Un théâtre communautaire : entretien avec le metteur en scène Arpad Schilling
Mettre sur scène les blocages de la société hongroise, produire des spectacles qui, en bouleversant les frontières entre public et comédiens, entre l’œuvre et le processus qui a conduit jusqu’à elle, contribue à redéfinir les rapports entre théâtre et politique, c’est ce que propose Arpad Schilling. Une réponse artistique et civique à la Hongrie de Viktor Orbán.
En quoi le scandale des nominations à la tête du Nouveau Théâtre (Új Szinház) éclaire-t-il la situation culturelle en Hongrie ?
La société hongroise n’a pas analysé son passé : elle n’a pas analysé le régime communiste, ni la seconde guerre mondiale, ni l’extermination des juifs, ni le régime Horthy [1], ni le Traité de Trianon [2]. Si on ne comprend pas clairement son histoire, on risque de mal poser les termes du débat. L’essentiel n’est pas de savoir si István Csurka — le nouvel « intendant » du Új Szinház qui est auteur dramatique mais aussi fondateur du parti d’extrême droite MIEP — est ou non antisémite. De nombreux éléments attestent qu’il l’est. Mais pour l’attaquer sur ce sujet avec efficacité, il faudrait au moins que notre pays soit au clair avec son passé. Faute de quoi, on ne sait pas de quoi on parle.
Il y aurait une façon plus simple de contester István Csurka et Gyorgy Dörner, le nouveau directeur du théâtre : demander comment ils ont pu obtenir ces postes avec le dossier indigent qu’ils ont présenté. Le metteur en scène Tamás Ascher, qui faisait partie de la commission de sélection, a été le premier à dire qu’un dossier de quinze pages dépourvu de projet de gestion cohérent et truffé de considérations idéologiques douteuses n’était pas valable. Porter le fer sur ce terrain me paraît plus susceptible de mobiliser le milieu culturel que des considérations strictement idéologiques. Ces nominations manifestent en effet la faillite de la politique culturelle hongroise. Peut-on parler de « politique culturelle », alors qu’il n’y a plus rien de ce nom en Hongrie ? Il faut le dire haut et fort : ce que le maire de Budapest est en train de faire n’est pas une politique culturelle — quand bien même la culture qu’il propose est très politique !
Comment expliquer que les protestations contre ces nominations aient été si tardives ?
Cela tient à la peur : les gens craignent pour leur poste. Mais aussi aux caractéristiques d’un milieu de la culture qui n’a pas su, depuis vingt ans — parce que cela n’a pas commencé avec Orbán ! — établir ses propres cadres. Il n’existe pas de concours clair et on ne sait ni établir ni juger des dossiers. Dans ces conditions, les critiques ne se réclament pas d’une éthique professionnelle, mais restent cantonnées sur un terrain politique — l’anticommunisme, l’antisémitisme, l’affrontement gauche-droite — qui a peu de chance de porter.
Vous avez dissous en 2008 la compagnie Krétakör que vous aviez fondée treize ans auparavant…
La fin de ma compagnie coïncide avec un moment où j’ai souhaité réinterroger les liens entre la forme du théâtre avec son contenu, son objet, et son public. Il m’apparaissait que nous ne devions pas nous contenter de traiter de tel ou tel thème, mais agir en pratique : le théâtre n’est pas seulement ce qu’il montre, il est aussi ce que sont les gens qui le font. Nous devions donc mettre au cœur de notre pratique artistique nos interrogations sur ce que nous laisserons aux générations suivantes, sur notre incapacité au changement, sur notre intolérance à la déviance, sur le conflit traditionnel entre le folklore et les modes artistiques urbaines, sur l’éternelle rivalité entre la capitale et la campagne, sur nos peurs et les offenses que nous faisons aux autres…
La Trilogie de la crise, projet auquel vous vous êtes depuis consacré, naît-elle de ces questionnements ?
En effet. D’un point de vue narratif, il s’agit de raconter la crise d’une famille, chaque partie de La Trilogie présentant cette crise du point de vue de l’un de ses membres. Les parents sont engagés dans le monde, mais ils sont incapables de résoudre leurs problèmes. La mise en scène de cette crise est pour nous le prétexte à un examen de la crise sociale actuelle : nous faisons l’hypothèse qu’elle est le fruit de notre incapacité à coopérer les uns avec les autres.
