Vacarme 62 / Cahier

Le psychotique et le psychanalyste entretien avec Jacques Borie

Le psychotique et le psychanalyste

Est-il possible de travailler aujourd’hui avec la psychose dans le cadre classique du cabinet ? Si Freud en doutait, et si nos sociétés actuelles préfèrent souvent éteindre tout discours en louvoyant entre enfermement, psychotropes et pur abandon, Jacques Borie, dans un livre récent, répond clairement par l’affirmative, après avoir passé plus de trente ans à recevoir des patients psychotiques. Reste encore à savoir quel accueil concevoir à la mesure de ces sujets qui résistent à tout formatage normatif et sont sans cesse contraints à inventer pour traiter l’insupportable de leur vie.

Commençons par la question de votre désir : celui d’écrire Le psychotique et le psychanalyste, avec la mention du psychotique avant celle du psychanalyste. Qu’est ce qui vous a poussé à écrire un tel livre ?

C’est d’abord une raison personnelle, liée à mon expérience, à la rencontre avec des sujets psychotiques et au travail avec eux depuis plus de trente ans. Je désirais témoigner de cela. D’autant qu’il y a des publications sur le travail en institutions ou avec des enfants, mais peu de livres sur le fait que beaucoup de sujets psychotiques adultes viennent d’eux-mêmes trouver un psychanalyste dans le cadre classique du cabinet.

C’est aussi en lien avec ma propre expérience d’analysant, puisqu’on n’est analyste que parce qu’on est d’abord analysant. Quand je pensais avoir terminé mon analyse, j’avais bien entendu une sorte d’inquiétude sur le fait de passer à la pratique moi-même, et au moment de ces valses-hésitations c’est la rencontre avec un sujet psychotique qui m’a poussé à franchir le pas. Il est venu me trouver en disant qu’il avait entendu dire que j’étais psychanalyste, lacanien en plus, et qu’il avait entendu parler de Lacan comme de quelqu’un qui traitait du langage en premier. Et, disait-il, « moi je souffre du langage ». Donc je me suis dit, je n’ai pas le choix, je dois recevoir cette personne et voir quelles conséquences on en tire. C’est ce qui m’a décidé à m’installer pour pratiquer la psychanalyse à partir de cette rencontre — à ce moment là.

Pouvez-vous alors préciser ce que vous entendez par psychose ? Car, à un moment ou à un autre, chacun peut souffrir du langage, non ?

Oui, il n’y a pas que dans la psychose, bien sûr, qu’on « souffre du langage » ! Les névrosés obsessionnels aussi parlent de cela : être pris dans des ruminations mentales, des pensées récurrentes, le doute éternel, l’empêchement d’agir… Mais les su-jets psychotiques le disent de façon plus radicale parce qu’ils ont affaire au langage non pas sur le mode du doute mais du commandement, ce qui est différent. Ainsi ce premier analysant avait la sensation que son père le commandait de l’intérieur de son cerveau en quelque sorte, qu’il lui disait « fais-ci, fais-ça ». Pour lui, le langage n’était pas de l’ordre de la représentation mais du commandement.

Est-ce le cas de tous les psychotiques ?

Cela varie selon la structure et la singularité de chaque psychose [paranoïa, schizophrénie, manie, mélancolie]. Le versant paranoïaque met cela spécialement en valeur : le sujet a la sensation d’être commandé par l’autre. Dans le transfert par exemple, quand je reçois un paranoïaque, je perçois tout de suite que je peux être pour lui un objet de persécution. Chez un schizophrène c’est beaucoup plus diffus, plus insaisissable. Le paranoïaque vise à reconstruire le monde avec un discours, alors que le schizophrène ne reconstruit pas le monde, il essaye de traiter son rapport au corps avec le peu de lien à la langue qu’il a. Dans la manie, il s’agit plutôt d’un langage sans objet, métonymique, qui coule tout seul, n’accroche rien, va du coq à l’âne, alors que dans la mélancolie le sujet ne peut plus parler, il se trouve réduit à son être d’objet, de déchet.

