Vacarme 59 / Sarajevo

On ne va jamais à Sarajevo pour la première fois, comme en bien des endroits sans doute. Mais existe-t-il un lieu dont la réalité soit à ce point précédée par les représentations qu’on en a ? Est-ce vraiment une ville que l’on arpente ? N’est-ce pas plutôt au XXe siècle européen que l’on rend d’abord visite ? Autant d’interrogations qui signalent ce que Sarajevo, capitale de la République de Bosnie-Herzégovine, figure pour des yeux étrangers : quatre syllabes qui claquent aux oreilles comme un nom de l’histoire, à la fois surdéterminé et troué de part en part. Une désignation, donc, plutôt qu’un territoire, un son épais et encombré plutôt qu’un appel d’air et une ligne d’horizon. Bien sûr, les spécialistes des Balkans, les passionnés et mobilisés de toujours, riront, s’offusqueront même car ils savent eux que Sarajevo est, a été et sera. Il n’empêche. D’une part, Sarajevo n’est pas toute la Bosnie-Herzégovine. D’autre part, quelque vingt ans après le début de la terrible guerre qui l’a divisé, il ne s’entend guère et on ne l’écoute guère au présent, ce jeune pays. En cette année de commémorations, c’est encore l’ombre portée du conflit qui reste prégnante. Rappelons-le : il a fallu attendre l’année 2011 pour que les deux derniers accusés recherchés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougouslavie, Ratko Mladić et Goran Hadžić, soient enfin arrêtés.

Aussi le temps d’une courte génération n’a-t-il pas encore permis à la Bosnie-Herzégovine de sortir tout à fait de la guerre. À ce titre, la tutelle de la communauté internationale n’a pas cessé depuis 1995 : le Haut Représentant International (Valentin Inzko depuis 2009) conserve le pouvoir d’annuler toute décision de l’exécutif ou du Parlement bosnien ; les subventions internationales, en particulier américaines, soutiennent à bout de bras l’économie. Certes depuis l’automne 2010, l’Union européenne a supprimé l’obligation de visas pour les Bosniens, ouvrant ainsi la possibilité d’une libre circulation tellement attendue. Toutefois, intégrer l’Union européenne, étant donné son état, ne constitue pas vraiment la promesse de lendemains qui chantent. Puis comment se projeter vers l’avenir alors que la classe politique est à peu de choses près la même qu’en 1991 ? Et pourtant !

Et pourtant, au cours de nos deux séjours ces six derniers mois, nous avons été saisis, happés par la vitalité et l’élan de citoyens, activistes et militants associatifs, qui, les pieds sur terre, sans rien attendre de l’État, du gouvernement, des institutions, inventent, se regroupent, rêvent, prennent les choses en main.

Parce qu’il en va finalement de Sarajevo, de la Bosnie-Herzégovine comme de partout ailleurs : les gouvernés s’emparent de la politique quand ils le décident. Ça commence dans la rue, avec la rue, par une rencontre, autour d’un café. Évidemment, il faut supporter les blocages, les coups ou (pire ?) l’indifférence. Mais ce dossier veut décrire et rendre compte, sans autre prétention, de ceci mais de tout ceci : en des lieux toujours plus nombreux, à quelques heures d’ici — et « ici » en 2012 s’est dilaté au monde entier, Syrie comprise — on résiste aux assignations identitaires, on se bat pour l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui. En somme, ça résonne, retentit, vibre et on aimerait que chacun l’entende.

Post-scriptum

La réalisation de ce dossier a été soutenue par la Région Île-de-France, le CCFD Terre Solidaire, le Centre André Malraux (Sarajevo) et le fonds de dotation agnès b.

Nous tenons également à remercier Francis Bueb, Jovan Divjak, Nicolas Moll, Michel Naepels, Rémy Ourdan, Rada Sukara et Mersiha Tufekcic et enfin Asja Sarajlic qui a traduit ici des textes du bosniaque-croate-serbe (voir note sur la langue) en français et l’ensemble de ce dossier pour le tiré à part du français en bosniaque.

Dossier coordonné par Julie Biro, Léna Burger, Vincent Casanova, Alexandre Charrier, Ariane Chottin, Caroline Izambert & Marion Lary.