Le peuple des images entretien avec Philippe-Alain Michaud
Dans Aby Warburg et l’image en mouvement [1], Philippe-Alain Michaud, qui assure aujourd’hui la programmation cinéma à l’auditorium du Louvre, montre comment l’histoire de l’art de Warburg et le septième art peuvent s’éclairer mutuellement, dans l’élaboration d’une
interprétation singulière des images. À lire cet ouvrage, il est frappant de voir combien
travailler avec Warburg peut être fécond. Un point de départ idéal pour poser une question toute simple : qu’est-ce qu’être warburgien ?
Peut-on parler aujourd’hui d’un retour à Warburg ?
Il y a aujourd’hui une extraordinaire effervescence autour de la pensée de Warburg, comparable à ce qui s’est produit dans les années 1970 et 1980 autour de Benjamin – à qui d’ailleurs on l’associe peut-être trop souvent. Les Écrits de Warburg, publiés en 1932, ont été réimprimés en Allemagne et traduits en anglais par le Getty Institute. C’est la première étape d’un vaste programme de publication des inédits : Mnémosyne, l’Atlas d’histoire de l’art de Warburg, ainsi que le Tagebuch, le journal de la bibliothèque, ont déjà été publiés. Des éditions suivent, en Italie et en France. Dans tous les pays, publications, colloques et thèses consacrés à Warburg se multiplient.
Comment expliquer ce retour ?
On assiste, autour de Warburg, à une véritable redéfinition du champ des études – voire du discours – de l’histoire de l’art. Et ce n’est pas un hasard si la conférence de 1923 sur le voyage au Nouveau-Mexique et en Arizona, dont Ernst Gombrich (qui fut longtemps le directeur du Warburg Institute à Londres), avançait qu’il n’avait constitué qu’« une parenthèse » dans la vie de Warburg, est aujourd’hui considéré comme le moteur de ce déplacement. Pour mémoire, durant l’hiver 1895-1896, Warburg accomplit un long périple dans l’Ouest américain, au cours duquel il explore les territoires indiens et assiste à une série de danses rituelles dans les Pueblos Zuni du Nouveau-Mexique et dans les villages Hopi de la Black Mesa. De ce voyage, qu’il concevait comme une antidote à ce qu’il nomme l’histoire de l’art esthétisante, Warburg ramena à Hambourg un ensemble de photographies et des objets votifs ou usuels (katcinas, poteries, vanneries…). Vingt-sept ans plus tard, dans la clinique de Kreuzlingen où il était soigné par Ludwig Binswanger, en proie à de graves troubles mentaux, Warburg prononce une conférence consacrée au rituel du serpent, dans laquelle il revient sur son voyage qu’il réinterprète comme une expérience consistant à installer l’anthropologie au cœur de l’histoire de l’art : à travers les « images du territoire indien », pour reprendre le titre de sa conférence, il fait resurgir la réalité de la Renaissance florentine, produisant des effets de survivance en utilisant des techniques de juxtaposition et de superposition d’images, c’est-à-dire des techniques de montage. Mais la conférence peut également se lire à un deuxième niveau, plus menaçant encore pour le discours dominant de l’histoire de l’art : l’existence des Indiens, partagée entre le travail et la magie, peut servir de modèle au comportement de l’historien de l’art.
La chose étrange est qu’au États-Unis, les gender studies marquent plutôt une résistance face à la redécouverte de la pensée de Warburg (qui, jusqu’à présent, n’avait été perçue que comme une sorte d’hyper-iconographie positiviste) : alors qu’on se serait attendu à ce que la projection brutale de la culture indienne sur la culture de la Renaissance italienne soit perçue comme un geste transgressif par rapport à la pensée dominante en histoire de l’art, introduisant une distorsion violente dans le schéma qui articule la Renaissance à l’Antiquité classique, cette projection a plutôt été perçue comme une intrusion de type colonial dans le champ des études amérindiennes : aux États-Unis, les études dénonçant l’« incorrection politique » de Warburg se multiplient tant dans le champ de l’histoire de l’art que dans celui de l’anthropologie, s’appuyant sur le caractère sommaire de son appréhension de la culture indienne. La communauté Hopi elle-même s’est opposée – avec succès – à la présentation à Los Angeles, au Getty Center, de l’exposition des photographies réalisées par Warburg au cours de son voyage. Or Warburg n’a jamais cherché à faire œuvre d’anthropologue, mais à introduire violemment une dimension anthropologique dans histoire de l’art. Sa promenade indienne est en fait une sorte de détournement du Grand Tour initiatique que tout historien de l’art se devait d’accomplir, encore à la fin du XIXe siècle.