Dans ces différentes formes de psychose, les sujets ont affaire à un « défaut du Nom-du-Père », pour reprendre l’expression de Lacan, et c’est le traite-ment de ce défaut qui diffère et affecte singulière-ment le rapport au langage.

Pouvez-vous déplier ce vocabulaire ? Traduire ici « jouissance », « Nom-du-Père » ? En quoi cela permet-il d’éclairer l’abord de la psychose ?

Lacan a proposé un abord structural de la clinique. La psychose et la névrose sont deux grandes structures cliniques. Ce qui les distingue tient à la façon dont elles s’articulent ou pas à ce qu’il a appelé « Nom-du-Père ». Qu’est ce que le Nom-du-Père ? C’est une fonction logique de séparation et de limitation. Lacan a choisi de l’appeler ainsi pour indiquer que le sujet se structure généralement à partir d’une règle qui veut que la fonction paternelle limite la jouissance maternelle — sans quoi on aurait affaire à une logique quasi-incestueuse, la mère demeurant seule avec l’enfant comme son objet. Pour autant, le Nom-du-Père ne désigne pas forcément le père biologique, mais bien la variable qui occupe cette fonction logique ; c’est quelque chose qui structure les relations humaines, on peut trouver des tas de noms à cela : c’est aussi bien l’interdit de l’inceste, que tout ce qui fonde la culture.

Chez le psychotique le rapport à cette règle n’apparaît pas comme une évidence et donc le sujet se trouve aux prises avec une jouissance dérégulée, sans limite. Il n’y a pas de bords.

Je ne reçois pas des psychotiques. Je reçois un sujet qui souffre et qui a le désir de s'en sortir avec la parole.

On le voit très bien dans le rapport à la langue : le sujet peut partir à l’infini dans des discours sans liens — le coté sans queue ni tête du discours schizoïde ou maniaque — ou se construire un système de suppléance comme dans la paranoïa — ce qui peut prendre la forme de grands délires comme dans le cas de Schreber.

Concrètement qu’est-ce qui distingue psychose et névrose ? Est-ce que ce sont des catégories étanches ? Y a-t-il des passerelles à l’intérieur de la psychose entre schizophrénie, manie, mélancolie, paranoïa ?

Nous pensons de moins en moins qu’il y ait des choses étanches. Les repérages classiques conservent toute leur pertinence pour la direction de la cure mais dans la pratique, depuis Lacan, ce n’est pas à cela que nous nous référons, mais à la singularité.

Je ne reçois pas des psychotiques. Je reçois d’abord un sujet qui souffre et qui a le désir de s’en sortir avec la parole. Après, la pratique se différencie, mais il s’agit d’abord de repérer le rapport de chacun à sa jouissance, à son symptôme, à sa souffrance, à son invention… Il s’agit d’une clinique de la singularité, pas de la particularité. La particularité suppose qu’il y a un universel et qu’elle est une partie de cet universel — ainsi on pourrait dire : la schizophrénie est une « partie » des psychoses. C’est toute l’orientation de mon livre : mettre en valeur la façon unique, singulière dont un sujet va traiter ce qui ne va pas chez lui.

Freud ne pensait pas que la psychanalyse puisse soigner les psychotiques. Quand et comment s’est modifié le regard porté sur eux ?

Freud a découvert la psychanalyse avec les névrosés, spécialement avec les hystériques et c’est ce par quoi il était le plus concerné. Il disait lui-même que travailler avec les psychotiques ne lui allait pas, pour des raisons personnelles. Il n’a pas dit que cela n’intéressait pas la psychanalyse, simplement il lais-sait ça aux autres, et en effet, très vite, beaucoup de ses élèves ont commencé à recevoir des psychotiques. Dès 1905 Bleuler, Jung, Abraham ont essayé d’appliquer les théories de Freud aux psychotiques. C’était sans filet, très expérimental, et il y a eu par-fois des catastrophes.

