Goa, loin de Tsahal

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Un état indien, mais d’une Inde adoucie, comme en apesanteur. des touristes venus de loin pour mettre entre parenthèses une vie happée par le service militaire, pour échapper aux frontières d’un pays vécu comme une forteresse assiégée. Pour une partie de la jeunesse israëlienne, Goa est plus qu’une villégiature : un territoire pour en oublier d’autres.

31 décembre 1999, 23h30. Village de Vagator, État de Goa, Inde

Un bon millier de jeunes « Occidentaux » converge vers le Primrose Cafe, un bar en plein air au milieu d’une petite rue sombre bordée de vieilles maisons coloniales portugaises. De la trance goa, style de musique électronique à consonance psychédélique, s’échappe à plein volume de la piste de danse recouverte d’un toit de paille. Quelques rares spots de couleur fournissent un éclairage discret à la foule qu’on distingue bientôt en s’approchant. Des dizaines de jeunes sont là, certains dansent, d’autres sont affalés dans les coussins et les sofas qui bordent la piste. La plupart des participants ont une vingtaine d’années, ne sont pas indiens, et sont vêtus de chemises et de pantalons amples aux couleurs pastel, bleu ciel, orange, rose ou mauve. De grosses volutes de fumée s’élèvent au-dessus des petits groupes et changent de couleurs devant les projecteurs en s’échappant des chiloms. Ce sont des sortes de pipes coniques en terre cuite, dans lesquelles on mélange le haschish indien de l’Himalaya à du tabac.

La vraie fête n’a pas encore commencé, elle n’est même pas prévue ici, au Primrose : ce bar n’est que le point de rendez-vous des ravers. Il s’agit ici de « se préparer », de retrouver ses amis pour choisir ensuite dans quelle rave on souhaite se rendre. Bamboo Forest, Top Hillou Disco Valley ? Pas moins de trois grandes fêtes ont lieu ce soir et vont durer deux jours et trois nuits dans chacun de ces endroits. Pour l’instant, les discussions se font autour d’un verre et surtout de nombreux chiloms. Tout à coup, la foule s’agite et une bonne partie converge vers un coin sombre au fond du bar, à gauche des enceintes. Un Anglais et deux Israéliens sont entourés en quelques secondes par de nombreuses personnes qui ont toutes des billets en main. Les ecstasy et les trips viennent d’arriver : il s’agit d’en acheter assez pour tous ses amis et pour les deux journées suivantes, l’occasion ne se représentera peut-être pas de sitôt. Les petites pilules blanches, ornées d’une étoile ou d’une fraise, passent de main en main, les « buvards » [1] également. Tout le monde est maintenant prêt : le Primrose se vide en moins d’un quart d’heure et une horde de motos et de scooters se met en branle, direction les raves. Le before [2] vient de s’achever.

Vers minuit, des cris se font entendre de tous côtés, les gens s’embrassent en s’exclamant : « happy new year », « bonne année », « buon anno » ! Quelques centaines de mètres plus loin, à Disco Valley, entre deux petites collines surplombant la mer, les danseurs commencent à se rassembler devant un véritable mur d’enceintes d’où s’échappe une musique au rythme plus soutenu que celle diffusée auparavant au Primrose. Très peu de lumières, ce sont les étoiles et la lune qui permettent de distinguer les herbes hautes et les buissons qui parsèment cette petite « vallée » entre les collines. Tout autour, quelques petites lumières blanches signalent aussi les échoppes tenues par des Indiens, souvent des enfants et leurs mères vêtues de tuniques très colorées : ce sont les femmes du Karnataka, l’État voisin de celui de Goa, l’un des plus pauvres de l’Inde, dont une partie de la population vient chaque année, pendant la « saison » à Goa, vendre ses produits (tissus, vêtements, bijoux, etc.) aux touristes. Ils approvisionnent la fête en boissons et cigarettes, ou font des omelettes sur les réchauds à gaz qui alimentent aussi leurs petits systèmes d’éclairage.

Les participants danseront ainsi jusqu’au lendemain avant de rejoindre d’autres lieux où la fête continuera, ou descendront se baigner au petit matin dans la mer toute proche. Le son est assourdissant, et tous les villages aux alentours, parfois à plusieurs kilomètres, entendront, des heures durant, le beatrépétitif augmenté des cris des danseurs levant les bras au moment où le rythme s’emballe jusqu’à une explosion encore plus forte. Au fur et à mesure que la nuit progresse, certains s’écroulent dans les buissons un peu plus loin, des couples disparaissent vers la plage non éclairée pour des ébats sexuels en musique, beaucoup titubent devant les enceintes ou sautent en l’air avec un grand sourire, les yeux dilatés grand ouverts. L’effet des drogues déforme les visages, et tout le monde semble jouir de chaque instant, dans la nuit de ce décor de carte postale. Au loin, les ruines du fort portugais de Chapora se dessinent dans le ciel étoilé au sommet de la colline, à l’autre bout de la plage qui s’étend sous le DJ. Tous ces jeunes sont là en vacances, plus ou moins longues, et viennent des principaux pays européens, parfois d’Australie ou des États-Unis. Mais une langue est particulièrement présente quand on parvient à discerner des bribes de conversations : l’hébreu.