Dans sa biographie intellectuelle de Warburg, par rapport à laquelle tous ceux qui se sont intéressés à Warburg de près ou de loin se positionnent, Gombrich évacue complètement la dimension anthropologique de Warburg (comme d’ailleurs le rapport à Freud) et déclare qu’il faut le lire à la lumière des gens qui l’ont inspiré, c’est-à-dire les historiens de l’Antiquité et les psychologues de la fin du XIXe siècle. Or, s’il est vrai que Warburg a commencé à travailler à la fin des années 1880, il opère un véritable renversement critique des savoirs dont sa pensée procède et adopte une distance que je qualifierais presque d’ironique par rapport à ses sources.
Où était passé Warburg au cours du XXe siècle ? Quelles traces en sont restées dans l’histoire de l’art ?
L’histoire de la bibliothèque, à laquelle il a laissé son nom et qu’il commence à constituer au tout début du XXe siècle, illustre bien le destin paradoxal de Warburg. En 1919, au moment où il est interné à Kreuzlingen, Saxl, son assistant, est chargé par la famille de gérer la bibliothèque en l’absence d’Aby et de la transformer en institut de recherche. Revenant de Kreuzlingen en 1923, Warburg aurait simplement dit en entrant dans sa bibliothèque : « ma pauvre Renaissance », jeu de mots sur le retour à la vie et sur ce qu’il était advenu de sa vision de la Renaissance italienne. Je pense que l’ordre même de la bibliothèque était désormais perdu. Au commencement des années 1920, celle-ci devait déménager dans un bâtiment spécialement construit à côté de la maison familiale. Même si Warburg s’est beaucoup impliqué dans sa conception et dans son aménagement, cette nouvelle bibliothèque obéit à un principe de réalité où se perd le caractère fantasque de la bibliothèque originelle conçue comme un prolongement organique du corps de l’historien de l’art. À mon sens, le fait que les livres aient été installés dans la maison de Warburg avait un sens particulier, à commencer par la répartition générale des fonctions par étages : la bibliothèque occupait le rez-de-chaussée et les pièces d’habitation, les niveaux supérieurs, de la même manière que dans les habitations Hopi, l’espace de contemplation – la kiwa – est située en dessous de l’espace d’habitation. Je suppose que toutes les dispositions de livres à l’intérieur de la maison, leur localisation et leurs enchaînements avait un sens qui s’est perdu dans le détail, même s’il s’est conservé dans les grandes lignes, quand la nouvelle bibliothèque, qui devait répondre à des exigences fonctionnelles, a été créée. Il ne pouvait d’ailleurs probablement pas en être autrement, sauf à figer la bibliothèque dans un portrait de son fondateur. Quand elle se confondait avec sa maison, la bibliothèque était comme le corps extérieur de celui qui l’habite. Avec le déménagement, la maison Usher devient un instrument de recherche.
Mais l’institut de Hambourg, comme aujourd’hui celui de Londres, conservait une organisation assez particulière qui procédait par associations, par paliers, et séparait images, textes, orientations générales…
Salvatore Settis a consacré une étude détaillée à l’organisation de la bibliothèque. Le classement des livres a fait l’objet de projets successifs, qui répondaient à une organisation thématique. Mais le résultat aujourd’hui c’est une bibliothèque vivante, extraordinairement riche sur certains sujets, dans laquelle on repère encore les lignes de force du travail de Warburg, mais une bibliothèque d’histoire de l’art normale dans laquelle on accède librement aux livres, comme dans tous les pays anglo-saxons.
