, je crois que c’est le pouvoir qui engendre cet état des choses. Il y a là comme un principe mafieux : culpabiliser les gens parce qu’ils ont des relations sexuelles, tout en le permettant, c’est faire un peuple de gens honteux et diminués, fort faciles à gouverner. C’est le principe du crime sacré qu’on partage en commun.

Avez-vous le sentiment d’être parvenue au film que vous cherchiez à faire ?

Pas exactement. Je pense que le film ne va pas assez loin dans le domaine de la pornographie. La présence de Rocco Siffredi a probablement faussé la perception du film. C’est un vrai problème, car certains sont sûrement venus pour de mauvaises raisons. Je n’ai pas envie qu’on dise :« C’est l’histoire de... » Pour moi, le spectateur est embarqué dans une quête, en tout cas, dans un voyage qu’il n’a pas prévu.

Mais surtout, une fois le film terminé, je ne l’ai pas trouvé pornographique et j’en suis restée médusée ! Il y avait eu une somme d’efforts incroyables pour arriver à ne pas faire un film porno, mais aussi et surtout exiger que les acteurs ne se censurent pas en leur demandant quand cela était nécessaire de "passer à l’acte"... J’ai renoncé à filmer certaines scènes prévues au départ. Mais un film terminé ne représente pas plus d’un tiers de ce qu’on souhaitait dire et faire. Le reste correspond aux non-dits de l’histoire, à la manière dont les scènes prennent réellement corps et enfin à l’incarnation. En un sens, il est vrai que le scénario a été bousculé quand j’ai choisi Caroline Ducey pour interpréter Marie, une actrice qui "incarnait" autrement cette histoire.

Votre démarche laisse beaucoup de place aux circonstances ?

Je trouve bien prétentieux que l’art soit dans le concept, voire la démarche. Je n’y crois pas. Je pense que l’art est dans la chose qui est faite. L’art conceptuel, c’est l’art prométhéen. Un orgueil d’artiste. Il m’est difficile de dire : « Ce film est de moi, je l’ai conçu comme cela, je l’ai voulu comme cela. » Beaucoup de choses se font en dehors de vous. Trouver Caroline Ducey, par exemple, cela s’est fait tout seul. J’ai auditionné deux cents actrices et le seul aboutissement, c’était de la trouver, elle, le dernier jour de casting. Elle n’était pas celle que je cherchais dans la forme, mais celle qui devait faire le film.

Un cinéaste a-t-il le droit de tout demander à ses interprètes ?

C’est une phrase que j’ai entendue à maintes reprises depuis mon premier film, notamment par les acteurs :« On ne peut pas filmer cela, ce n’est pas du cinéma... » Alors c’est quoi ? Ce que je pense, c’est que ce qui n’est pas du cinéma, c’est ce qui n’est pas vu par un cinéaste ; une caméra qui tourne à vide, comme quand on laisse Maruschka Detmers et Federico Pitzalis seuls devant la caméra dans Le diable au corpsde Marco Bellochio [ndlr : pour une pipe qui fit alors grand bruit]. Pour moi, ça n’en est pas : il n’y a pas de cinéaste derrière la caméra. Les acteurs ne sont que le reflet de la société, de leurs agents, de leurs proches qui leur disent :« Ne tourne pas ce film, sinon ta carrière est finie. »

Pour la scène sexuelle entre Caroline et Rocco, si la comédienne avait répondu par l’affirmative à tous les journalistes qui la pressaient de savoir s’ils avaient réellement fait l’amour, on devine le lynchage médiatique qui aurait suivi. Et pourtant, on ne lui a rien reproché sur le reste, qui est évident. Les acteurs signent des contrats, et tout le reste après n’est que reculade. Au nom d’une pudibonderie qui n’a pas lieu d’être.

