la chaîne et les cahiers grèves à la FIAT, 1952-1979
par Olivier Doubre
De la discipline d’atelieraux transformations de la classe ouvrière, de la contestation des syndicats traditionnels à la naissance de l’opéraisme, de l’automne 69 aux années de plomb, la lutte sociale de l’aprèsguerre italien se joue à l’usine Fiat. Jusqu’au point de butée : en septembre 1979, une grève manquée en préfigure d’autres, en Angleterre, aux États-unis ou ailleurs. les années 1980 sont nées en Italie [1].
Chez FIAT, depuis la Libération, les ouvriers vivent sous un climat extrêmement répressif, dans des usines dont le modèle déclaré est la caserne. Les ouvriers, souvent jeunes, sont soumis à une surveillance étroite : « la mobilité physique à l’intérieur de l’atelier est interdite, les avant-gardes ouvrières sont systématiquement entourées d’un quadrillage serré de contrôles, composé de petits chefs zélés et de surveillants. À la fin de 1953 sont même institués des tribunaux d’usine où siègent hauts dirigeants et contremaîtres, qui ont la charge de juger les travailleurs indisciplinés et d’appliquer la peine de licenciement » [2]. Ce sont les « années dures » chez FIAT entre 1952 et 1962, décennie pendant laquelle rien ne doit ralentir la productivité en croissance constante. « De 1953 à 1962, la grande masse des ouvriers de FIAT s’abstient de tout mouvement de grève. Les . représailles sont sévères : avertissements, amendes et mises à pied, licenciements de deux mille cadres syndicaux pendant ces années — ceux de la FIOM-CGIL et du Pci surtout-, ou transfert dans des "ateliers-frontières" » [3] aux conditions de travail particulièrement dures et dangereuses. Pénétrer dans l’usine avec L’Unità, le quotidien du Pci, est motif de renvoi immédiat.
Pourtant, dès la fin des années 1950, le Pci et le Psi commencent à perdre de l’audience dans les nouvelles générations : les « Partis de papa », qui se disputent l’électorat ouvrier, sont engagés à plein dans la bataille parlementaire et défendent d’abord la « Reconstruction » du pays, telle une idéologie incontestable depuis 1945. En marge, des revues vont naître et agréger autour d’elles les sensibilités critiques : c’est le cas dès le milieu des années 1950 des Quaderni Piacentini (de Piacenza, ville communiste de l’Emilie rouge), ou, fondés notamment par Raniero Panzieri, Mario Tronti et Vitttorio Rieser, des Quaderni Rossi... Ces Carnets rouges « ne sont pas seulement un moment de dissidence intellectuelle par rapport aux partis de gauche, car autour d’eux se rassemblent rapidement de nombreuses situations de jeunes et d’ouvriers qui montrent l’urgence d’un réexamen profond et réaliste de la vie ouvrière du début des années 1960 » [4]. D’une part, de nombreux ouvriers du Nord ont reçu une formation technique, dans des instituts catholiques ou des écoles FIAT, axée sur les compétences nouvelles liées aux avancées technologiques de l’époque, devenant ainsi des ouvriers qualifiés ; d’autre part, une nouvelle figure apparaît sur les chaînes de montage : celle de l’ouvrier sans qualification, immergé dans un processus de production de plus en plus parcel-laire, « immigré intérieur » venu des campagnes du Mezzogiorno. De 1955 au milieu des années 1970, plus d’un million d’entre eux quittent leurs régions méridionales dans l’espoir d’un emploi permettant un niveau de vie régulier, fuyant les aléas du chômage saisonnier dépendant des récoltes. Ils sont généralement embauchés dans la construction ou la métallurgie. « FIAT est le débouché le plus envié. Turin voit ainsi sa population croître à un rythme spectaculaire pour passer de 719 000 habitants en 1951 à 1124 700 en 1967 » [5].
