Lignes de fond en Méditerranée entretien avec Jocelyne Dakhlia
par Zoé Carle & Valentin Chémery
Portrait de Jocelyne Dakhlia par Sébastien Dolidon
Sous nos regards médusés et impuissants, se consolident le « choc des civilisations », le clash des cultures, la nouvelle ligne de front entre monde occidental et monde musulman. Pratiques « médiévales » de l’État islamique, incompatibilité atavique entre islam et démocratie, retour des Maures et des Barbaresques, l’imagerie faussement historique est là pour alimenter fantasmes et passions dangereuses. Pour revenir sur les relations anciennes des sociétés du pourtour méditerranéen et penser leur coalescence, leur interrelation plutôt que leur face à face, nous avons rencontré l’historienne Jocelyne Dakhlia.
À la suite des assassinats de janvier, on a pu constater un grand déficit de connaissances sur l’islam, des problèmes de terminologie, une politisation forte de la recherche dans un contexte d’exacerbation des tensions. Comment, en tant qu’historienne, expliquez-vous cette situation ?
Je crois qu’on peut l’expliquer au moins de deux manières. Tout d’abord, l’exacerbation des tensions peut se comprendre depuis les bouleversements historiques récents : la chute du mur de Berlin a signé la fin d’une tension constructrice, structurante, entre, disons, le monde « libre », libéral, capitaliste et un « autre monde » ; l’antagonisme s’est alors reconfiguré et s’est exprimé par une sorte de report d’hostilité sur le monde musulman. De plus, et au même moment, le processus de construction de l’Union européenne est passé par la redéfinition d’une ligne de front avec l’Islam. C’est-à-dire que pour reconstruire un « nous » européen, qui est nécessairement un nous plus chrétien, puisque c’est une sorte de fil conducteur de l’unité européenne (même si l’on sait que les christianismes n’étaient pas les mêmes dans l’histoire de l’Europe), on se redéfinit inconsciemment ou consciemment comme plus chrétien contre l’islam. Un renouveau au moins sous-jacent du religieux est lié à cette nouvelle configuration géopolitique.
Par ailleurs, je vois aussi une tension de fond, structurelle, dans l’histoire plus longue de l’Europe occidentale. Il y a bien un rejet spécifique de l’islam comme religion : alors même que la République se veut et s’affirme laïque, bien souvent les arguments brandis contre l’islam sont en réalité des arguments hérités de la polémique telle qu’elle a été élaborée par le christianisme médiéval. Voyez l’hystérie que déclenche la moindre évocation de la polygamie, avec ce schème du Prophète Mahomet libidineux. C’est un argument typique de la polémique théologique anti-musulmane. On le constate aussi avec les caricatures, notamment lorsqu’elles représentent le Prophète avec un corps de chien, motif qui renvoie aussi au lexique de cette polémique. Pour revenir à l’histoire, il y a un schéma historique qui fait que le judaïsme était certes une religion considérée comme haïssable — il fallait convertir les Juifs, se débarrasser du judaïsme ou le mater — mais une religion de l’intérieur, déjà là. Alors que l’islam était vu comme une religion d’hérétiques, de gens sortis de la juste voie, des gens par définition extérieurs, et issus de puissances ou d’États extérieurs, situés de l’autre côté de la frontière. Il ne pouvait pas y avoir par conséquent de place pour l’islam à l’intérieur. D’où cette espèce d’affolement à l’heure actuelle lorsqu’il s’agit de penser l’islam comme étant consubstantiel à la nation, à la République.
Avec l’islam, on parle donc d’une pleine altérité ?
D’une pleine extériorité plutôt qu’altérité. Parce que le judaïsme est aussi une altérité mais une altérité intérieure. Quant à la question de la méconnaissance de l’islam, elle résulte au fond de cette idée fausse qu’avec les musulmans tout doit se rapporter à la religion, et que pour comprendre l’islam il faudrait se reporter au Coran, au texte sacré. On ne le fait absolument pas pour les autres religions. On ne lit pas la Bible pour comprendre, que sais-je, l’histoire de la Bulgarie ou d’un autre pays européen. Pourquoi penser que tout est dans le texte religieux ? Quand on se reporte ainsi au texte, on se fait complice des fondamentalistes, de ceux qui produisent une lecture littérale du Coran ; on rentre dans leur système de pensée et c’est une démarche non seulement pernicieuse mais de fait erronée et tronquée pour comprendre l’ensemble de ces sociétés ou des hommes et des femmes qui se réclament de l’islam.
« Quand on se reporte au Coran, on se fait complice des fondamentalistes. »
Vous utilisez aujourd’hui le terme d’islamophobie alors que vous le récusiez dans votre ouvrage Islamicités (2005). Il semble que ce terme se soit institutionnalisé et soit devenu central dans le débat actuel. Qu’en faire maintenant selon vous ?
Effectivement je n’y étais pas favorable quand le terme est apparu — d’aucuns parlent d’occurrences du terme à la fin déjà du XIXe siècle, mais dans le cadre du débat public il revient de façon plus systématique autour du 11 septembre 2001. Je le refusais parce qu’il induit une logique phobie/philie, ce registre du « j’aime »/« je n’aime pas », alors qu’il faut sortir de ce registre pour entrer dans une démarche d’égalité de droits, loin des affects. Mais les événements récents nous montrent que ce sont bien des représentations de l’islam, et non plus de la culture des musulmans, sans parler de leur inscription de classe ou sociale, qui posent désormais problème. De plus en plus, les enjeux polémiques se resserrent autour de la question stricte de la religion.