J’ai besoin d’une part de danger qui apporte une émotion forte. Je ne demande pas simplement à un acteur de faire ce que je lui demande, je veux que cette chose ait un prix. Les acteurs professionnels sont des "diktats" de censure morale. La moindre scène d’amour, le moindre déshabillage est entièrement contrôlé par eux. Le cinéaste ne peut plus filmer, ils vont jusqu’à vouloir choisir le cadre. Ce que je trouve terrifiant. On a très peur que les acteurs refusent de faire ce qu’on leur demande sur le plateau, puisque tout le monde après leur donnera raison. Même s’ils ont lu le scénario et signé un contrat. On est donc pris dans une contradiction : choisir des acteurs de films X qui ne savent pas jouer, ou de vrais comédiens — privilégier l’aspect émotionnel.

De nombreuses actrices se sont insurgées publiquement contre les metteurs en scène qui leur demandent des scènes où elles sont nues...

Après un film où elles se déshabillent, la plupart des actrices deviennent aussi pudibondes que la société. C’est là où elles se trompent. Car l’actrice qui revendique vraiment ce qu’elle fait tient la chance de devenir une vraie star, un vrai sex-symbol. Quand je ne trouvais aucune actrice pour interpréter le personnage féminin de Parfait amour !, j’ai fait mon propre casting. Et j’ai trouvé Isabelle Renauld. En moins d’un mois. Mais voilà, tant qu’Isabelle ne savait pas qu’elle était choisie, elle ne disait rien. Quand elle a su que le film était engagé, elle a commencé à nous signifier tout ce qu’elle ne voulait pas faire. Toutes font pareil.

Caroline Ducey ne l’a pas fait. Elle a eu cette grâce. Elle a assumé et revendiqué le film. Pourtant maintenant, elle tient un discours en retrait de la vérité. Mais je ne veux pas lui faire un cours de morale tant elle a été formidable sur le film. Personne ne peut dire que, sur Romance, je n’avais pas annoncé la couleur, que j’ai usé de manipulation. Tout ce que je raconte maintenant prouve à quel point la question était, reste sensible.

Caroline ne m’a pas opposé de censure réelle. Qu’elle se soit arrangée pour ne pas faire certaines choses de manière subtile, c’est possible, parce que ce n’était pas un film facile à faire. Moi, je me reproche d’avoir eu une part d’auto-censure. Bêtement... parce que je la respectais. Alors que je ne crois pas qu’il faille respecter ses acteurs.

Le choix de Caroline Ducey est à la fois pertinent et étonne en même temps...

Ce choix a profondément modifié le scénario. Pour faire un film réellement cru, il aurait fallu que je tourne avec Caroline des scènes que je n’avais pas écrites. L’ai-je choisie

inconsciemment ? Je ne fais pas se déshabiller mes acteurs avant... Le corps extrêmement symbolique de Caroline est une sorte de "non-corps" par rapport à l’idée d’un film très pornographique. Mais ce qui a été, dès le début, le plus important est qu’elle s’engage à ne jamais me dire : « Ça, ce n’est pas du cinéma, une actrice ne le fait pas. »

Je l’adore, Caroline, je voulais qu’elle soit d’une pureté invraisemblable, qu’elle brûle comme une flamme. Sur le tournage, je l’appelais "Jeanne au bûcher". Pour son courage. Son talent s’impose dans le film, mais il faut imaginer les heures de répétition et de tournage. Toutes les scènes à caractère sexuel sont passées par des moments très difficiles, où l’on se demande si on n’est pas en train de faire un truc moche, uniquement sexuel. Pendant les répétitions, en particulier, où il n’y a pas le vecteur caméra pour sublimer la scène.

Les journaux parlent de Rocco et d’une pornographie très ordinaire. Rocco a un rôle court dans lequel il est extraordinaire, mais pas du tout comme les gens s’attendent à le voir. Il a été très déstabilisé par ce film. Romance fut une mise en abyme pour tout le plateau — parce que ce qui se passe dans le champ est aussi le résultat du hors-champ pour les acteurs, ces regards qui pesaient sur eux. Le désarroi dans lequel était plongée toute l’équipe était comme une chape de plomb, un monde irrespirable. Sur les plateaux de films porno, Rocco est dans son univers. Ici, il y avait pour lui une question de vie ou de mort. Caroline et Rocco ont été d’une immense loyauté envers le film. Ils sont restés à un moment où ils n’avaient qu’une envie : quitter au plus vite le tournage. Comme quoi toucher au sexe n’est pas si simple dès qu’on ne l’aborde pas sous l’angle classique du porno sans âme et qu’on tente de le réintégrer dans l’identité humaine. Caroline et Rocco, c’était l’alliance de la carpe et du lapin. Il y avait quelque chose de contre-nature à les mettre ensemble. Ce fut pour chacun d’eux très violent : comment accepter qu’on est un monstre pour l’autre ? Chacun se rendant compte qu’il avait la même douleur, chacun étant dans une tour de Babel personnelle, cette solitude et ce désespoir les ont réunis ; non pas un rapprochement réel, mais au-delà des corps. Contrairement à ce qu’on peut croire, leurs corps ne pouvaient pas se rencontrer. Mais les âmes étaient tellement blessées et nues — beaucoup plus que les corps — qu’elles se sont respectées.