À l’époque très liés aux partis politiques, les syndicats, dont l’activité est très difficile dans les usines, ne saisissent pas immédiatement ces changements dans la population ouvrière. Les intellectuels qui critiquent les partis et syndicats traditionnels, eux, nouent des contacts avec les ouvriers immigrés, leur font prendre conscience de leur exploitation, particulièrement rude : leur révolte n’en sera que plus violente par la suite. Ces fils de braccianti, ouvriers agricoles ou manuels, ont parfois des souvenirs des révoltes paysannes du sud de l’Italie, survenues dans l’immédiate après-guerre, aussi bien contre les grands propriétaires terriens que contre l’État central, et réprimées violemment avec de nombreux morts [6]. L’idée de départ des Quaderni Rossi est de tenter de « coller au plus près » de cette réalité nouvelle, de partir du « point de vue subjectif de l’ouvrier », choisissant l’enquête de terrain comme méthode de travail, à une époque où la sociologie se tourne plutôt vers l’utilisation des « sciences dures », notamment la statistique. Cette revue d’intellectuels critiques s’inscrit dans un mouvement cherchant à se rapprocher de la classe ouvrière, et montrant une certaine humilité dans sa volonté d’écouter et d’apprendre à partir des expériences vécues par les ouvriers. L’objectif est de comprendre « la physionomie de cette nouvelle classe ouvrière, d’aller voir comment fonctionnent les ateliers, comment travaillent les ouvriers, comment se mettent en œuvre les mécanismes de commandement » dans le but affiché de permettre « des initiatives de luttes, des revendications à partir du bas, de la base » [7]. Mais surtout ils élaborent, chaque fois que c’est possible, les questionnaires avec les ouvriers eux-mêmes. C’est ce qu’ils appelleront la conricerca, littéralement « recherche-avec ». L’objectif à plus long terme est un « enrichissement aussi bien des intellectuels que des avant-gardes ouvrières, faisant en sorte que les théories soient continuellement rénovées et rendues complexes par les comportements réels de la classe ouvrière » [8]. Le décalage est grand avec le discours et la fonction médiatrice des syndicats et des partis du mouvement ouvrier.
Cette revue fait vite des émules dans d’autres villes comme Milan, Venise, Gênes ou Rome. C’est la naissance de la mouvance dite opéraïste (de operaio : ouvrier), qui remet fondamentalement en cause l’idéologie des Pci et Psi, fondée sur le progrès technique oeuvrant pour la Reconstruction du pays depuis 1945.
FIAT, le théâtre des opérations
Toutes les caractéristiques de l’usine FIAT sont expliquées et révélées par les enquêtes des Quaderni Rossi. Ceux qui s’appelleront bientôt « opéraïstes » pensent qu’une « lutte continue » et une insubordination quasi-permanente sont les instruments servant à révéler les processus réels d’exploitation et de domination non seulement dans l’usine, mais aussi dans toute la société où ce capitalisme « nouveau » se développe. Vittorio Rieser dans les Quaderni Rossi écrit : « les premières années de cette décennie mettent le mouvement ouvrier italien devant des faits profondément nouveaux. D’un côté, le développement capitalistique atteint une ampleur sans précédent, de l’autre, en concomitance avec le miracle économique, on assiste, après des années sans mouvement, à une reprise de plus en plus forte des luttes ouvrières qui mettent en lumière l’inadaptation de l’analyse que le marxisme officiel donnait de la société capitaliste » [9].
Ces nouvelles formes de lutte, qu’ont bien du mal à contrôler les syndicats traditionnels, vont d’abord éclater, dans une certaine confusion, avec les émeutes des 7, 8 et 9 juillet 1962 sur la Piazza Statuto à Turin, où se trouve le siège régional du syndicat confédéral UIL (historiquement lié aux partis socialiste et laïc) qui compte beaucoup de petits chefs dans ses rangs. Les négociations de la branche métallurgie n’ont pas abouti, mais la direction de FIAT a réussi à signer un accord séparé avec son « syndicat maison » et la UIL. Les jeunes ouvriers les moins soumis à la discipline syndicale s’en prennent aux forces de l’ordre qui défendent les locaux du syndicat. Les syndicats et partis de gauche vont condamner cette violence comme « manifestations d’anarchisme du sous-prolétariat », sans saisir les causes de ce qui leur semble une révolte brutale et inorganisée. Mais on peut considérer que là se dessine dès lors une ligne de partage « entre la période de la Reconstruction disciplinée et celle de la réouverture d’une conflictualité qui débouchera, sept ans plus tard, dans le grand événement de "l’automne chaud" de 1969 » [10].