À partir de l’épisode de la folie de Warburg, quand la bibliothèque a été transformée en institut, la présence de Warburg à l’intérieur du travail de ses disciples est devenue souterraine. Dans tous les travaux de ses disciples, à commencer par ceux de Panofsky, on trouve le travail de Warburg, mais comme refoulé. À cet égard, l’exemple de Saturne et la mélancolie est révélateur. Ce texte extraordinaire signé par Panofsky, Saxl et Klibansky, est presque un portrait de Warburg : il était une grande figure de la mélancolie, et la mélancolie est un des objets sur lesquels il a le plus travaillé. Or le nom de Warburg est, je crois, cité une fois en note dans le livre. On retrouverait de la même manière la trace de Warburg dans les travaux de Cassirer ou de Wind… Mais il est tiré du côté de la rationalité iconographico-historiographique, alors que ce qu’il essayait de faire c’était de manifester la composante magique de la pensée de l’historien de l’art. Le travail de Warburg a une dimension réflexive : il porte autant sur les pratiques rituelles de l’histoire de l’art que sur la Renaissance italienne. Le sens de la bibliothèque telle que Warburg l’avait conçue dans sa maison était une projection, une forme d’autoportrait, et une méditation sur les relations qui se nouent entre textes et images et sur l’espace symbolique de la recherche. Les livres étaient comme des âmes échappées, qu’il rassemblait et conservait. Il avait même adopté un système de couleurs imaginé par Gertrud Bing, son assistante, pour classer les livres : je pense qu’il évoquait pour lui la symbolique des plumes dans les parures indiennes. Le système a dû être abandonné par la suite parce que l’on s’est aperçu que les couleurs viraient…
Le travail de Warburg a donc eu un destin paradoxal qui était en même temps très inscrit dans son mode de pensée. Il est resté comme un fantôme dans le travail de ses disciples (c’est le Dibbouk de Georges Didi-Huberman) – le fantôme, c’est aussi le signet marquant la place d’un livre absent sur un rayonnage. La dimension réelle du travail de Warburg est réapparue quand la chape de plomb que Gombrich faisait peser sur lui a sauté. Pendant très longtemps, Gombrich a soutenu que son autobiographie contenait tous les inédits publiables de Warburg, ce qui est proprement scandaleux quand on découvre ses archives, sur lesquelles il était assez impossible de travailler jusqu’à l’arrivée de Nicholas Mann à la tête de l’institut – peut-être parce qu’il n’était pas, contrairement aux directeurs précédents, issu de l’institut lui-même.
Warburg est donc revenu par le biais de personnes qui n’avaient rien à voir avec lui ?
Oui. L’idée des warburgiens était en quelque sorte de sauver la bibliothèque contre son créateur et de réduire la leçon de Warburg à une extension de l’histoire de l’art à l’ensemble des sciences humaines. Ce qui était déjà beaucoup.
L’histoire de Siegfried Kracauer et de ses rapports avec Panofsky (leur correspondance a été publiée récemment en Allemagne) pourrait servir d’apologue au destin et à la redécouverte de la pensée de Warburg. Panofsky avait émigré bien avant Kracauer aux États-Unis et enseignait déjà à Princeton. Il était par ailleurs assez impliqué dans la fondation du département cinéma du MoMA. Kracauer travaillait à son opus magnum, Theory of film. Dans les années 1940 il demande à Panofsky de contrôler son travail. Leur correspondance durera jusqu’à la mort de Panofsky. Un épisode de cette correspondance est particulièrement intéressant d’un point de vue warburgien. Panofsky reproche à Kracauer de dissocier, dans l’image cinématographique, dimension documentaire et dimension narrative. Le documentaire (pour Kracauer selon Panofsky), c’est le photographique, l’image fixe, qui reflète simplement le réel. La narration, c’est l’enchaînement des images qui suppose l’intervention d’un opérateur, c’est-à-dire d’un auteur. Ne faudrait-il pas plutôt, demande Panofsky, supposer que cette tension entre document et récit passe à l’intérieur du photogramme lui-même ? En néo-kantien, Panofsky pense qu’analyser les images, c’est analyser le sujet qui les produit. À cela, Kracauer répond qu’effectivement, selon lui, entre photographie et cinéma il n’y a pas de solution de continuité. Mais l’image photographique n’est pas le