La nuit d’amour entre Marie et Paolo est certainement la plus belle et la plus maîtrisée des scènes, la plus commentée aussi. Les comédiens y sont impressionnants.

Si j’ai choisi Rocco Siffredi, c’est aussi parce qu’au départ je voulais que cette scène aille jusqu’au bout. Maintenant, le cinéma se fait aussi sur le plateau au moment du tournage. Et là, ce que j’ai obtenu m’intéressait et me satisfaisait suffisamment pour ne pas avoir envie de le couper par un insert qui aurait montré explicitement que j’allais jusqu’au bout de la scène. Il se passe quelque chose entre eux que je trouve formidable. Je m’en fous qu’il y ait pénétration ou pas. Cela me plaît même assez de ne pas être sûre à 100 %. Si Caroline a été assez maligne, cela veut dire de toute manière qu’elle est une grande actrice. Rocco également.

Ce qui m’a beaucoup plus intéressée, c’est l’épée entre Tristan et Yseult, cette réprobation morale qui tombe sur mon personnage. C’est un plaisir qu’elle ne prend pas avec lui, il n’y a pas abandon à lui, mais à elle-même. D’un point de vue féminin, cela m’intéressait particulièrement parce que cela n’avait jamais été filmé. De son côté, Paolo se trouve dans une position de faiblesse, dans un état de demande d’amour... C’est plus intéressant que de filmer une pénétration.

On vous a souvent taxée d’obscénité...

36 fillette, dans lequel il n’y a rien, a déclenché les foudres de ceux qui n’y ont vu que de l’obscénité, jusque dans les regards, alors que c’est une petite jeune fille. Tapage nocturne,n’en parlons pas. Il a été traîné dans la boue tellement il était soi-disant obscène, alors qu’il n’y a là rien de tangible ! Et pour Romance, il y a quand même eu des critiques pour écrire que c’était un film porno.

Où avez-vous rencontré le plus de problèmes : auprès de la censure ou au sein même de la profession ?

La profession est non seulement extrêmement puritaine, mais ayatolesque.
Le film contient les images qui, selon la loi, devaient le faire classer X : la fellation — brève dans le film, mais vraie -, l’éjaculation — c’est une vraie, même si ce n’est pas Rocco qui tourne -, et les pénétrations, dans la scène du fantasme, très visibles. La commission de classement des films n’a cependant eu aucun problème pour décider que Romance ne serait pas X, et donc pour ne plus appliquer la loi à la lettre, mais à l’esprit. Elle a été extrêmement clémente, puisqu’on est interdit aux moins de 16 ans sans obligation d’avertissement.

Le problème a été plutôt la pesanteur et l’auto-censure de la profession elle-même. Alors que Romance était déjà au montage, je discutais avec Brigitte Rouân, qui disait : « De toutes façons, en France, on ne peut pas filmer un homme qui bande, parce qu’immédiatement le film est classé X. » J’avais éclaté de rire en disant :

« Moi je suis désolée, j’ai filmé Rocco qui bande ; la queue, je ne peux plus la cacher puisqu’il s’agit d’un plan séquence, et ce film, j’affirme qu’il ne sera pas classé X. »

Avec des professionnels qui sont si conformistes qu’ils se censurent eux-mêmes et osent déclarer : « Ah mais oui, c’est interdit, ce sont des images porno », on ne va pas très loin. Si le film avait été classé X, j’aurais couru un vrai risque pour le remonter : la plupart des scènes étaient des plans séquence.

