Vacarme 59 / Sarajevo

Un galeriste français à Sarajevo

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La rencontre avec Sarajevo fut pour Pierre Courtin le début d’une aventure artistique passionnée qui l’a conduit à inventer une façon de faire surgir dans la ville la scène artistique contemporaine. Il contribue à faire exister les artistes bosniens dans le monde comme à la Nuit Blanche à Paris ou au festival de la vidéo en Corée.

J’habite à Sarajevo depuis huit ans. J’y ai créé et dirigé, avec l’indéfectible soutien de Claire Dupont, deux établissements artistiques et culturels, successivement en 2004 et 2009. La fermeture de ces lieux en décembre 2011 est l’occasion pour moi, avant l’ouverture au printemps d’un nouvel espace de travail, de revenir sur le contexte et les étapes d’une aventure humaine, artistique et sociale singulière.

Un premier échange entre les Écoles des beaux-arts de Sarajevo et de Paris en 2001 (suivi d’un deuxième en 2004) m’a permis de me familiariser avec l’environnement et le contexte particulier de Sarajevo. Créée en 2004, la galerija10m2 est installée dans la Stakleni Grad (la « ville de verre », réseau de passages couverts), au centre-ville de Sarajevo. Les moyens financiers limités sont compensés par beaucoup d’énergie, de professionnalisme, et sans doute pas moins d’idéalisme. La galerie est française bien sûr, mais ce n’est pas une vitrine française. Elle est solidement implantée sur place, elle défend la scène artistique locale, accompagne des artistes émergents ou confirmés, crée des réseaux au niveau local, régional et international. Le soutien de la scène locale à Sarajevo passe aussi par l’étranger. Je dois développer constamment mon réseau, mes connections. Je me sens la responsabilité d’ouvrir aux artistes des portes à l’extérieur du pays. On monte des projets en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne, en Corée, au Japon…

La taille très réduite du lieu impose une programmation dynamique qui s’accorde bien avec le contexte à Sarajevo. C’est tout petit, donc on accroche, on décroche assez vite et on accroche encore… jusqu’à trois à quatre expositions par mois. Pas de temps mort, on est en phase avec une ville en reconstruction et dont l’aspect change très vite. La galerie10m2 elle-même est un espace « d’art et essais » plus qu’une galerie d’exposition : un espace d’expérimentations artistiques, de confrontations et de rencontres, de tentatives et de débordements. En 2004 c’est ce type de structure qu’il me paraissait judicieux de défendre : une sorte d’ovni culturel insaisissable et indépendant. Il y a aussi le pari de montrer que malgré toutes les difficultés de l’après-guerre, c’est possible, on peut faire des choses, en travaillant à une échelle modeste, avec les moyens dont on dispose.

Notre vie quotidienne se construit faite de multiples bonnes rencontres, de joyeux concours de circonstances, de coups de chance probablement. Nous avons travaillé en naviguant à vue avec peu d’argent et beaucoup de débrouille, avec le soutien d’un nombre toujours plus important de personnes, principalement artistes, jeunes commissaires d’expositions et amoureux de l’art. Certaines relations se sont consolidées, certaines affinités artistiques se sont précisées, les idées et les projets se sont développés. Peu à peu s’est imposée la nécessité d’un espace plus grand et plus adapté aux dimensions de notre travail. Nous étions bien à Sarajevo, et il n’y avait pas de raison de s’arrêter. « L’art : on s’occupe des paradoxes » disait Robert Filliou à propos de son activité ; et d’ajouter « et il n’y a pas de raison de s’arrêter [1] ».

Le centre d’art Duplex ouvert en 2009 a développé les perspectives de la galerija10m2 dans un espace plus vaste (140 m2). Ce qui a permis une grande variété d’interventions, d’événements, de productions et de réalisations collectives. Réunis sous l’appellation « Duplex10m2 » et gérés par l’association DADADA, soutenus par un certain nombre d’institutions et de partenaires, les deux établissements sont devenus un lieu de référence de l’art contemporain à Sarajevo. Nos choix, nos positions, notre direction artistique se sont affinés, précisés. Soit un art engagé politiquement et socialement. Le Duplex a intensifié l’engagement auprès d’un certain nombre d’artistes avec lesquels nous travaillons depuis longtemps. Le cercle de ces artistes et de nos partenaires s’est encore agrandi.

Ma vie à Sarajevo s’est enracinée et nous avons Claire et moi deux enfants que nous élevons dans cette ville, avec beaucoup de bonheur. Huit années ont passé, à toute allure.

Fermer ces lieux en décembre 2011, au moment où d’autres établissements d’art ferment ou sont sur le point de le faire, n’est pas un hasard ; à des échelles différentes et selon nos particularités, nous rencontrons bien évidemment tous les mêmes problèmes pour maintenir un budget de fonctionnement pérenne face à un État (élu par moins de 30 % des votants) qui gère seulement des intérêts particuliers et partisans, où l’administration accapare pour son fonctionnement 70 % des recettes de l’État, où les décisions de coupes budgétaires sont lapidaires et sans débat, où le marché de l’art est négligeable…

Si la fermeture de Duplex10m2 fait suite à de graves problèmes financiers, elle s’inscrit également dans un profond désir de renouvellement. Il devenait urgent pour nous de réarticuler, de reconfigurer notre action à Sarajevo, pour mieux accompagner des artistes bosniens qui aujourd’hui choisissent souvent de vivre et de travailler à Sarajevo, articulant temps de production au pays et résidences, programmes et manifestations diverses au-delà des frontières. Une nouvelle génération qui veut vivre ici, y travailler et s’engager pour le changement. Un mouvement de responsabilisation très positif.

À ce jour nous sommes forts de sept années d’expérience, d’un solide réseau local et international d’acteurs du monde de l’art, soutenus et reconnus par un grand nombre d’artistes, de commissaires d’expositions, de critiques d’art, d’institutions publiques et privées, d’amateurs d’art, participants actifs, soutiens et « compagnons de route ». Depuis 2004 nous aurons été soutenu entre autres par le Fonds de Dotation Agnès b, le Centre André Malraux de Sarajevo, l’ambassade de France en Bosnie-Herzégovine, le SCCA (Sarajevo Center for Contemporary Art), le centre d’art OUI de Grenoble, l’ambassade de Suisse et Pro-Helvetia.

Une riche publication rétrospective 2004-2011 dont la sortie est prévu pour avril 2012 témoignera de l’activité de Duplex10m2. Si une belle histoire se termine, une autre est sur les rails…

La création à Sarajevo d’un nouvel espace dévolu à l’art contemporain est en chantier : la NO(W)Gallery. Nous recherchons un nouvel espace dans le centre-ville de Sarajevo, qui nous permette de poursuivre notre action en redéfinissant son périmètre : commercialisation des œuvres présentées, développement des participations dans les foires d’art contemporain à l’étranger, recherche de nouveaux partenaires privés et publics, nouvelles collaborations, et bien entendu continuité et prolongement de notre soutien aux artistes que nous défendons depuis sept ans. Un grand nombre d’expositions sont déjà d’ores et déjà programmées : Baptiste Debombourg, Adela Jušić, Selja Kamerić, Milomir Kovacević, Radenko Milak, etc. Notre avenir a déjà commencé !

Notes

[1Robert Filliou cité par Pierre Tilman dans Robert Filliou - Nationalité poète, Dijon, Les presses du réel, 2006, p. 13.