Goa, India. Un État à part

Goa est l’un des plus petits États fédérés de l’Inde. Situé à l’ouest du pays, sa forme ressemble à une demi-lune longeant sur quelques dizaines de kilomètres la mer d’Arabie et s’étend à l’intérieur des terres sur à peine plus de distance. Comptoir colonial depuis le XVIème siècle, capitale de la vice-royauté du Portugal aux Indes, cet État a été le dernier à rejoindre la Fédération Indienne, en 1961 seulement, suite à une « invasion » de l’armée indienne en surnombre qui ne rencontra aucune résistance de la part des quelques dizaines de militaires portugais stationnés dans la lointaine garnison de Goa, et ravis de rentrer chez eux. Le climat y est tropical sans jamais atteindre les températures étouffantes fréquentes en Inde, grâce à la mer que bordent de longues plages de sable blanc. L’engouement touristique y débuta quelques années après son rattachement à l’Inde : les Beatles lancèrent cette « mode » en venant méditer sur ses plages avec leur gourou Shri Maharishi (dont ils parlent dans leur chanson Sexy Sadie). Les hippies suivirent tout au long des années 1970 et le tourisme y a gardé un style très « baba cool », si on veut employer ce terme un peu anachronique. Depuis cette époque, des fêtes y ont toujours eu lieu et un parfum de libération sexuelle a parfois choqué ses habitants, très majoritairement catholiques : offusqués, ils interdirent le nudisme que les Occidentaux avaient souhaité pratiquer. Néanmoins, la douceur de vivre, l’accueil de la population, les palmiers, l’architecture coloniale portugaise souvent bien conservée, ont fait son succès auprès des Occidentaux qui y font souvent étape. Ils sont heureux d’y trouver un peu de répit au milieu de leurs périples à travers le subcontinent indien où le climat, la misère férocement visible et la surpopulation les mettent toujours à dure épreuve. Les touristes à Goa, à la différence du reste du pays, peuvent passer du temps comme leur imaginaire de « vacancier » le conçoit : baignades, farniente, bronzage et fruits de mer cuisinés selon les recettes locales mariant épices et saveur portugaise.

« Faire une pause, loin de l’enfer » [3]

Parmi les jeunes des pays dits « occidentaux » qui viennent chaque année bronzer sur les plages de Goa et qui dansent dans ses raves, aussi prisées que les clubs d’Ibiza, les jeunes Israéliens sont particulièrement nombreux. Comme la Thaïlande, l’Australie, ou le Costa Rica, l’Inde est certainement l’une des destinations les plus fréquentées par la jeunesse israélienne. Mais celle-ci y séjourne en moyenne beaucoup plus longtemps que les jeunes touristes provenant d’autres pays, pour des raisons qui ont trait à la situation d’Israël.

En effet, à part les quelques meilleurs élèves d’une génération, pour lesquels l’État israélien admet qu’arrêter brusquement ses études serait un vrai gâchis, tous les jeunes débutent immédiatement à la sortie du lycée un service militaire des plus contraignants. Deux ans pour les filles, trois pour les garçons, voire davantage selon leur spécialité ou leur branche professionnelle. Ils ou elles ont, pendant cette période, l’interdiction absolue de quitter le territoire national. Les jeunes recrues sont privées de fait de véritables vacances puisque les courtes permissions octroyées leur laissent simplement la possibilité de retrouver leurs familles. Il faut ajouter à cela le poids d’un pays assez petit, avec le sentiment d’un encerclement des États voisins, et des traditions familiales qu’on sait souvent assez pesantes. En outre, dès la fin du service dû au titre de la conscription, les citoyens israéliens intègrent des unités de réserve dans lesquelles ils passent, chaque année jusqu’à l’âge de 40 ans, entre six et huit semaines selon leur grade ou leur métier.

Âgés de vingt ans à peine, à un âge où les jeunes Européens ou Américains sont déjà à l’université, ou bien ont choisi leur voie et travaillent, font la fête et voyagent, les jeunes Israéliens, après deux ou trois années à l’armée, retournent dans leur famille, souvent traumatisés par de longs mois dans des unités « combattantes », en Cisjordanie ou à Gaza. Certains pensent qu’une partie de leur jeunesse leur a bel et bien été « volée » : l’envie est grande, ensuite, de profiter au maximum de ce retour à la vie civile, en s’octroyant enfin des vacances, et aussi loin que possible !