reflet de la réalité, elle est le produit d’une stratification. C’est ce qu’il appelle ailleurs « le monogramme de l’histoire ». Dans une image, par les effets du cadrage, de l’éclairage, par le fait du prélèvement même, on fait apparaître quelque chose qui est de l’ordre de la stratification historique. Ce qui ressort de la réponse de Kracauer à Panofsky, c’est que l’analyse du cinéma devrait développer ce que l’on pourrait nommer une phénoménologie des surfaces qui prenne en charge la profondeur historique des images. Analyser des images de cinéma, c’est discriminer des surfaces. Et l’on comprend pourquoi Kracauer cherchera obstinément, tout au long des années 1940 et 1950 à se rapprocher de l’École warburgienne : outre Panofsky, il envoie ses textes à Gertrud Bing à Gombrich, à Wind ou encore à Kristeller, émigré sur la côté ouest, qui sera d’ailleurs le seul à prendre au sérieux sa recherche : pour Kracauer, l’analyse des images qu’il développait en cinéma devait trouver dans l’iconologie des instruments opérants et, symétriquement, sa description de l’image cinématographique était susceptible de donner à l’histoire de l’art de l’École warburgienne des prolongements contemporains en l’ouvrant à des contenus socio-politiques. L’histoire des rapports de Kracauer et de l’École de Warburg est donc celle d’une rencontre manquée. Et c’est probablement Warburg lui-même qui aurait pu percevoir l’intérêt des travaux du critique de cinéma : par son ouverture, évidente dans Mnémosyne, aux formes culturelles vulgaires, à la « low culture » dont pour toute la tradition de l’histoire de l’art le cinéma relève fondamentalement. Warburg partage avec Kracauer cette idée que l’œuvre d’art doit être considérée d’abord comme un objet qui ne relève pas de la sphère esthétique, c’est-à-dire comme un document. Le point de divergence tient à la place que Kracauer accorde au photographique : toute son analyse porte sur des images fixes, et le cinéma n’est selon lui qu’une application du photographique. Warburg au contraire, et c’est là probablement sa grande rupture avec les schémas traditionnels de l’histoire de l’art, part de l’hypothèse du mouvement pour penser les images.
Quand vous décrivez la bibliothèque de Hambourg, on a l’impression que Warburg conçoit l’historien d’art comme un chaman. Mais en même temps, il en appelle à la science, il fait tout un travail d’érudition énorme, un travail sur les sources. On est loin d’une conception mystique et purement irrationnelle de la discipline.
Warburg a intégré toutes les lois du discours érudit en histoire de l’art. Il fait preuve d’une érudition extrême qui a certainement une de ses origines principales dans sa lecture de Burckhardt. Or, dans Burckhardt, on assiste à un passage à la limite de l’érudition qui débouche sur un fantasme animiste. Par exemple, dans un texte tardif sur le portrait, publié à titre posthume en 1900, Burckhardt écrit qu’en rapprochant les sources écrites, littéraires et visuelles, on peut arriver à reconstituer l’existence singulière des bourgeois florentins du Quattrocento et à voir s’animer les personnages dans les tableaux en reconstituant leur aura (il n’emploie tout de même pas ce terme). Entre le Trecento et le Quattrocento, avec les sources écrites naissantes, on voit tout à coup les figures peintes sortir de l’anonymat, et l’on peut commencer à leur donner un nom et à reconstituer leur existence individuelle. Cette idée a fasciné Warburg et il l’a reprise à la lettre dans ses études de 1902 sur Ghirlandaio : que sont ces idéaux animistes qui habitent l’érudition ? Warburg intègre toutes les lois de philologie et de l’historiographie d’art et, en même temps, il les pulvérise. De manière assez freudienne, il demande : qu’est-ce que l’amour du passé ?
Que recouvrent les dispositifs érudits en histoire de l’art ? Pour comprendre l’érudition, il s’est servi de la manière dont les Indiens interprétaient la nature. Il est peut-être moins question de connaissance dans l’érudition, que d’interpréter, en les représentant, des phénomènes inintelligibles.
Pour interpréter ces phénomènes, il agit aussi à la manière du penseur benjaminien, qui déchiffre des empreintes comme un détective. Warburg s’intéresse aux survivances. Son projet, c’est aussi de redonner vie à des fantômes ?