Lacan lui est d’abord psychiatre — psychiatre à l’asile, c’est-à-dire qu’il rencontre le tout-venant, la folie de la rue, les gens dangereux pour eux-mêmes ou pour les autres. Il travaille à l’infirmerie de la Préfecture de police avec Clérambault — dont il dira que c’était son seul maitre en psychiatrie — qui porte déjà la plus grande attention à l’aspect formel du langage, à l’automatisme mental. Lacan découvre alors les cas des grandes folles comme Aimée, à la-quelle il consacrera sa thèse, et se met à inventer une façon de les questionner qui sort de la psychiatrie classique : il invente une forme de conversation à bâtons rompus qui nous guide encore aujourd’hui.

Dans la psychose, il y une déconnection intime entre le langage et ce qu'il y a de vivant chez chacun.

Il me semble qu’il a été le premier à avoir l’idée que, dans la psychose, il y avait à repérer un dérèglement intime entre le langage et le vivant. Que c’était sur ce point qu’il fallait porter notre attention et c’est ce que la conversation permettait. Il ne s’agit pas simplement d’un dérèglement du langage mais d’une déconnexion intime entre le langage et ce qu’il y a de vivant chez chacun. Lacan dira plus tard que pour le psychotique, le problème c’est « le défaut au joint intime du sentiment de la vie ».

Comment Lacan envisage-t-il le traitement par la psychanalyse des psychotiques ?

La position de Lacan à ce moment-là n’est pas de chercher le traitement, mais la logique du sujet : qu’y a-t-il de spécifique dans la psychose qui se différencie de la névrose freudienne. Il cherche le mécanisme en jeu dans la psychose et montre que c’est en recueillant les discours des sujets psychotiques qu’on a une chance de comprendre la logique de leur cas et non pas en appliquant des concepts déjà-là de façon automatique ; et en plus, en supposant une causalité psychique, ce qui est l’hypothèse de la psychanalyse.

Ensuite, dans l’après-guerre, il développe la définition de la psychose à partir de ce qu’il appelle « la forclusion du Nom-du-Père », qui vient à la place occupée par le refoulement dans la névrose, et dont le repérage est présenté comme un préliminaire à tout traitement possible. Dans la névrose, le refoulement implique que quelque chose de la pulsion a été représenté dans l’inconscient et que cela peut revenir sous la forme du retour du refoulé dans les lapsus, les actes manqués, les rêves, toutes les manifestations de l’inconscient. Dans la psychose, la forclusion (qui est la traduction de Verwerfung chez Freud qui signifie « rejet ») implique que cette représentation n’a pas été admise dans l’inconscient, que ça a été rejeté à l’extérieur, et que ça peut faire retour dans le réel. Faire retour dans le réel, c’est par exemple le fait que certains psychotiques sont envahis de paroles, entendent des voix ou ont des hallucinations.

D’où le danger d’appliquer les modèles psychanalytiques de la névrose à la psychose. Le maniement de l’interprétation par exemple : on peut interpréter un rêve, chercher son sens caché, alors que dans la psychose l’interprétation rajoute du sens sur l’effet délirant, ce qui peut faire délirer encore plus.

À partir de là, Lacan indique que la meilleure position pour l’analyste c’est d’être le secrétaire de l’aliéné, un peu au sens où Hegel définissait le philosophe comme le « secrétaire de l’Histoire ».

Qu’est ce que cela veut dire ?

Se faire le secrétaire de l’aliéné c’est d’abord prendre avec la plus grande considération ce que nous dit le sujet, ce que Lacan avait fait avec Aimée. À l’époque on considérait que la psychose était une maladie neurologique, héréditaire… la causalité psychique parais-sait quelque chose de très lointain ! On cherchait plu-tôt à annuler le délire par des médicaments — les neuroleptiques arrivent en 1952 —, des traitements sociaux ou l’enfermement.