À la fin du service, l’État israélien alloue par ailleurs à chaque « libéré » une somme d’argent officiel-lement censée l’aider à « démarrer » dans la vie civile. Elle équivaut environ à trois mois d’un niveau de vie moyen en Israël. Certains y ajoutent un emprunt à la famille ou quelques mois de petits jobs, parfois en Europe (serveurs, vendanges, récoltes diverses). Et vive la liberté ! Avec un tel budget, il est tout à fait possible de passer une année en Inde où le taux de change est avantageux et le niveau de vie bien inférieur à celui des pays occidentaux. Aujourd’hui, ces voyages sont à peu près admis par la société israélienne, même si certains parents peuvent souvent être plus inquiets de savoir leurs enfants à 5000 kilomètres de chez eux qu’à l’armée dans les « territoires ». Mais ce ne fut pas toujours le cas. Dans l’imaginaire collectif du jeune État, les jeunes qui sortaient de l’armée se devaient de construire le pays, de fonder une famille, voire de nouveaux villages, et « fleurir le désert ». Il s’agissait en somme de « prendre racine ». C’est seulement à partir des années 1970 qu’a commencé ce type de voyages. D’abord vers l’Europe ou les USA qui offraient la possibilité de goûter aux libertés nouvelles de sociétés de consommation alors un peu plus riches et de s’échapper d’un petit pays constamment en danger.

Partir, c’est donc pour ces jeunes abandonner enfin, un moment, les contraintes assez lourdes d’un État très présent tout au long de la vie quotidienne de chacun de ses citoyens, sans doute bien davantage que dans toute autre société moderne. « Les jeunes Israéliens partent pour perdre le plus possible le contact », estime Emmanuel Pinto qui a vécu une année à Goa. Il s’agit pour eux de « tout faire, de fumer, de danser, de chanter, de baiser. La vie, enfin ! ». Ces voyages libèrent également un temps du poids de l’État, de l’Histoire et de la peur des attentats. Ils sont une sorte de soupape qui offre une année sans famille « sur le dos » ni armée, puisqu’ils échappent là-bas de fait aux six semaines de réserve. Ils partent donc le plus souvent en groupe, à trois ou quatre, afin de pouvoir s’entraider en cas de problèmes, bien décidés à expérimenter le plus de situations inédites possibles. Prendre du bon temps, faire peu de choses, ne pas lire de journaux, fumer du haschich sur les plages et téléphoner à la famille le moins souvent possible, évitant ainsi le rappel aux réalités du pays qui vous attendent généralement au retour. Bien que souvent peu religieux, certains recherchent parfois une autre spiritualité en Inde : médecine ayurvédique, shamanisme, méditation transcendantale sont ainsi très en vogue. Les itinéraires sont souvent établis depuis des années par les grands frères, et on avale les kilomètres en moto les cheveux au vent jusqu’aux plages de Goa. Ces jeunes savent en outre bien se débrouiller après les longs mois passés dans les casernes de Tsahal. Ils partent vite, pour repousser le moment de décider du métier qu’ils feront toute leur vie, ou la spécialité universitaire vers laquelle ils voudront s’orienter au risque de se tromper (comme tous les jeunes de leur âge). Il s’agit de toute façon de rattraper un peu de temps perdu, à la différence de la plupart des jeunes gens des autres pays qui arrivent chaque hiver à Goa pour quelques semaines seulement.

Enfin, ces voyages ne sont pas toujours sans danger. Comme pour les jeunes des autres pays, certains se font parfois arrêter par la police pour des questions de consommation ou de trafic de stupéfiants. Mais d’autres refusent de rentrer, et « se perdent » de différentes manières en Inde, pays où il est très facile d’entrer dans une secte, ou de suivre un gourou dans les très nombreux ashrams qui attendent les touristes occidentaux. Si cela arrive à des touristes de toutes nationalités, il est cependant particulièrement fréquent de voir, à l’entrée des hôtels majoritairement fréquentés par les jeunes israéliens, des affiches en couleur, avec photos, à l’impression très soignée (qui laisse supposer qu’elles n’ont pas été faites en Inde), par lesquelles des parents signalent aux autres voyageurs, en anglais et en hébreu, la disparition de leur enfant. On y lit souvent, par exemple, ce type d’inscription : « on recherche X, aperçu pour la dernière fois au nord de Rishikesh, aux sources du Gange [dans l’Himalaya indien] en compagnie du saddhou Swami. Si vous le rencontrez ou simplement l’apercevez, please prévenez immédiatement ses parents ». Suivent une adresse e-mail, un téléphone et une adresse à Tel-Aviv.

Notes

[1Nom donné aux petits carrés de papier buvard imbibés d’une dose de LSD, et ornés d’un dessin qui permet de reconnaître les différents types de produit.

[2Généralement un bar ou un restaurant fréquenté avant de rejoindre la fête principale de la nuit techno. Celle-ci peut être aussi
suivie d’un after, sorte de deuxième fête débutant au petit matin et se prolongeant jusqu’à la mi-journée, voire plus tard.

[3Selon l’expression d’Emmanuel Pinto, écrivain et traducteur franco-israélien, source précieuse de bon nombre des
informations sur Israël contenues dans cet article. Qu’il en soit infiniment remercié.