Le nom de Warburg a tendance à devenir synonyme de « pensée animiste en histoire de l’art ». Mais il faut éviter les interprétations naïves ou fétichistes qui reviennent à suggérer que Warburg croyait aux fantômes. C’est un vrai rationaliste, simplement il interroge la nature même de la raison. Il démonte les réflexes animistes qui habitent le comportement des historiens de l’art, réflexes que ceux-ci ne veulent pas voir, mais dont ils se servent.
Ce qui fait la puissance du discours de l’histoire de l’art est ce qui nous attache aux œuvres du passé, c’est-à-dire des phénomènes de survivance. Mais la pensée de Warburg n’est pas une pensée fétichiste : s’il pense la survivance, il ne pense pas en termes de survivance. Il fait un usage ironique de la notion, il la met à distance. Il reste un penseur matérialiste. Ce que Warburg produit, ce sont des représentations ; il fait basculer la question du savoir vers celle de la représentation, c’est-à-dire des effets. S’il produit des spectres, c’est au sens où un projectionniste produit des spectres en projetant des images. La bibliothèque est conçue comme un espace où il représente l’univers dans lequel vivait un florentin du Quattrocento : c’est une représentation historique du cosmos. On est très proche d’une pensée cinématographique, mais qui intégrerait, dans la reproduction du réel, la dimension du passé.
Revenons à la question des images en mouvement. On passe, à travers cette notion de mouvement, d’une métaphysique de l’être à une métaphysique du devenir : c’est la véritable signification, je crois, de la référence à Dionysos (dont Eisenstein disait qu’il était le Dieu du montage, démembré et ressuscitant à partir de ses membres dispersés) qui traverse toute l’œuvre de Warburg et autour de laquelle pivote la conférence de 1923. Warburg part de présupposés dynamiques et non plus statiques, ce qui produit un renversement complet dans la manière de comprendre les images. En cela, Warburg est bien un homme du XXe siècle, le contemporain, aux deux extrémités du siècle, de Marey et de Godard. Comme Marey cherchant à produire des images du mouvement débarrassées de l’apparence de la substance, Warburg scrute, dans la peinture du Quattrocento, les traces du mouvement, l’impulsion qui traverse et qui porte les figures. Et comme dans les Histoires du cinéma de Godard, Warburg dans Mnémosyne transforme les images, en utilisant les techniques du montage, en commentaire de leur propre histoire et fait resurgir ainsi leurs significations latentes. Mnémosyne est l’Atlas historique de la migration des formes expressives de l’Antiquité à nos jours et entre l’Orient et l’Occident ; les Histoires du cinéma sont aussi un récit de migration : celle de la forme cinématographique hors de son support pellicule et de son retour en boucle sur son propre passé.
Le montage est-il une méthode applicable à toute la production de Warburg ?
Oui. On rencontre même des phénomènes de montage vertical, au sens où Eisenstein en parlait : le montage porte non sur la totalité de l’image, mais sur ses parties. Chez Warburg, des phénomènes de montage apparaissent même dans les textes, par exemple, entre les notes de bas de page et le texte courant. Les notes forment une sorte de basse continue qui se prolonge souterrainement, en dessous du texte courant. Le montage prolifère dans les textes, les images et bien entendu, dans l’organisation de la bibliothèque. L’origine de cette construction, c’est le geste de montage-collision consistant à rapprocher la Renaissance florentine et la culture indienne, à faire de l’éloignement dans l’espace une métaphore de la remontée dans le passé, du voyage une image de l’anamnèse. Les conclusions des textes de Warburg sont toujours étranges et assez opaques. Ce qui est extraordinaire, c’est le mouvement de la démonstration, incroyablement complexe et tortueux, et qui fait appel à des enchaînements cinématiques absolument inédits dans le champ de l’histoire de l’art (sauf peut-être chez Eisenstein).
Pourtant on retrouve dans ses textes des mots-clefs, des programmes. Par exemple, il s’agit de mettre à jour une histoire des styles, ou une volonté collective dont l’image témoigne.
