Tempête sur Beyrouth : dimanche 15 décembre
Pas de grasse matinée le dimanche, car c’est une notion que les enfants ignorent. Il fait beau, bien que froid, on ira donc se promener. On charge poussette et bébés dans un taxi, direction la corniche, la seule promenade publique de Beyrouth, le long de la mer. Aujourd’hui il y a du vent, tout le monde admire les grandes vagues, et des groupes de jeunes filles qui se prennent en photo avec leurs portables poussent des gloussements stridents quand un gros paquet d’écume leur tombe sur la tête. La corniche est un des rares endroits mixtes de la ville : on y croise des vieux et des jeunes, des hommes et des femmes, des Libanais et des étrangers, des Syriens en famille et même des « travailleurs migrants », comme on dit pudiquement quand on veut parler des esclaves domestiques et de la main-d’œuvre à bas prix qui nettoie les toilettes et lave la vaisselle des Beyrouthins. Les enfants font du vélo, de la trottinette, des bonnes promènent des chiens, des familles mangent du maïs et des galettes au thym, un vendeur ambulant propose du thé et du Nescafé. Quelques femmes en jogging chic font de la marche rapide en tortillant comiquement des fesses. On peut manger dans un des cafés du bord de mer, ou contempler les jeunes hommes qui se baignent, pêchent et plongent de la rambarde. Tout le monde jette ses déchets dans la mer, qui accueille aussi les égouts. Mais la promenade est sympathique et nous change un peu les idées.
16h. On traîne dans le quartier de Hamra, autrefois sorte de quartier latin de Beyrouth, près de l’Université américaine, aujourd’hui, comme son homologue parisien, bouffé par les fast-foods et les magasins de type H&M qui ont remplacé cafés et librairies. Il reste cependant quelques cafés et restaurants sympas. J’ai rendez-vous avec Souad, qui repart demain, et Céline qui fera ainsi sa connaissance. Carlito emmène les petits boire un jus de fruit pour qu’on puisse travailler tranquilles.
Voici d’abord Céline, toujours ponctuelle, puis Souad, avec ses boucles en bataille, son maquillage discret, son visage fin, son corps menu de jeune fille. Je fais les présentations : Céline travaille maintenant avec nous, c’est elle qui assurera le contact avec Souad et Amal si je dois m’absenter. Je dois cependant traduire car Souad ne parle presque que l’arabe, que Céline comprend juste un peu. On y arrive cependant, Souad nous met vite en confiance.
On parle de tous les gens qui partent, de la difficulté de continuer le travail sur le terrain. Je demande à Souad si elle n’a jamais pensé à quitter la Syrie. Elle me répond : « Tu sais, les gens qui partent, je ne veux même pas y penser. D’un côté, je les comprends, surtout ceux qui ont des enfants en bas âge. Mais de l’autre, je leur en veux, je les déteste, le travail devient très difficile sans eux. Dans notre réseau, on est quatre à faire la coordination des actions. Amal a dû partir trois mois en Allemagne pour des histoires de visa, une autre est partie définitivement. On n’était plus que deux jusqu’à ce qu’Amal revienne. C’était trop dur ! On ne pouvait pas travailler. En plus, un jeune homme qui travaillait directement avec moi, c’était mon collègue de travail (Souad est institutrice), a été arrêté en octobre. On avait de temps en temps de ses nouvelles, par d’autres détenus, on avait très peur pour lui car on savait qu’il était torturé. On avait aussi très peur pour nous, je travaillais directement avec lui, c’est lui qui faisait les distributions dans certains quartiers. Et puis hier, j’ai appris qu’il était mort, après quelques semaines de détention. En fait, ça fait plus d’un mois qu’il est mort, mais sa famille ne le sait pas, il y a trois jours encore on nous avait assuré qu’il était vivant. Mais là l’information est sûre, elle vient de quelqu’un qui était détenu avec lui. Demain, lorsque je rentre, il faut que j’annonce la nouvelle à sa mère. Sa mère, c’est la quatrième personne de notre réseau. »
Céline et moi ne trouvons rien à dire. Souad poursuit son histoire.
« Tu sais, je n’ai pas de raison de partir. J’ai un fils, mais il est grand, il a vingt ans et il vit à Beyrouth, il est en sécurité, c’est la seule chose qui aurait pu me motiver pour partir. Mais je ne veux pas quitter la Syrie, je ne veux pas arrêter le travail que je fais. Ça fait trois ans qu’on aide les mêmes familles, on les suit, elles nous connaissent, on ne peut pas disparaître du jour au lendemain, elles comptent sur nous. Et puis tu sais, les gens ne sont pas bêtes. Parmi les familles qu’on aide, il y a une femme qui a perdu son mari, il était à l’Armée libre, il a été tué au combat. L’Armée libre leur a donné un peu d’argent à sa mort, puis les trois mois suivants, mais depuis, plus rien. Cette femme se retrouve seule avec ses trois filles. Avec notre réseau, on lui apporte un panier alimentaire chaque mois, et une aide pour payer son loyer. Elle m’a dit : sans vous, on crèverait de faim. L’une de ses filles a huit ans, sa mère (qui est voilée) trouve qu’elle est trop jeune pour porter le voile. L’autre jour, la gamine s’est fait alpaguer par un barbu qui lui a dit : pourquoi tu ne portes pas le voile ? La fille a répondu : et toi, qui es-tu pour me dire ce que je dois faire ? Le type l’a battue. La mère était révoltée. Tu sais, pour nous, c’est très important ce qu’on fait. On garde le contact avec ces familles. Ce sont des gens conservateurs, mais pas débiles. Ils voient très bien ce qui se passe. Nous, on est un groupe multiconfessionnel, surtout des femmes, surtout des femmes pas voilées. Il y a même des Alaouites dans notre groupe. On vient, on apporte de l’aide, on discute. Ça aide les gens à ne pas rester juste entre eux, à ne pas tomber dans les discours communautaristes du régime. Dans une autre famille qu’on aide, le père est encore là, mais il ne peut plus travailler. Les barbus de son quartier font pression pour qu’il marie ses deux filles, elles ont 16 et 17 ans. Beaucoup de combattants cherchent à se marier… Mais lui ne veut pas, elles sont trop jeunes. Le fait qu’on passe régulièrement, qu’on discute avec lui, avec les voisins, les autres familles, je ne saurais pas t’expliquer comment, mais je suis sûre que ça aide. »
C’est un long discours, Souad n’en est pas coutumière. Je lui dis que dans le jargon humanitaire que j’apprends sur le tas à maîtriser, ce qu’elle me raconte, on le traduirait en disant que Souad et ses amis construisent la société civile de la Syrie de demain. Souad me regarde, elle a l’air de trouver l’idée très drôle. Et tout à coup elle est prise d’un terrible fou-rire, elle hoquète et répète : « Oui, c’est ça, nous construisons la société civile, la Syrie de demain ! ». Et dans ses yeux il y a des larmes, et dans les nôtres, aussi.
19h. On rentre à la maison, un peu tard, tous crevés. On expédie tout, les enfants, nous-mêmes, le repas, le bain, l’histoire du soir. À 21h30, je peux contempler l’ampoule qui luit toute seule, en attendant de sombrer dans le sommeil du dimanche soir.