L’affiche, elle, a immédiatement été acceptée par la commission, sans restriction. Ce sont les afficheurs qui n’en voulaient pas. Il a fallu un bras de fer, leur assurer que nous ne la changerions pas et menacer d’un autre scandale s’ils refusaient de l’afficher. Quant à la bande-annonce, on avait acheté tout le circuit Pathé ; eh bien, elle n’y est jamais passée !

Votre personnage se prénomme Marie, tout un symbole...

Oui, Marie, c’est la Vierge. Mais moi j’ai eu envie qu’elle soit la vie. La morale judéo-chrétienne a récupéré des traditions, bien meilleures que les siennes. Les vierges primordiales existent dans tous les textes sacrés antérieurs aux religions monothéistes où Dieu est un homme. Avant, les dieux étaient hommes et femmes, ils avaient simplement plusieurs aspects. Il existait une vierge primordiale qui donne toujours naissance à un fils... pas à une fille. Parce que le principe féminin donne naissance au principe masculin, c’est logique, ça. Ça crée Dieu. Le principe féminin, c’est le principe fondamental. Il ne peut rayonner et être fort qu’avec l’alliance du principe viril qui lui donne la force. Ça, c’est une conception de Dieu, mais aussi une conception des hommes et des femmes qui, me semble-t-il, est quand même un petit peu meilleure.

La première scène de sado-masochisme entre Caroline Ducey et François Berléand atteint une dimension étonnante. Elle était écrite de cette façon dans le scénario ?

Ça, c’est Caroline qui nous l’a donné. Elle subissait tout, elle ne disait pas non. Devant tout ce matériel de sex-shop, plus d’une actrice aurait été épouvantée. Ce fut très dur et très long de rester attachée comme cela, avec toute une équipe autour. Ça peut être considéré comme extrêmement humiliant. Les spectateurs ne voient que trois minutes, mais cela a duré huit heures. C’était terrifiant. J’ai filmé les répétitions. L’attachement, je n’y connaissais rien. Et je travaille en général en inventant tout au dernier moment. J’étais avec mon assistant et nous nous demandions comment faire. Au départ, les deux scènes d’attachement étaient prévues pour se dérouler sur l’estrade de l’appartement-théâtre. J’ai eu peur d’avoir deux fois la même au montage. Il y avait cette chaise gothique sur le décor ; j’ai essayé.

La veille du tournage, j’ai expliqué la scène à François Berléand. Je pensais à Mondrian et je lui ai dit qu’il fallait qu’il parvienne à des lignes abstraites et pures, qu’il ne fallait surtout pas qu’il s’emmêle avec les cordes ; sinon la scène n’a pas de sens. Il fallait atteindre une certaine envolée mystique et sacrée, qui ne pouvait passer que par la perfection des gestes. Caroline pendue par les poignets à la fenêtre pendant des heures, c’est déjà insupportable. Il n’y avait pas de répétition possible. J’ai toujours peur de ce qu’on appelle la prise magique, le moment où tout se passe, où les choses prennent un sens et plus après. Filmer, voir plus tard pour le travelling, et tant pis pour la pellicule utilisée. Ce que je voyais d’abord, c’était la souffrance de mon actrice. Elle allait devoir supporter un certain nombre de choses et on ne savait absolument pas ce que cela pourrait donner.

Au moment de tourner, l’équipe était déjà plongée dans un état spectral. On avait commencé par la scène du bâillon, un gros plan. Ce bâillon était horriblement impressionnant, un troisième mil obscur. François Berléand s’est seulement concentré sur le geste dont je lui avais parlé. Et puis, il est allé chercher cette chaise. Caroline ne savait pas que son corps allait passer au-dessus. Quelque chose de magique, comme un voile de mort est tombé sur le plateau. Comme si on assistait à un rituel qui amenait le personnage vers une mort apparente qui lui permettrait ensuite de renaître. C’était frappant et angoissant. Et imprévu.

