Vacarme 16 / Processus

L’atelier des masques entretien avec Kossi Efoui

À propos du roman de Kossi Efoui, La Fabrique de cérémonies [1], des commentateurs ont parlé d’« odyssée ». C’est ce qu’on dit en général par commodité quand le récit d’un retour au pays natal a des accents épiques. En l’occurrence, l’odyssée est un naufrage grotesque et pathétique dans un pays qui fut un jour le Togo, fiction coloniale elle-même travestie en fiction d’État-nation, auquel le romancier prête à son tour de nouveaux contours. Le narrateur, Edgar Fall, ancien étudiant en URSS quand il y avait l’URSS, échoué au huitième étage d’un immeuble parisien d’où il regarde tomber les pays à la télévision sans renoncer tout à fait à l’idée de traduire Le Nègre de Pierre-le-Grand de Pouchkine, se retrouve dans une Afrique qui n’est plus qu’un violent bal des masques, où il se découvre le possible bâtard d’un ancien tortionnaire déguisé en psychothérapeute. On peut aussi lire ce roman comme une interrogation sur ce que c’est qu’être un «  auteur africain  » aujourd’hui, quand sa propre histoire interdit aussi bien de croire dans la posture de l’écrivain national – fût-il critique – que dans le Kitsch de la World fiction. À ce titre, Efoui est peut-être le plus exemplaire et le plus radical des écrivains de la jeune génération «  transcontinentale  » décrite par Waberi.

Kossi Efoui est né au Togo il y a 39 ans, il a publié quatre pièces de théâtre et un autre roman [2]. Aujourd’hui, il vit à Toulouse. À la manière des Africains-Américains, il aime à se définir comme un Africain-Français.

fictions de l’afrique (1)

L’Afrique semble n’exister qu’à travers des fictions qui fonctionnent comme autant de masques. On n’en voit que ce qu’elles construisent. Mes livres opposent mes propres fictions – mes masques – aux fictions constituées.

Les pays dans lesquels nous avons vécu ont tous les oripeaux de l’État-Nation. Ces États se présentent comme les vecteurs de la modernité et utilisent les leviers d’une mémoire traditionnelle pour conforter des pouvoirs voués au culte de la force. Ils ne fonctionnent en fait que par manipulation d’images – qu’il s’agisse des images modernes de la télévision ou d’images mentales, des constructions de la mémoire mises au service de leur idéologie. Cette fiction a été l’affaire de tous  : la presse, l’école, la famille. Quand on a traversé ce qu’on peut appeler une culture de la dictature, fabriquer sa parole individuelle en scrutant au plus près les leviers qui ont été à la base de cette gigantesque invention d’une parole collective me semble être une nécessité.

fictions de l’afrique (2)

Parmi les fictions, il n’y a pas seulement celles à travers lesquelles se constituent nos pays  ; il y a aussi les regards extérieurs portés sur l’Afrique  : l’Afrique aurait disparu, ce ne serait plus qu’une question de temps, tout est foutu, tout est pourri. Le roman s’ouvre sur le personnage d’Urbain Mango. Lui est Africain et dit : on ne va pas si facilement être évacué du monde  : on a vendu l’or, le pétrole, le manganèse, le bois, vendons ce qui reste  : la merde.

Aujourd’hui, toutes les conditions sont rassemblées pour que se développe ce cynisme-là. Il y a eu une génération indépendantiste qui s’est battue contre la colonisation. Il y a eu les tentatives – qui ont parfois échoué – de combat contre les dictatures. Aujourd’hui, il y a une jeunesse qui avait dix ou quinze ans dans les années de lutte, et qui n’est pas loin de la tentation du nihilisme.

