ora
par Grégory Bétend
Jusqu’en mille quatre-vingt huit et depuismille sept-cent quatre-vingt dix-huit, le brasnord du grand transept n’est pas. Le bras sud ?il reconnut immédiatement la flèche la plus hautesursitaire oui sursitaire.mori, memoriaOra marchait devant, marchait et parlait en même temps,comment vois-tu ceci, comment vois-tu cela, il voudraitdire-encore, il se souvient, son ombre sur les murs,errante, ombre, errant sur les murs.
Il pénètre dans l’avant-nef par le parvis par cequi devait être les tours Barabans c’est-à-diredes donjonsconçue avec des voûtes construites sur croiséed’arcs en plein cintre épaulées par des arcs-boutants il nereste guère aujourd’hui que quelques ruines de colonnesqui auraient aussi bien pu être un temple grec par exemplequelle importancedorique par exemple immense sans douteavec un entablement à triglyphes et métopesavec un fronton dévasté où apparaît encore la tête d’uncheval et fragment de statue un pied peut-être et descorniches un pied ? c’est tout oui peut-être c’est toutmais qui parle de quoiau fondau fond quelle importance il est dans sa chambre il sesouvient brochure touristique dont la photo de couverturereproduit un de ces pieds de piliers découpé moins hautque large un autre derrière plus bas et le fragment d’unautre encore devant et d’une autrehauteur rien que des fragments des détailsle reste est invisible
guide pratique est écrit à gauche avec une illustrationnaïve d’enluminure en G il repousse la brochure et fermeles yeux
trafic ininterrompu sur la route au dehors de l’autre côtéde la fenêtre ferméebourdonnement en sourdine flux sanguin dans les tempesvoûte résonne dans la tête en écho dans une multiplecathédrale insondable
Pourquoi était-il venu jusqu’ici et pourquoiétait-il revenu ? Oraune mémoire dans la mémoire un moded’emploi qui ne délivre aucune solutionil le retrouvait ponctuellement entre les murs de lacathédrale ou d’autres quand il y aurade nouveau ces mêmes murs.marche devantparleOra. Certains disaient qu’il marchait sur l’eau — et quoiencore mais lui l’avait vu un jour se détacher et glisserd’une autre personne comme ça une poupée gigogne quel’on sort d’une autre.
L’humidité la chaleur la réfraction mirages.des mirages.tout le monde peut marcher sur l’eaus’y mirerla réflexion le changement de direction des ondes retour dela pensée sur elle-même.
os ora eaux entre deux eaux oral or laborlabora laborintus lacs labyrintus entre deuxentrelacs
Le réseau des entrelacs un réseau qui épuise la patiencequi fatigue l’imagination une carteune carte routière ou bien ce plan de Sybille de l’abbatialeoù tout ce qui est représenté n’est pas toujours visible ouréelbien qu’il s’y perdît maintes fois la tour nord du grandtransept n’a jamais impressionné que son esprit pas sesrétinesil parcourt ses pas résonnent murs à ciel ouvert bleucomme une piscine ou ça ? ici là oui là c’est par ici c’estétrange quelle couleur tu es sûr quelle importance ce bleuet le bruit tu entends quel bleu il parcourt portesd’honneur parvis de l’avant-nef narthex tours avant-nefporte latérale de l’avant-nef palais du pape Gélasepassage Galilée tiens c’est original tour de l’horloge qui netourne plus et ça croisillon sud du grand transept et çaencore vous êtes ici.il pense alors aux entrelacs de l’enluminure en G de labrochure.
Un pied ? c’est tout oui peut-être c’est tout un fragmentde pied comme ceux dans le palais de Jean de Bourbon. lemur blanc la vitrine l’éclairage deux pieds chaussés sur unsocle ceux de qui tu te souviens le reste de la statue n’estplus là il ne reste que les pieds chaussés donc des piedsde marcheur de voyageursouviens-toila position serait une pose une pause statique arrêtimmobile sur place mais un marcheur tout de même unpromeneur se l’imaginerun pèlerin puisqu’il est dans une abbatiale son voyage estspirituel il ne peut qu’arriver à cet endroit loin de chez luipour être bien chez soi c’est ainsi qu’il se l’imagine maislui n’est pas ainsi pas un pèlerin.ne reste que les pieds le reste n’est plus là.la table la lampe de chevet la montre le mur blanc lespastilles phosphorescentes collées ici et là au hasard il estcinq heures trente et une il se souvient il parcourtses souvenirs
Quelle importance ? Ora murmurait-osait à peinemurmurer de quoi parlez-vous que cherchez-vous,imperceptiblement presque recueilli comme en prièretoutes ces paroles sont incomplètes.il riait
Glissement de terrain et de temps au sud du palais deJacques d’Amboise : la cartouche de Claude de Guiseabbé de Cluny.Ou l’affleurement minéral à même les façades desdifférentes strates d’une même histoire.TélescopageCLAVDE DEGVISE. F. FIERI. 1586La phrase résonne dans sa tête : je t’écris ce que jet’envoie, j’t’écris c’que j’t’envoie, dis t’enregistres là ?Oui oui j’ai enregistré j’ai bien imprimé dans la mémoire làoù les événements se reproduisent, ouioui enregistréimprimé dans mémoire où événementss’reproduisent.Au bout de la rue pavée un mur roseà l’angle de la rue ouverture levée de rideau lumière, lascène est un désert. Sous les pavés le sable.À pas reculés il trace dans la terre une ligne comme lesenfants avec un doigt dans le sable, ici c’est la cathédrale.