Dès l’année suivante, dans l’usine cette fois, les ouvriers de FIAT utilisent des méthodes inhabituelles, qui témoignent de ce changement. Les ouvriers inaugurent en 1963 un type d’action qu’on appelle les grèves « a gatto selvaggio » (litt. : « chat sauvage ») : il s’agit d’un mouvement sans préavis ni avertissement, préparé dans la plus stricte confidentialité, qui consiste à cesser le travail dans un ou plusieurs ateliers, bloquant ainsi toute la chaîne de montage ou une bonne partie de l’usine, sur un signal, le plus souvent un simple coup de sifflet. La grève réussit en 1963 de façon massive, surprenant au plus haut point la direction, les chefs d’ateliers, désemparés face à une telle initiative, et les cadres syndicaux. Ce mouvement cette année-là est très important puisque les ouvriers de FIAT vont dès lors arrêter de « courber l’échine » : c’est pourquoi Toni Negri le décrit comme une véritable « révolution culturelle en Italie ».« Avec le gatto selvaggio, c’est l’insubordination de la Piazza Statuto qui entre à l’usine. Ce sont également les mythes de la Reconstruction et celui de la discipline dans la production et dans l’imaginaire qui se délitent peu à peu [11].
« L’automne chaud » de 1969 est massif et surprend d’abord les syndicats, même si, assez vite, ils intègrent ses participants et ses revendications dans leurs appareils et discours. Toutes les années 1970 sont très agitées avec des milliers d’heures de grève et des mouvements parfois très durs et déterminés. Mais la montée d’une violence politique, d’abord présente dans les usines, se déplace entre l’État et les mouvements armés [12]. Un clivage naît alors dans la classe ouvrière entre ceux souhaitant poursuivre la conflictualité à tout prix dans les usines, et ceux, au contraire, qui veulent rester dans un cadre légal, soutenus entre autres par le Pci. Ce clivage est utilisé au départ en 1979 par la direction de FIAT qui licencie d’abord 61 délégués syndicaux, mêlant habilement des activistes des deux bords. La grève pour leur réintégration échoue, ce qui est la première fois depuis 1963 : un sentiment d’épuisement après des années de lutte s’ajoute aussi aux divisions. L’année suivante, ce sont 24 000 travailleurs qui sont menacés de licenciement économique et le mouvement de grève se déroule mal : l’idéologie néo-libérale (qui ne s’appelle pas encore ainsi) trouve là son point d’ancrage pour une conquête progressive des positions et des esprits, dans la classe ouvrière également. Les années 1980 viennent de commencer. C’est ce dont nous parle Vittorio Rieser.
Notes
[1] Avec l’aide précieuse d’Elise Bourgeois-Fisson.
[2] in L’orda d’oro, 1968-77 la grande ondata rivoluzionaria e creativa, politica ed esistenziale, de Nanni Balestrini et Primo Moroni, Milan, Ed. Feltrinelli. 1997.
[3] Ibid. FIOM-CGIL : Fédération des métallurgistes de la CGIL, confédération syndicale liée au Pci.
[4] Ibid.
[5] in La violence politique et son deuil, L’après-68 en France et en Italie, Isabelle Sommier, Presses Universitaires de Rennes. 1998.
[6] Plus de 200 morts de 1945 à 1967 lors de manifestations, occupations de terres, etc. in Il Nemico Interno. Guerra civile e lotte di classe in Italia (1943-76), C. Bermani, Ed. Odradek, 1997.
[7] Ibid. (reprenant une citation d’un article des Quaderni Rossi).
[8] Ibid.
[9] V. Rieser, Quaderni Rossi, n°3, juin 1963.
[10] in L’orda d’oro, op.cit.
[11] Ibid.
[12] Cf. sur ce point, « Italie. une histoire empêchée », Vacarme, n°23, printemps 2003.