Il est vrai que les discours idéologiques qui ont servi les dictatures en Afrique s’effritent. Mais dans quel miroir l’Afrique se regarde-t-elle aujourd’hui  ? Qu’est-ce que le post-colonialisme, et que sont les post-dictatures  ? C’est en posant ces questions que le livre commence. Est-ce que les post-dictatures vont provoquer le déchirement du voile  ? Ou allons-nous ajouter de nouvelles illusions aux illusions  ?

le roman d’un bâtard

Il y a une question que je ne cesse de me poser  : jusqu’où les mécanismes de la dictature et le conditionnement que nous avons subi à travers cette éducation-là nous poursuivent-ils, comme modèle, jusque dans nos tentatives de combattre ce modèle  ? Edgar Fall, le narrateur, s’inquiète de ce que ce M. Halo puisse être son vrai père – et non celui qu’on lui a désigné comme son vrai père. Cette inquiétude est une inquiétude de bâtard. Or la bâtardise est très caractéristique de la génération d’Africains, à laquelle j’appartiens.

M. Halo est le modèle déposé du « bon citoyen ». Il est psychothérapeute, mais sa pratique se rapproche plus de la psychiatrie des camps de concentration que d’autre chose. Son discours utilise les ressorts de la tradition et les pervertit pour laisser croire qu’il y a en nous quelque chose d’irréductiblement authentique. Ce discours fonde le prototype auquel tout le monde doit s’identifier. Faute de quoi, on s’écarte de cette authenticité présumée, intrinsèque ; et on se désigne soi-même à la vindicte populaire. C’est un petit chef. Nos systèmes de dictature ont constitué une culture de petits chefs. Du haut de la pyramide jusqu’en bas, chacun tape sur l’autre. La seule question est  : qui va frapper qui  ? Qui a assez de pouvoir pour frapper  ?

un africain en union soviétique

Quand j’étais adolescent, je voulais faire une école de mise en scène. Il n’y en avait pas au Togo, j’ai tenté sans succès de décrocher une bourse pour une école en URSS. Je voyais certains de mes amis partir quatre ans en URSS ou en Chine. Ce devait être une expérience très étrange. Et puis je suis tombé sur un documentaire sur des étudiants zaïrois à Moscou. Ils ne pouvaient plus continuer leurs études, l’organisme qui leur avait accordé la bourse avait disparu avec l’URSS  ; mais ils ne pouvaient pas rentrer non plus, parce que, dans leur pays, il y avait des troubles, et que personne ne s’y souciait de leur payer un billet d’avion. Edgar Fall revient de ce type d’expérience. Comme ces étudiants, il se retrouve dans des interstices – jamais dans un espace habitable.

le nègre de pouchkine

Quand j’étais lycéen, au Togo, nous étions émerveillés d’apprendre que Pouchkine avait un ancêtre nègre. Je me souviens d’une dispute entre deux profs de français. L’un considérait que c’étaient des foutaises, et qu’il était absurde de faire de l’ancêtre nègre de Pouchkine la chose à apprendre absolument aux élèves, et que c’était encore faire de l’idéologie dans le pire sens du terme.

Dans le projet d’Edgar Fall de traduire le roman inachevé de Pouchkine, Le Nègre de Pierre-le-Grand, il y a la volonté, chez quelqu’un qui se meut dans les interstices d’espaces compacts, de se raccrocher à la moindre petite trace identitaire, si infime, dérisoire et pathétique soit-elle. En face de lui, il y a Urbain Mango, qui est au contraire dans l’enflure, dans l’éclatement de tout ce qui peut encore l’aider à se constituer, dans la liquidation des traces.

Togo

J’ai appris qu’on ne s’était pas opposé à la diffusion de mon livre au Togo. Mais j’ignore si on le trouve en librairie.

J’ai monté la première de mes pièces au Togo. C’était une période où le système soignait son image, et montrait qu’on pouvait dire certaines choses. J’arrivais au bon moment. Cela n’a pas duré longtemps. C’est que rien n’est stable  : on est dans le domaine de la fiction, mais aussi de l’improvisation de la fiction. Les choses ne sont jamais ce qu’elles donnent l’impression d’être.

Pour moi, la vraie souffrance est de voir le peu de cas qu’on fait de la culture dans mon pays. Adolescent, j’ai lu des livres que je n’aurais jamais pu m’acheter. Il y avait les bibliothèques itinérantes, un prof qui ouvrait sa bibliothèque à ses étudiants  ; on trouvait des moyens de location ; on inventait mille façons pour avoir accès aux livres. S’il y avait une volonté politique pour donner accès aux livres, on pourrait contourner le problème du pouvoir d’achat des citoyens.

littérature africaine ?