Les architectures sont des plaques de marbre surlesquelles on grave la mémoire a-t-il entendu quelque partici l’architecture s’est dispersée démantelée, une pierre oudeux au Panthéon, quelques autres à la constructiond’ouvrages d’art d’hôtels d’immeubles de bureaux demurs de chantiers de viaducs de latrines ou de ministèreson en trouve partout ici il y en a là et ailleursencore, un peu partout. Elles soutiennent encore quantitéd’édifices dans le monde,parcelles d’abbaye dans les lieux païens,église de lumière partie en poussières.On peut dire qu’elle rayonne.
Il ne reste plus qu’une stèle pour évoquer ce qui existaitjadis, lignes ciselées figurant les murs, plaque de marbresur laquelle on grave l’architecture, table d’orientation etpierre tombale. Ici le nord, vous êtes ici. Errancesdésert et rayonnementdésert c’est désert c’est désert(ralenti aporie)rayonnement c’est rayonnement c’est rayonnement(élan accélération dispersion)réfraction mirage, réflexion mémoire
crâne cr vers terre vous voûte crânnienne vousvers volvere re revolver vers verset ciel versciel leste ciel vous vers voûte céleste versprose po poséidon pro vers prosodie dis proposdisproportionné sec dis dissequé perdpercé dispersé persé ersé dis sé ode disodyssée
Debout la face contre le mur le dos repose sur le sol, sanuque relâchée en arrière le froid contre le crâne yeuxfermés paupières détendues dans un grand relâchementalors tout glisse ses doigts s’enfoncent dans le sol trèslentement ses mains ses poignets ses coudes et puis sesépaules ensuite son dos son bassin ses jambes ses talonslent engourdissement lourdeur immobilité totaleensevelissementil ne ressent plus rien commence alors une longue etminutieuse visualisation interne de son propre corpsl’intérieur de la tête le crâne et puis chaque parcelle dechaque membre jusqu’aux extrémités il ne connaît plus laposition de son corps il n’en connaît plus les limites toutson corps respire par chacune de ses cellules c’est parchacune des pores de sa peau qu’il s’emplit et se videcycliquement de l’air il n’est plus que flux une légère brisele soulève et l’envole le disperse et le diluedans l’air
Doucement il bouge un doigt, un autreil reprend conscience de chaque parcelle de son corpsl’une après l’autre, les resitue dans l’espace dans leursconnexions leurs articulationsréorganise les yeux et les pieds devantainsi de suite selon une direction.Il ouvre les yeux dans le monde
Années dix sept-cent quatre-vingt-dix,la révolution démantèle les bâtiments monastiques.Pour combler les pertes, des aménagements intègrent lesite à la ville les documents historiques expliquent : lemarché s’installe dans le cloître classique transformé enplace de ville sa galerie ouest devient une rue couvertedesservant un nouvel axe urbain dont le tracé provoquedes démolitions importantes qui aboutissent àl’anéantissement quasiment complet de l’église abbatiale,aujourd’hui en lieu et place de l’abbatiale : deshabitations du dix-huitième au vingtième siècle unrestaurant un parking des voitures une école des arbresdes maquettes un transformateur des néons une scieélectrique des sandwiches une route goudronnée unevieille bombonne de gaz et une télé foutue des panneauxde signalisation dont un sens interdit l’air frais le ciel et lalumière du soleil
et Oraet luic’est, se dit-il, tour à tour tout celacette intégration ce recouvrement cette dispersionet de la même façon qu’un pas en entraîneun autre : ainsi la mémoire.mori, memoriaet aussi ce rayonnement se dit-il de cathédrale dans matête qui se disperse.
Cette musique est lumineuse. Le compositeur : les œuvresqui paraissent planer en plein ciel, souvent elles ontcroupi dans les ténèbres d’un cerveau morose.Les formes sont asymétriques et éparpilléesdisloquées, ce prélude rayonne comme venu de loind’un autre âge et pourtant actuell’évidence.(cathédrale engloutie)Le compositeur n’a que suggéré une idée entreparenthèses à la fin de chacune des partitions de sa sériede préludes chacun de ces préludes est seul et ne préluderien aucune autre partition si bien que chaque prélude est inachevé, des fragmentspourtant chaque prélude se suffit à lui-mêmepense-t-il et de fait de la même façon qu’un pasen entraîne un autre : ainsi la mémoirepense-t-il.
memento memorie me mori memento morimem menace mem même moires mémoiresmes moires moirage rage r mirage miraclemim mirare minutieux mirage