Le Dilettante entretien avec Pascal Thomas, réalisateur
Depuis les années 1970, le cinéma de Pascal Thomas s’inscrit dans une tradition « populaire de qualité ».
Le cinéaste connaît bien les arcanes du système de production français en tant qu’animateur de la Société Française des Réalisateurs (SRF) et ancien président de l’avance sur recettes. Remis en selle par les succès de La Dilettante et de Mercredi folle journée, on aurait pu le croire à l’abri des difficultés. Rien n’est moins sûr.
On entend dire que le cinéma français se porte bien financièrement. Du moins les médias et des institutionnels comme le Centre National de la Cinématographie (CNC) - sans parler de rares et heureux producteurs et cinéastes - se font les porte-voix de cette idée.
La situation telle que vous l’évoquez vient de ce que depuis un certain temps les gens mêlent résultats économiques et dimension artistique. Dire que le cinéma français va bien ne revient pas simplement à dire que les chiffres des entrées et le nombre de films produits augmentent. À chaque fois que j’interviens dans des débats sur la santé du cinéma, je me trouve face à des journalistes qui surjouent l’euphorie parce qu’ils ont face à eux des cinéastes dans le même état d’esprit - en général, on est invité à la télévision quand on a fait un succès. Or il ne s’agit pas de la même vitalité quand on parle d’œuvres fortes, au sens de chefs d’œuvres. Des exemples ? La Règle du jeu, Lola Montès, Adieu Philippine sont trois échecs qui sont pourtant de vrais chefs d’œuvres.
Cette manie remonte au jour où on a publié systématiquement les résultats des entrées en salles. Il y a eu dès lors un commentaire facile : lier le nombre d’entrées, c’est-à-dire le commerce, à la qualité du film ; puis mêler le commentaire critique au succès commercial.
Pour ce qui est de la « bonne santé du cinéma français », il faut toutefois dire que le système mis en place par l’État a sauvé d’une certaine façon le cinéma français dans les années 1980.
Le succès de La Dilettante a-t-il facilité la production de votre film suivant ?
Cela faisait plusieurs années que je n’avais pas fait de cinéma et personne ne voulait de La Dilettante. Mon franc-parler a fait que quand j’ai voulu retravailler, je n’ai pas eu affaire à des personnes forcément amicales. Cela s’est donc révélé compliqué, en particulier avec les télévisions. Or il est aujourd’hui impossible de ne pas se tourner vers une télévision pour budgétiser un film. Autrefois le cinéma se faisait avec l’argent produit par l’industrie cinématographique elle-même, un peu avec celui de l’État, et enfin avec l’argent des mécènes. Il y avait une certaine diversité de financement, essentielle au cinéma. Aujourd’hui nous sommes dans un entonnoir qui fait que tout passe forcément par la télévision. Parlons du cas de La Dilettante. Pour les chaînes privées, je ne correspondais plus à rien, j’étais une sorte de cinéaste du passé. Elles n’adhéraient pas au projet singulier du scénario. Du côté du service public, j’ai trouvé aussi une hostilité très forte. La question est qu’aujourd’hui, non seulement les chaînes préachètent les films, mais également les coproduisent. Elles prennent ainsi une part de plus en plus grande du gâteau, plus grosse que leur investissement initial, et estiment avoir un droit de regard sur le genre du film. Avec le recours à la télévision, on a un système qui a protégé le cinéma tout en développant des effets pervers qui vont en s’accentuant.
Pourquoi ? Que récupèrent les chaînes ?
Une chaîne coproductrice finance un film contre des mandats : de distribution, de diffusion vidéo, de vente à l’étranger, de deuxième et troisième diffusions télé... Avec Euripide, qui a produit La Dilettante, nous ne possédons guère plus que 55 % des parts du film. Alors qu’avec beaucoup moins d’apport initial, France 2, Canal + et les Sofica - qui vont finir par se rembourser - possèdent le reste. L’obligation d’être coproduit par une chaîne a fini par devenir un scandale. Il ne s’agit pas simplement d’apport financier, mais également de formatage et de critères télévisuels. Le type qui fait entrer de l’argent dans un film ne veut pas simplement jouer au banquier, il va chercher à imprimer son style, pas forcément basé sur des critères esthétiques. C’est un fonctionnaire qui doit rendre des comptes, alors que le cinéma s’est bâti avec des gens du cirque, des saltimbanques. Un nabab com-me Harry Cohn, patron de la Columbia, avait le goût du cinéma, du public, il était à l’origine de films extrêmement subtils, savants et populaires en même temps.
Est-ce la même personne qui, dans une chaîne, décide du pré-achat et de la coproduction d’un film ?
Ce sont les mêmes. Quand une chaîne met de l’argent sur un film, une partie est consacrée à la coproduction, l’autre relève du pré-achat, en parts antenne. Mais c’est en coproduisant que les chaînes font le plus de mal. Le producteur qui a géré le projet d’un film de bout en bout se trouve finalement dépouillé, car pour le terminer il doit vendre ses mandats. Cela entraîne la formation d’un type de producteur qui ne prend pas de risques. Des Silbermann, des Rassam n’existent plus car nous sommes dans une époque qui n’aime plus les singuliers.
Cela veut dire qu’un succès public comme La Dilettante ne rapporte rien au producteur et que son succès ne facilite pas la production d’un nouveau film ?
