19 novembre 2013
par Zoé Carle
J’ouvre les volets sur le mausolée de Saad Zaghloul, le héros de la « première révolution » égyptienne en 1919 – ce premier soulèvement national contre les Britanniques qui a conduit à l’indépendance de 1922. Le soleil filtre à travers la poussière dorée.
Giedre prépare le café à la syrienne dans la cuisine sur une gazinière qui doit dater de l’époque de Nasser. Elle m’a raconté à mon arrivée les amitiés qui se sont faites, celles qui se sont défaites, les couples qui se sont formés, les inimitiés définitives, et cela nous a occupées jusque tard dans la nuit. Dans le même temps, le scandale du monument aux morts a provoqué la colère des activistes qui y voient une insulte à la révolution : inauguré en présence d’officiers, il rend hommage aux victimes des trois dernières années, et les victimes ce sont pêle-mêle manifestants et policiers – mais surtout pas les Frères musulmans. En représailles, le monument a été détruit dans la nuit, couvert de tags et d’injures. Ce matin, nous décidons d’aller sur Tahrir, en compagnie d’Hicham, ami franco-égyptien impliqué corps et âme depuis trois ans dans cette révolution qu’on ne sait plus définir mais qu’il explique inlassablement aux journalistes français. « Je préfère qu’il nous accompagne » me dit Giedre. Pas que ça change grand chose, pourtant. Il a été maintes fois prouvé que, sur la place Tahrir, être accompagnée par un homme ne mettait à l’abri de rien.
Aujourd’hui, c’est le deuxième anniversaire de la bataille qui a eu lieu dans la rue Mohamed Mahmoud en novembre 2011. La rue est devenue iconique. La bataille a opposé les insurgés de la place Tahrir à la Sécurité Centrale (Amn al-Merkazi), chacun protégeant son territoire. Pour les insurgés, il fallait protéger le sit-in de la place Tahrir et pour la Sécurité centrale, il fallait protéger le ministère de l’Intérieur tout proche. Résultat de cette guerre de position : plus de 40 morts et près de 3000 blessés, le tout dans l’atmosphère asphyxiante des gaz lacrymogènes qu’on pouvait respirer depuis nos balcons, à plus d’un kilomètre de là. Avec ce bilan sanglant, la rue Mohamed Mahmoud a fait son entrée dans le panthéon révolutionnaire. C’est désormais la rue des Yeux – les militaires visaient en priorité les yeux des manifestants, dont un grand nombre a perdu la vue. C’est désormais aussi la rue des martyrs, la rue de la liberté. La rue Mohamed Mahmoud est devenue le temple du graffiti révolutionnaire au gré des commémorations.
J’observe les nouvelles productions qui sont apparues pour le troisième anniversaire : des graffitis très élaborés ont remplacé les tags du début de la rue, souvent des créations collectives ; un grand nombre attaque les médias, incite les passants à utiliser leur cerveau contre le matraquage médiatique, un tout aussi grand nombre dénonce les violences policières et militaires et représente les martyrs. La rue Mohamed Mahmoud est un véritable sanctuaire d’écriture, un endroit où les artistes ou les simples passants inscrivent leur marque dans le paysage urbain. Au-delà du poncif d’une révolution 2.0 libératrice, il est indéniable que si révolution il y a eu, c’est bien celle de la prise de parole et du rapport à l’espace public. Quelque chose s’est délié et les graffitis qui couvrent désormais la ville du Caire sont la pointe saillante de ce phénomène impressionnant. Comme si la ville était une immense toile vierge que l’on pouvait désormais couvrir de couleurs. Dans cette géographie nouvelle, la rue Mohamed Mahmoud a une place à part. C’est un lieu de convergence de ces nouvelles pratiques graphiques, sans doute de par sa proximité avec l’épicentre que constitue la place Tahrir.
Au bout de la rue, à l’angle justement avec cette place historique, une énorme fresque rose et orange imitant un treillis militaire a recouvert les anciens graffitis. Un slogan s’étale, à peine discernable dans les taches colorées : « Tuez, dénudez, emprisonnez, fêtez, mais nous vous préparons une riposte. » (’اقتل وعرّى اسجن وطرّى مجهزنهولك مغرّى’) C’est un slogan anti-militaire qui accuse spécifiquement l’armée et la police. Les gens commencent à inscrire des phrases sur le mur rose. Des poèmes, ou simplement leur nom. Malgré l’heure matinale, un petit groupe de militants est déjà rassemblé, chantant des slogans et agitant de grandes bannières où quelques martyrs sont figurés. Les vendeurs de thé et de jus de réglisse sont là aussi. Plusieurs grandes banderoles ont été dressées à l’entrée de la rue : « Ceci est l’État de Tahrir » (’دولة ميدن التحرير’), « Entrée interdite aux Frères, aux militaires et aux membres de l’ancien régime. » (’ممنوع دخول ـ اخوان ـ عسكر ـ فلول ’)
Nous traversons la foule et nous débouchons sur Tahrir. Giedre m’a vue accélérer le pas et se marre : « Tu veux pas un peu de ass groping ? » Je ris, jaune. Ass groping, peloter. Je n’aime pas les rassemblements. Je n’aime pas y être une femme, y être si visible. J’ai lu, entendu trop d’histoires pour être complètement sereine. Nous approchons du monument. Il est ridiculement petit sur l’énorme terre-plein de Tahrir. Ce matin ce sont des pro-Sissi qui sont réunis autour du monument, ils essaient d’effacer les inscriptions avec des pierres et clament sur un rythme obsédant : « Sissi ben7obak » « Sissi nous t’aimons ! ».
Quelques photographes étrangers sont présents. Une grosse femme hystérique veut être prise en photo. Engoncée dans son abaya noire, elle hurle : « Sissi est mon président ! Ce sont des voyous qui ont fait ça, ils n’aiment pas l’Égypte. » (« Sissi howa raissi ! Hom 3amalo da baltagyin, mesh masryin ») Le photographe est indécis. Il tripote son appareil un peu gêné. Un homme grimé surgit, portant des panneaux où sont placardées des centaines de photos de militaires : Nasser, Sadate, Sissi. Hicham le salue, s’approche de moi et me dit : « Ce type a été révolutionnaire, moubarakiste, frère musulman et maintenant il est pro-Sissi. » Mon regard est arrêté par une inscription rouge, sur la base du monument : « Non aux traîtres : armée, feloul, frères. »
Hicham dit : « Si Salvador Dali avait vécu aujourd’hui en Égypte, il n’aurait pas été surréaliste, il se serait lancé dans l’arrangement floral ou dans l’acupuncture ». Giedre chantonne sans s’en rendre compte : « Sissi, enta raïssi ». Sissi, tu es mon président.