Ensuite, dans « secrétaire » il y a la dimension du « secret » qui met en valeur ce quelque chose de caché qui est l’essentiel du sujet, et dont il faut prendre soin afin d’en préserver la singularité et d’éviter que cela ne devienne un discours universel.
Le psychanalyste doit se faire le secrétaire au sens où il s’agit de permettre au sujet de construire sa solution à travers sa parole. Ce n’est pas une simple position d’enregistrement, même si cette dimension a une importance, car pour certains le fait même de mettre en dépôt leurs dires, leurs papiers, des lettres, des tas de trucs… des tableaux, des inventions plus ou moins délirantes, ça peut soulager énormément. Cela permet au sujet de se séparer de l’en-trop qui l’embarrasse ; mais pour cela, il faut que quelqu’un l’accueille. C’est donc une pratique de parole qui s’accompagne souvent d’autres choses.

Au fond, Lacan n’a pas donné un programme à appliquer, il a donné des orientations. Et à la fin de son enseignement, il a mis de plus en plus l’accent sur le traitement par la parole de la jouissance-même, c’est-à-dire du corps, et non pas simplement de la langue.

La jouissance ? Le corps ? Ça va trop vite…

La jouissance suppose un corps, une consistance pour l’éprouver. Ce n’est pas de la pensée. La pensée a un caractère évanescent, différentiel, alors qu’avec le corps on est dans le registre de l’élémentaire : quelque chose s’éprouve, ça fait un, ça ne fait pas lien à l’autre, c’est en soi. Mais ça a bien un rapport avec la langue puisque le langage permet de dire quelque chose sur la façon dont on jouit, sexuellement ou pas, de son corps. Ça s’éprouve par le corps mais c’est aussi construit par la langue. C’est ce que Lacan appelle la motérialité de la langue pour mettre l’accent non sur le raisonnement mais sur la résonance — sur l’écho de la langue dans le corps.

Lacan comme Freud était d’abord parti de la paranoïa, mais il en est venu à inverser les paradigmes dans l’abord de la psychose et c’est à partir de la schizophrénie et sa dimension ironique que vont se dessiner de nouveaux repères. Le schizophrène dé-nonce le coté « semblant » des liens sociaux, il montre que c’est du pipeau, que le réel c’est la jouissance du corps.

En 1975, Lacan consacre son séminaire au cas de Joyce à partir de la lecture de ses œuvres. Au fil de ce séminaire, il déplie comment Joyce s’est mis à produire des œuvres pour avoir un père et être un fils. C’est une inversion de la logique classique où le névrosé est celui qui hérite de son père et s’en plaint, là c’est un sujet qui n’a pas d’héritage et qui doit produire ses œuvres pour se donner un nom. D’une certaine façon Joyce a fait par son œuvre beaucoup mieux qu’avec une analyse : il s’équivaut à son œuvre.

C’est ce qu’on cherche à produire dans la psychanalyse. Lacan appelle cela l’identification au sinthome.

Cela signifie quoi l’identification au sinthome ?

C’est un mot-valise qui permet d’indiquer à la fois qu’il y a des choses hétérogènes et une dimension créationniste dans la langue. Le schizophrène manie ça sans arrêt. Ce qui ne veut pas dire que la création se résume à une structure — il y a bien sûr des névrosés créatifs ! — ni que cela produise toujours des œuvres d’art… Nous n’avons aucun jugement à porter là-dessus et il y a des tas de créations qui n’ont aucun intérêt artistique — comme le délire qui est la création du paranoïaque. Mais il y a effectivement une pente à la création dans la psychose, à entendre au sens large : des objets les plus loufoques aux agencements les plus précaires. Ces productions, écrits, objets d’art, inventions bricolées… traitent un vide.