Le film rapporte à la distribution et en fonds de soutien, mais finalement ce n’est pas grand-chose. Par contre, il rapporte beaucoup à France 2. Quand La Dilettante a été diffusé pour la première fois, cela a permis - fait rare - à France 2 de « battre » TF1... puisque la concurrence compte toujours pour eux. Ils n’ont pas envoyé un mot pour dire « c’est épatant ! ». La télévision fabrique des gens grossiers. Nous avons proposé Mercredi folle journée à France 2 en demandant 1,2 million francs de plus que pour La Dilettante, parce que le film se tournait à Nantes, qu’il était plus long et qu’il y avait plus de personnages. C’est au cinquième jour de tournage que le producteur m’a appris que France 2 refusait de coproduire et que c’était finalement TF1. Alors que France 2 gagnait de l’argent avec La Dilettante ! C’est comme si nous étions toujours redevables de quelque chose...
Mais les grands producteurs d’autrefois refusaient aussi des projets...
Il s’agissait de leur argent, c’étaient des capitaines d’industrie, des hommes qui croyaient à ce qu’ils produisaient. C’est comme l’histoire du producteur qui vous donne trois minutes pour raconter votre histoire. Il n’y a pas seulement la façon de raconter l’histoire mais toute la façon d’être. L’effet pervers des commissions, c’est d’être composées de petits groupes de personnes qui lisent des projets mais sont loin de la substance même du cinéma. Les commissions se basent sur des critères littéraires émis par des gens qui ne savent pas forcément déceler le film qui se cache derrière un scénario. La faute originelle de ces commissions, c’est que tout est réduit à l’écrit. Vous pouvez avoir un texte somptueux, qui peut ne pas devenir un bon film. La littérature c’est alors l’illusion. Quand vous lisez « Tout était en l’air au château de Fleurville... », pour chaque lecteur, pour chaque metteur en scène, ce sera quelque chose de différent. Le cinéma est l’art du concret : quel château, où, combien de calèches, à quelle heure ça se passe, combien d’enfants sont dans la nature, où sont les parents, sont-ils en tenue de voyage ?
Un producteur, c’est quelqu’un qui doit rêver plus fort le film qu’un autre. C’est un être poétique. Quand on cherche la différence avec les producteurs d’antan, on voit bien qu’il n’y a plus de rêveurs de cinéma.
Aujourd’hui, le système a été perverti parce que de plus en plus c’est la télévision qui choisit les films qu’elle veut voir à l’antenne. Les chaînes hertziennes limitent leurs investissements dans des films à budget moyen pour privilégier des coproductions à gros budget qu’elles peuvent programmer en prime time.
Aujourd’hui beaucoup de producteurs ne sont plus que des interfaces entre les réalisateurs et les banques. Et les gens de télévision croient que ce sont les films les plus chers qui rapportent le plus. C’est possible mais c’est loin d’être toujours le cas. Ils ont en tête qu’un film à moins de 35 MF, c’est forcément ennuyeux, que ce n’est pas fait pour le prime time, mot que j’aimerais prononcer ici pour la dernière fois. Cette politique des chaînes conduit droit à une « américanisation des esprits ». Les gens ont de plus en plus l’esprit « occupé » au sens le plus large du terme. Tant que les dirigeants de télévision conserveront une idée préconçue du public, du téléspectateur modèle (sans compter l’idée qu’ils ont de la jeunesse), tant que leur goût sera formaté selon une grille américaine, on ne sortira pas de cette situation dangereuse. Il n’y a chez eux aucun souci de pédagogie. À croire qu’ils n’ont pas d’enfants et que le temps va s’arrêter après eux.
L’absorption de Canal +, financier de près de 80 % des films produits en France, par le conglomérat multinational Vivendi, Seagram et Universal présente-t-elle le risque d’un formatage toujours plus grand ?
La situation de Canal + tenait à la personnalité exceptionnelle de Pierre Lescure, un homme qui aime la diversité et se laisser surprendre... On ne peut plus parler de la politique de Canal +, il faut évoquer l’ensemble de la politique de la multinationale Vivendi Universal, qui a vendu l’eau des Français aux fonds de pension américains. D’où Vivendi tient-il sa richesse ? De l’eau et du retraitement des déchets qui constituaient le cœur de l’ex-CGE. Pas du cinéma. Messier pète les plombs quand il vend ce qui rapportait de l’argent à son groupe pour racheter des secteurs d’activité pour le moins aléatoires comme la musique avec Seagram ou le cinéma avec Universal. Il ne faut pas se leurrer, il suffit de quatre Pacte des loups qui se plantent pour voir poindre la catastrophe. Il arrive au cinéma ce qui est arrivé au livre : le rachat de beaucoup de petites maisons d’édition par de grands éditeurs avec la promesse de préserver l’outil de production. Mais quand tombent les résultats de fin d’année, on convient que Léautaud ne rapporte plus. Demain ce sera Pialat.
Avoir l’argent comme seul Dieu conduit à des attaques au cutter... Autrefois, il y avait des caractères, des hommes singuliers. L’époque produit de moins en moins de singulier. Le début de cela, c’est quand j’allais voir une banque qui investissait dans le cinéma, en particulier dans les films de Fellini. Je me rappelle un jeune banquier qui sortait du moule et qui disait : « Mais pourquoi on ne dit pas à ce Fellini de dépenser moins d’argent ! ». « Ce Fellini », ça dit tout !