Pour mettre en œuvre ce projet, j’ai cherché à affirmer un modèle où objectifs artistiques et conditions matérielles de production s’ajustent aux intentions de tous les membres de l’équipe. Nous avons ainsi mis en place un travail réellement collaboratif avec des personnes d’âges divers, issues de différents groupes sociaux. Mon assistante (Juhász Bálint), deux acteurs (Lilla Sárosdi et Sándor Terhes) et moi-même sommes partis travailler dans un tout petit village de Transylvanie [3], Sepsiszentgyörgy, avec l’atelier théâtral d’Osonó. Il y avait au départ soixante élèves, nous en avons choisi dix-neuf : seize sont finalement restés. Nous avons ainsi formé une nouvelle troupe. Il ne s’agissait pas de faire du théâtre amateur, mais de nous acheminer petit à petit vers le théâtre professionnel avec des enfants dont les rythmes et les attendus pouvaient être très différents : au départ, certains faisaient les clowns dès qu’ils entendaient le mot « théâtre » tandis que d’autres se sont très vite adaptés. Au cours de ce processus, les problèmes auxquels ces jeunes gitans souvent orphelins étaient confrontés n’ont pas tardé à surgir. Nous sommes ainsi partis d’eux, de leurs paroles, de ce que c’est que de vivre si loin de la ville ; je leur ai demandé d’écrire avec leurs mots, nous avons rédigé quelques textes ensemble, etc.
Un théâtre d’éducation populaire ?
Je parlerais plutôt d’un théâtre communautaire, car je ne me vois pas en « éducateur ». L’objectif est de parvenir à la forme d’expression d’une communauté qui lui permette de se voir et de raconter son histoire comme un groupe en travail, un groupe parmi d’autres groupes. Nous avons cherché des méthodes pour permettre ce travail commun. Je suis en effet persuadé que la seule façon de contribuer ou de relancer un processus de démocratisation aujourd’hui en panne est de créer la possibilité, pour les marges de la société, de raconter leurs histoires. La Trilogie de la crise entend mettre ces méthodes en lumière. Nous avons été hébergés par le Trafo qui est une importante salle de spectacle d’avant-garde de Budapest. Pour ces enfants, pour qui la culture de la ville est si lointaine, c’était bien une façon de devenir acteur. Le dispositif est en lui-même une forme de dialogue social. Je veux faire de ce théâtre un forum qui questionne les jeunes générations.
À chaque volet de La Trilogie correspond une forme artistique différente…
Je suis intéressé par le recours à des matériaux divers : le film documentaire ou de fiction, le théâtre musical, le théâtre d’éducation, le théâtre forum, etc. Nous avons opté pour la forme qui nous semblait la plus adaptée au point de vue exprimé dans chaque volet de la Trilogie. Le cinéma, pour exprimer avec JP.CO.DE, le regard sur le monde d’un garçon de dix-huit ans. L’opéra — Les Bâtards ingrats — parce que nous avions besoin de la précision mathématique de la musique pour restituer l’attitude analytique du père qui est psychologue pour enfants. Et pour La Prêtresse — le volet consacré à la mère, une ancienne actrice devenue professeure en province — nous cherchions une forme semi-interactive et nous avons opté pour une pièce dont les formes rappellent celles du théâtre grec.
Comment La Trilogie a-t-elle été accueillie à Budapest ?
Une critique récurrente a porté sur le caractère esthétique de notre travail. J’avais connu l’inverse avec le Théâtre Krétakör, que personne n’attaquait au plan artistique, mais qui restait à mille lieues du type d’implication sociale que La Trilogie a permis de mobiliser. À l’époque, je trouvais terriblement frustrant de ne pas comprendre qui étaient les gens à qui nous parlions depuis la scène. Éloge de l’escapologiste [4], l’un des derniers spectacles du Théâtre Krétakör, a sans doute constitué pour nous un tournant : le spectateur partageait l’apéritif avec la troupe, et le spectacle s’achevait hors-les-murs du théâtre, dans un espace de dialogue où nous avions installé des canapés, sans limitation particulière de temps.
Vous avez été récemment élu vice-président de l’Association indépendante des Arts du Spectacle.
Cette association doit avoir pour but de promouvoir l’intégration sociale par le théâtre. Il s’agit d’accueillir les formes de spectacle les plus diverses, tout en nous efforçant de développer un théâtre de qualité avec des standards professionnels. Mais nous devons aussi devenir des participants actifs dans les processus politiques culturels. J’ai organisé le 8 février 2012 une réunion avec de nombreux acteurs de la culture — parmi lesquels le secrétaire d’État à la culture — afin que s’établisse un dialogue entre les associations professionnelles du monde du spectacle et les instances étatiques. Notre objectif est de mettre en place un système de financement compréhensible par tout le monde. L’État actuellement est insupportable en Hongrie. Mais il pourrait jouer son rôle, s’il faisait primer les critères de la qualité sur ceux de l’orientation idéologique.
Notes
[1] Du nom de l’Amiral Horthy, régent de Hongrie entre 1920 et 1944 qui instaura un régime autoritaire.
[2] Le Traité de Trianon en 1920 a consacré la fin de l’Autriche-Hongrie au sein de laquelle la Hongrie jouissait d’une quasi-indépendance. Le nouvel État a « perdu » alors deux tiers de son territoire.
[3] Région de Hongrie devenue roumaine après le Traité de Trianon.
[4] Ce spectacle a été montré en 2008 à la MC 93 de Bobigny.