Il n’existe pas plus de « littérature africaine » que de « littérature française ». Il existe plusieurs façons d’habiter la langue française. On écrit tous dans le français  ; personne n’écrit en français. Qu’on soit français ou d’ailleurs.

Depuis que je suis enfant, je n’ai fait que construire des ponts. À l’école, on m’interdisait de parler l’éwé, qui est ma langue maternelle. Rentré à la maison, je parlais l’éwé avec ma mère. Elle me demandait ce que j’avais appris dans la journée ; mais ce que j’avais appris, c’était une langue, et c’était l’univers que cette langue véhiculait. Et il me fallait trouver dans ma langue maternelle des équivalences. La langue que j’invente dans mon écriture est le prolongement de ce mouvement qui a débuté avec l’apprentissage du français.

La façon dont le français est travaillé chez moi par l’éwé n’est pas un processus conscient. Cela n’a rien d’un procédé, je le découvre après coup. Ce peut être une certaine façon de ponctuer. Il m’arrive, après trois paragraphes de très longues phrases, j’écris  : « comme je dis :  », et je reprends l’histoire. Ce type de ponctuation est très proche des façons de conter que j’ai connues dans mon enfance, et que j’ai d’ailleurs pu utiliser au théâtre.

africain-français

Je suis Français pour la langue générique dans laquelle j’écris  ; Africain pour l’origine. Ou plutôt pour le point de départ. Car ni « Africain », ni « Français » ne sont des points d’accomplissement. Africain, c’est ce que je laisse derrière moi  ; Français, c’est ce que je traverse, la matière avec laquelle je suis quotidiennement au corps à corps. Pour sortir. Pour continuer à sortir. Mais la langue que je construis est aussi travaillée par des auteurs japonais, russes, espagnols, américains, que j’ai lus, et qui ont bouleversé quelque chose en moi.

« continents noirs », collection gallimard

La visée d’une telle collection est-elle idéologique ou commerciale  ? S’il s’agit juste d’un emballage qui permette de rendre visible des paroles qui viennent d’ailleurs, cela s’appelle une opération éditoriale, et cette méthode n’est pas pire qu’une autre. Mais si cela veut être plus que cela, c’est une illusion totale. Je ne crois pas qu’il y ait une originalité liée à l’origine. On ne peut pas attendre, par exemple, des écrivains africains qu’ils renouvellent le français  ; parce que le renouvellement de la langue ne peut pas être fondateur d’un principe littéraire.

D’un livre à l’autre circule le même texte de Schifano, le directeur de la collection. La façon dont nous posons aujourd’hui les termes du débat lui échappent totalement. Les visions qu’il évoque datent d’une autre époque  : celle de Senghor ou de Césaire. Le contexte était aux écoles, aux manifestes. L’imbrication entre politique et art, politique et littérature, était très forte  : c’était un levier de la pensée et de la pratique. Aujourd’hui, cette imbrication n’est plus revendiquée que timidement.

génération

Même si aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une action collective, en termes de manifeste ou d’école d’écriture, nous sommes attentifs les uns aux autres, et nous savons que nous portons quelque chose que personne ne dira si nous ne le disons pas. Ecrire, c’est descendre jusque chez les morts qui peuplent sa mémoire et remonter avec leur voix. Or nos morts ne se sont pas pendus parce qu’ils ont raté une histoire amoureuse. Les morts que je vais retrouver ne me raconteront pas forcément une belle histoire romantique qui finit mal  ; ils me diront des rafales de mitrailleuse, des disparitions, d’autres choses. Mon chant sera donc forcément différent, et portera la trace de cette histoire-là.

Notes

[1Seuil, 2001

[2Théâtre : Récupérations (Lansman, 1992)  ; La Malaventure (Lansman, 1993) ; Le Petit Frère du rameur (Lansman, 1995) ; Que la terre vous soit légère (Le Bruit des autres, 1996). Roman : La Polka (Seuil, 1998)