Je développe ainsi dans mon livre le cas d’une jeune patiente hantée par la mort, au bord du précipice, qui avait été diagnostiquée tantôt comme schizophrène tantôt comme mélancolique et qui a trouvé peu à peu à se « récupérer par la récupération ». Elle était dans une grande proximité avec la mort et a effectué un parcours tout à fait étonnant en prenant appui sur son travail analytique. Elle a réussi à traiter le trop plein de réel auquel elle avait affaire (cette proximité avec la mort) qui la poussait vers l’acte suicidaire, l’automutilation, une jouissance mortifère, en recyclant des déchets. Au fil de cette activité de plus en plus élaborée elle a pu à mettre à distance son être de déchet en s’intégrant dans sa propre création. La direction de la cure a consisté à accompagner cette stabilisation de sa jouissance mortifère autour de cette création qui faisait suppléance pour elle. Elle s’est mise à réaliser des objets artistiques de plus en plus raffinés à partir de ce qu’elle glanait dans des décharges publiques, ainsi que des mises en scènes baroques. Son inventivité lui a permis de traiter son lien problématique à son propre corps et d’accéder à un lien pacifié avec son partenaire. Elle est même parvenue sur cette base de création à développer toute une activité professionnelle, participer à des expositions, être sollicitée pour intervenir dans des écoles… Le parcours de cette jeune femme éclaire bien ce qu’il en est de la construction du sinthome ; il montre comment il permet qu’un nouage s’effectue là où ça ne tenait pas ensemble.

Sinthome dit aussi que cela reste énigmatique, on le voit bien dans ce cas. Ce n’est pas comme un symptôme — on parle de trouver le sens du symptôme et après ça se clarifie — ici cela reste opaque, cela ne se clarifiera jamais tout à fait mais cela a une fonction. Celle de faire tenir le sujet à mesure même qu’il peut se reconnaître dans sa production.

Chaque cas, comme celui de cette patiente, démontre aussi la dimension d’invention, la singularité soutenue par l’analyste : le psychanalyste a à accueillir le sujet psychotique comme il se présente, et à se prêter à l’usage singulier qu’il peut faire de la cure pour trouver son traitement, son issue au mode de jouissance mortifère dont il pâtit.

Comment tout ça éclaire-t-il la notion de « psychose ordinaire » ?

La psychose ordinaire, c’est une proposition de Jacques-Alain Miller en 1998. Ce n’est pas une bifurcation théorique mais plutôt un constat empirique ou phénoménologique des évolutions récentes des troubles psychiques, pour tenter de nommer ce qui apparaît aujourd’hui : il y a de moins en moins de psychotiques « extraordinaires », de grands fous à la Schreber, et nous recevons dans nos cabinets de nombreux psychotiques moins visibles, qu’on ne repère pas par de grands délires ou des hallucinations, encore moins par un seul trait, mais par un ensemble de traits beaucoup plus fins — le sentiment de n’être « pas vivant », de vivre comme une ombre ou un déchet, d’être désarrimé de tout. J’en donne beau-coup d’exemples dans mon livre. J’ai une patiente qui est médecin, et qui tous les matins ne peut pas se laver. Pour elle c’est insupportable, elle a l’impression que l’eau pénètre son corps ; pourtant après, elle soigne des gens et elle le fait très bien… Et ça, personne ne peut le voir de l’extérieur, il n’y a qu’en parlant avec le sujet, avec les repères de cette clinique-là, que vous mesurez que pour nombre d’entre eux, ce sont les choses les plus simples de la vie qui font problème… c’est ça la psychose ordinaire.

Comment expliquez-vous ces évolutions ?

Pour plusieurs raisons. Premièrement, il n’y a plus de maîtres. On ne peut plus se prendre pour Napoléon, il n’y a plus de Napoléon. Le fou qui se prend pour Napoléon, c’est toute la tradition des blagues sur les fous. Aujourd’hui vous allez vous prendre pour qui ? De même, la prégnance des discours délirants sur la religion, sur Dieu ou la guerre est moins forte qu’auparavant … cela peut revenir mais disons qu’il y a peu de figures de l’extraordinaire qui permettent de s’identifier facilement. Le sujet est donc plus seul avec son problème. Deuxièmement, il y a l’influence des neuroleptiques. Beaucoup de psychotiques sont traités et donc le délire se trouve à « bas bruit ». Troisième raison : la différence entre le normal et le pathologique est devenue plus floue. Du temps où il y avait un discours du maitre qui se tenait, on pouvait dire, être normal c’est ça ; aujourd’hui les repères classiques se sont perdus et le fait d’être extraordinaire ne se définit donc plus par opposition à l’ordinaire. Enfin, Lacan a sans doute vu juste quand il disait que l’évolution sociale allait produire toujours plus d’exclus, parce que nos sociétés capitalistes se sont engagées dans une ex-tension illimitée de la jouissance — ce qu’il appelait le plus-de-jouir sur le modèle de la plus-value marxiste —, extension destructrice produisant une ségrégation de plus en plus grande ; et ça c’est une question pour la psychanalyse et pour la société en général.