Dans ses études iconologiques, Panofsky arrive à des généralités. Il tire des conclusions sur une période de l’histoire de l’art ou sur un artiste. Warburg n’y arrive jamais, il ne remplit jamais les programmes qu’il se donne dans ses prémisses. Il ne cherche pas à démontrer quelque chose, mais à le représenter. Quand il analyse les fresques de Ghirlandaio à Santa Trinita par exemple, toute sa démonstration tend à restituer la teneur de la réalité florentine telle qu’on peut l’appréhender à travers le cycle de peinture. À un certain point, il se produit un passage à la limite et on a l’impression, au fil du texte, d’entrer à l’intérieur des fresques de Santa Trinita, c’est-à-dire de ressortir à l’extérieur de l’église qui, précisément, se trouve représentée sur les fresques, dans la Florence du Quattro-cento. C’est en ce sens qu’on peut parler de représentation, au sens théâtral du terme, par opposition à l’orientation didactique du discours de l’histoire de l’art. Et ce type de représentation produit un effet proche des rêves hypnagogiques qui ouvrent un espace semi-onirique entre le rêve et le sommeil.
C’est un moment d’attention flottante où l’image vient vers nous ?
Je dirais plutôt que c’est un moment d’hyperlucidité, d’hyperesthésie où le spectateur entre dans la représentation.
Warburg n’a pas développé de système conceptuel, ni de théorie générale. Il serait vain d’y chercher une philosophie de l’histoire articulée à la critique d’art, comme chez Benjamin.
Ses textes véritablement conceptuels ne sont pas traduits. Pendant très longtemps, Warburg était considéré comme un historiographe compulsif. Ce n’est que très récemment qu’on a vu ce qui se passait réellement dans les textes et que l’on a compris que Warburg développait une pensée des images qui menaçait l’équilibre de sa propre discipline. Si on se fonde uniquement sur les textes publiés, on peut passer complètement à côté de ce qui s’y passe réellement.
L’essentiel dans le travail de Warburg n’est pas le texte, c’est-à-dire ce qui est publiable. On trouve aussi une masse de manuscrits qui sont de simples listes de mots, inscrits en colonnes, disposés un peu comme les images de l’Atlas, comme des tables. Warburg dispose des constellations de mots comme il dispose les constellations d’images. La forme scripturaire disparaît et se transforme en autre chose. Mais la forme ultime du projet warburgien, c’est peut-être la boîte… Warburg constituait des ensembles faits de documents, de coupures de journaux, de photos… Les fichiers mêmes, qui sont le véritable centre de la bibliothèque, sont des sortes de boîtes. Warburg a eu une activité de collectionneur, mais il ne collectionnait que des objets déjà transformés en matériau de savoir. Il a ramené beaucoup d’objets du Nouveau-Mexique, qu’il a donnés au musée d’ethnologie de Hambourg, mais qu’il considérait comme des documents. Il n’a jamais collectionné d’œuvres d’art – il aurait eu les moyens de le faire.
Le retour à Warburg passe donc avant tout par travail énorme de défrichage d’archives et d’objets en tous genre ?
On a déjà parlé du travail d’édition de l’œuvre non-publié de Warburg qui est en cours, et qui se poursuivra probablement sur plusieurs décennies jusqu’au point où le support papier trouvera ses limites : l’horizon des études warburgiennes, c’est probablement l’hypertexte. Mais au-delà de la lettre de Warburg, sa pensée travaille, produit des effets de savoir et ces effets passent, étrangement, par une redéfinition des rapports entre histoire de l’art et cinéma. En construisant une pensée de l’image à partir du mouvement, Warburg permet de penser le cinéma comme une forme de pensée et non comme un dispositif technique. Le cinéma n’est pas du tout né en 1895 de la conjonction d’un faisceau de dispositifs techniques — support souple transparent, perforation, émulsion rapide —, et de l’installation de la projection publique payante dans l’espace du théâtre à l’italienne. Le cinéma est d’abord une forme de pensée qui a trouvé, à la fin du XIXe siècle, une forme d’expression technique et commerciale. Warburg, qui s’est intéressé d’assez loin au cinéma réel, avait compris que la pensée du mouvement se révèle, indépendamment de tout phénomène d’enregistrement et de projection, à celui qui adopte le point de vue du mouvement. C’est la raison pour laquelle, avec les moyens du cinéma, on peut montrer, peut-être mieux qu’avec des mots, comment fonctionne le travail de Warburg sur les images. Et sur Warburg, il faudrait faire un film warburgien.
Notes
[1] Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1998.