Ce que je voulais, c’est qu’il y ait, à la fin, une sorte de rédemption. La seule chose qui me paraissait possible, c’était celte crise de larmes qui la conclut. Il ne fallait pas qu’elle soit ordinaire. Il fallait que ce soit comme une crise de nerfs qui vienne de nulle part et bouleverse, reprend, alors même que les mots de Berléand sont rassurants. Caroline pendant deux trois prises n’a fait que pleurer — comme toute actrice qui a un César y arrive. Je lui ai dit : « On peut s’en contenter, mais je voudrais ce sanglot incoercible. Si tu ne peux pas y arriver, tant pis, ce qu’on a est très bien. » Comme à chaque fois que je lui ai dit : « C’est très bien. », elle a voulu se surpasser. Et elle l’a fait.

Romance est dédié à Christine Pascal...

Le film de Christine, Félicité, et Tapage nocturne sont sortis à peu près en même temps et mis sur le même tas de fumier. C’est ce qui nous a rapprochées. Si ces films avaient été faits par des hommes, il n’y aurait pas eu tant de scandale. À l’époque il était encore interdit à une femme de parler de son sexe. C’était une chose répugnante.

Christine Pascal en est morte, de ce scandale. Elle est morte de Félicité. Cela a été pour elle plus violent que pour moi, qui y étais déjà largement habituée depuis L’homme facile. On s’endurcit. Et puis je n’avais pas connu les sirènes du succès. Christine, elle, était alors l’égale d’Huppert et d’Adjani. Et elle fait Félicité, un film majeur -je viens de le revoir, je ne pensais pas que c’était un aussi grand film, il a extraordinairement bien vieilli. Sa carrière d’actrice en a été cassée.

Quand elle est morte, elle venait de faire Adultère : mode d’emploi, elle essayait de repartir dans ce type de sujets, sans pouvoir s’y résoudre. Elle avait écrit des scènes très crues, finalement réécrites en beaucoup plus soft. C’est là qu’elle a penché vers la désintégration d’elle-même. Elle se reniait de manière schizophrénique. Elle avait écrit un nouveau scénario, une histoire qui ne la concernait pas, un truc soixante-huitard où des gens installaient une usine ensemble... ; mais elle recherchait le succès.

Elle a rejoint sa peur. C’est la personne qui me manque le plus. Même si Le petit prince a dit a connu un grand succès, elle n’a pas fait ce qui était vraiment en elle et qui était le plus beau. C’était ma meilleure amie. J’ai fait le discours d’introduction à la première rétrospective qui lui était consacrée à Valenciennes. Et puis c’est elle, aussi, qui s’est battue à l’avance sur recette pour que je puisse faire Romance, par générosité. Je voudrais qu’on redécouvre Félicité, une bulle de lumière, comme Wanda de Barbara Loden ; que ces films majeurs servent d’exemple. Les films des femmes d’aujourd’hui, ce sont les femmes d’hier qui les ont faits. Christine l’a payé. Très cher.

De plus en plus de cinéastes (von Trier, Dumont, Carax) tendent à introduire des scènes hard dans leurs films. Cela augure-t-il de quelque chose de nouveau ?

On a longtemps fait des représentations de scènes d’amour avec des mecs qui ne bandent pas, sans compter ceux qui sortent du lit en caleçon propre et repassé après avoir baisé ; c’est quand même terrifiant, au moins tristounet. Ou alors on dit qu’on ne peut pas filmer de scène d’amour du tout, comme les Américains qui persécutaient les acteurs qui avaient mis la langue pendant un baiser. Je pense maintenant qu’il faut aller encore plus loin. Mais je vous jure que soulever la chape de plomb du conformisme, c’est très difficile.

Romance n’est pas un film libéré, c’est le film où on soulève la chape de plomb. On sort de là et on est là un petit peu chancelant. Mais j’ai ouvert une brèche, les gens ne vont plus avoir peur maintenant. Il faudrait faire immédiatement une autre version de Romance. Parce que celle-là était tiraillée entre sa version symbolique et une plus "dans la boue", plus obscène. En choisissant Caroline, j’allais vers une version très alchimique, quelque chose aussi que je voulais rechercher. Je crois que ce scénario se prêterait à deux versions différentes.

Post-scriptum

Entretien réalisé les 24 mars et 29 mai 1999