Notre politique c'est aussi de montrer que le ratage fait avancer nos sociétés.

Que peut proposer la psychanalyse ?

La société a une exigence de normativité de plus en plus forte et la psychanalyse se refuse à se plier à cela. Ce qui est très important pour les psychotiques puisque ce qui leur est proposé est, d’une part le traitement médicamenteux — qui peut être très utile —, et les traitements sociaux — qui sont bien sûr importants, comme l’allocation d’adulte handicapé, la réinsertion dans un travail plus ou moins protégé —, mais il y a beaucoup de gens qui ne peuvent pas accéder au travail, qui ne sont pas du tout « normativables » !

C’est à cela qu’on donne abri. L’abri d’un discours. Ce qui peut être important. Beaucoup se pré-sentent comme déchets, « on m’a viré de là, on ne me prend pas, on ne me veut pas… » ou bien « on m’oblige à faire des trucs que je ne peux pas faire ». Tout l’enjeu est alors de les aider à trouver une position autre sur laquelle s’appuyer. Il ne s’agit bien sûr pas d’une réinsertion par les normes mais par l’énonciation. Toutes ces normes universelles écrasent la pulsion et quand la pulsion est écrasée, elle continue d’exister et finit par ressortir de façon beaucoup plus violente ; alors que si on la noue dans un discours cela la rend plus civilisée ; voilà notre hypothèse. Une patiente a pu me dire « par rapport au travail je serai toujours une marginale », c’est son énoncé, alors qu’avant elle disait qu’elle était exclue du travail. Là, « je serai toujours une marginale » veut dire qu’elle assume sa position de ne pouvoir travailler que sur la marge, qu’elle peut se débrouiller autrement que comme objet-déchet. Trouver la position subjective qui permet à quelqu’un de s’appuyer sur son dire au lieu d’être éjecté c’est retrouver un point actif et non pas passif dans son rapport à la vie.

Quel est, dans cette perspective, le rôle d’institutions comme celle que vous
présidez ?

Au centre de Nonette [1], nous accueillons des enfants, des adultes dont on ne veut pas ailleurs. La plupart ne parlent pas, ils crient parfois, disent un mot, deux, mais pas de phrases. Eh bien nous avons créé une compagnie de théâtre. Et ils ont monté une pièce au théâtre municipal de Clermont. Et quand ils se sont retrouvés sur scène on s’est aperçu qu’ils parlaient extrêmement bas, donc on les a appelés la Compagnie des chuchoteurs. Cela a fait entendre qu’ils n’étaient pas hors langage, qu’ils avaient trouvé un mode particulier de faire avec la langue, et qu’en plus ils pouvaient le mettre en scène pour d’autres. Et depuis la Compagnie des Chuchoteurs est réclamée dans les festivals de théâtre, dans différents lieux. D’autres font des travaux artistiques qui sont exposés à la mairie de Clermont, pour que ce soit vu par des milliers de personnes. On exporte la folie chez les gens normaux.

Donc d’un côté, on aide des psychotiques à s’inventer de nouvelles formes de lien social et d’un autre côté, politiquement, on va à l’encontre de l’idée qu’on se fait des autistes et des psychotiques, qui est une idée déficitaire. Nous essayons de transmettre qu’il y a autre chose, de transmettre la dimension créationniste de ces sujets.

Par rapport aux discours dominants, défendre cela a aussi un sens politique ?

Oui, donner un abri dans le discours a une dimension politique.

Nous accueillons des sujets dont on sait qu’on ne va pas les réintégrer au sens attendu du terme : ils ne vont pas devenir de bons travailleurs ou de bons écoliers… ça ne nous empêche pas de travailler avec eux. On peut être humain de tas de façons ! Ça aussi c’est politique…

Le sujet psychotique tend de plus en plus à être exclu d’un certain mode de lien social et nous montrons au contraire que l’abri du discours analytique permet qu’il trouve une connexion entre l’intime et le social. La psychanalyse n’est pas une affaire de pure intimité, l’extime est au cœur de l’intime, et c’est capital.

Peut-on aller jusqu’à parler d’une politique de la psychanalyse ? Et si oui, s’agit-il, comme on l’entend parfois, de restaurer le discours du maitre, la figure du père, ou de dénoncer les nouvelles formes de reconnaissance, comme celle du mariage homosexuel ?

Surtout pas ! L’extension du capitalisme et de la science produit une dérégulation de tout ce qui est hérité de la tradition, et donc toutes sortes d’autres droits apparaissent. Il n’y a aucune raison de s’opposer à cela, même s’il serait naïf de croire que ça règlera les questions qui se posent pour chacun dans son rapport avec le sexe. La psychanalyse peut par contre éclairer le fait qu’aujourd’hui le politique tend à se supprimer lui-même au profit de l’expertise et de la science. Dès qu’il y a un problème, on nomme une commission, des experts et le politique s’en lave les mains ; alors que voulons que le politique décide par choix éthique. Pour autant, la psychanalyse n’a pas à dire ce qu’il faut faire puis-qu’on est toujours du coté du ratage. Mais notre politique c’est aussi de montrer que le ratage fait avancer les sociétés. Apprendre de ce qui ne va pas ; par exemple en travaillant avec des psychotiques, en acceptant que le maître ce soit le psychotique et en cherchant à apprendre de lui, comment il fait, comment il s’en sort au lieu de prétendre connaître d’avance ce qu’il lui faut.

À partir de là, avec cet enseignement qu’on recueille, on peut s’adresser à tous ces nouveaux maîtres, les experts, et leur dire qu’il y a aussi quelque chose à apprendre, à ne pas vouloir imposer, qu’il y aussi de la créativité dans les formes de ratage.

Ce faisant, on restitue une valeur aux institutions qui ont plutôt tendance à se déliter, comme dans la psychiatrie actuelle, et on soulève une question fondamentale de nos sociétés : quel autre lien social est possible, c’est-à-dire un lien social qui n’exclurait pas ce qui en chute — ce qui est mis en place de déchets, ratés, débris ? C’est ça, la question politique.

Post-scriptum

La rencontre de Jacques Borie ouvre un premier volet sur l’accueil de la psychose, ici en cabinet. Jacques Borie est psychanalyste, membre de l’École de la Cause Freudienne, coordinateur de la Section clinique de Lyon. Il a publié Le psychotique et le psychanalyste, aux Éditions Michèle (2012). Membre actif du Centre Psychanalytique de Consultation et Traitement (centre qui reçoit gratuitement des personnes en situation de précarité souhaitant rencontrer un analyste), il est aussi président de l’association qui gère le Centre thérapeutique et de recherche de Nonette, qui accueille et travaille avec des enfants et des adultes autistes ou psychotiques, et auquel sera consacré, dans le prochain numéro, le second volet de ce dossier sur l’accueil de la psychose en institution.

Notes

[1Le Centre thérapeutique et de recherche de Nonette est situé dans le Puy-de-Dôme près de Clermont-Ferrand ; il est agréé pour accueillir soixante-quatre enfants ou adultes psychotiques et autistes ; le traitement est orienté par la référence à la psychanalyse. Le responsable thérapeutique est le Dr Jean-Robert Rabanel et le directeur Jean-Pierre Rouillon. Jacques Borie est le président de l’association qui gère le centre.