Au vu de la montée de l’islamophobie, comment expliquer le déplacement de phénomènes de racialisation vers la culture et la religion ?
Dans les années 1980, la problématique dominante était le droit à la différence. Tout renvoyait à la culture et il fallait se montrer tolérant, nous expliquait-on, envers les différences culturelles, ce qui déjà conduisait à une culturalisation à outrance. Il fallait en quelque sorte se faire violence pour accepter cette différence, ce qui constituait une forme de racisme, une racialisation, non par les gènes mais par la culture, posée comme différente a priori. On doit prendre aussi en compte le phénomène Samuel Huntington pour qui la civilisation s’incarnait dans les religions [1]. Ce qui s’est mis à faire sens, c’est un front de chrétienté, ou de judéo-chrétienté, contre l’islam. Enfin, dans l’histoire même de l’immigration en Europe occidentale, on est passé d’une situation d’islam silencieux voire « honteux », et jusque-là assez bien accepté, on le voit dans le cas de la France, à une situation d’islam fier de soi et visible dans la cité. Les affrontements civiques ont commencé lorsque de jeunes générations ont dit : « Nous, on veut être Français et musulmans ». La plus grande surprise pour la société française est venue du fait que depuis le saint des saints de la République, l’école publique, des jeunes filles voilées ont lancé cette revendication. La question du culte dans l’espace public s’est posée alors qu’elle ne se posait pas auparavant avec une telle acuité.
Que pensez-vous du syntagme « musulman modéré » que l’on entend un peu partout et qui semble rassurer certains esprits inquiets ?
Il n’a aucun sens. Si l’on parle de musulman modéré, cela signifie que l’on présuppose une essence naturelle de l’islam qui, elle, ne serait pas « modérée » et qu’on pourrait être plus ou moins musulman dans une sorte de gradation continue… où se situerait, de l’autre côté du spectre, l’islamiste. Le bon musulman serait alors celui qui présente une forme atténuée de la « maladie ». Et la forme la plus poussée de l’engagement dans la foi serait la forme extrême et fanatique, ce qui n’a pas de sens : on peut se vouer à Dieu sans être fanatique. Nous n’utilisons pas l’expression « chrétien modéré » face à un chrétien intégriste. Il y a des façons diverses de vivre, de pratiquer sa foi et d’interpréter les textes.
La formule « maladie de l’islam » s’est largement diffusée. Pourquoi la contestez-vous ?
Cette idée provient toujours du présupposé qu’il y aurait une essence de l’islam. À la décharge de ceux qui l’emploient, cette expression s’appuie sur une longue historiographie, celle d’un islam figé. Or cette historiographie est en partie produite dans le monde islamique lui-même pour comprendre la colonisation et la mise sous tutelle de la plus grande partie du monde musulman par les empires coloniaux. La Nahdha (renaissance en arabe) est ce mouvement de sursaut, de questionnement et de réforme de l’Islam qui a concerné l’ensemble du monde islamique au tournant des XIXe et XXe siècles. Quantité d’ouvrages sont parus à cette époque pour tenter de comprendre comment d’autres peuples, les peuples occidentaux, étaient parvenus à progresser, quand les peuples musulmans régressaient et avaient été colonisés. La recherche historique montre bien aujourd’hui que c’était une explication rétrospective, laquelle a entériné l’idée que l’islam permettait originellement l’interprétation (ijtihâd) et qu’à un moment de l’histoire, il se serait figé. Ainsi Abdelwahhab Meddeb, que je respecte en tant qu’intellectuel et dont j’étais l’amie, mais avec qui j’étais en désaccord sur ses lectures de l’histoire. En se disant « colonisé parce que colonisable », il produisait une forme de téléologie rétrospective. C’est lui notamment qui a parlé de « maladie de l’islam ». Mais beaucoup d’intellectuels, comme Abdennour Bidar, partagent cette lecture. Aujourd’hui, après les événements dramatiques de janvier 2015, on voit refleurir ce positionnement d’un certain nombre d’intellectuels musulmans appelant « une réforme de l’islam ». Comme si l’islam tout entier s’était figé, vivait dans une forme d’archaïsme ! Si archaïsme il y a aujourd’hui, il est le fait de militants fondamentalistes qui se placent dans une perspective de résurrection du passé, ou dans une perspective millénariste qu’on peut dire folle, mais qui a ses logiques et une histoire. L’ensemble des musulmans ne se reconnaît pas dans cette lecture archaïsante. Nous sommes dans l’erreur si nous parlons de forcer l’islam à se réformer, parce qu’il est déjà lui-même bel et bien dans une dynamique, dans une évolution multiple, et tous ces intellectuels qui affirment « moi j’ai le courage de dire qu’il faut une réforme des textes de l’islam » voilent le fait qu’existent déjà des dynamiques très progressistes dans les lectures de l’islam. Une position plus éthique et plus juste consisterait plutôt à les faire connaître, à mettre en relief la multiplicité des débats internes à l’islam et les innovations théologiques et sociologiques en cours. Je ne dirais pas qu’il y a autant de lectures de l’islam que de musulmans mais il se passe des choses extrêmement modernes dans la manière dont se vit aujourd’hui l’islam et elles ne sont pas suffisamment identifiées dans les perceptions courantes de cette religion (en matière de relations hommes-femmes, par exemple…).
« Une position plus éthique consisterait à faire connaître les dynamiques très progressistes des lectures de l’islam. »
Les lectures d’un Islam historiquement figé sont par ailleurs en train d’être dépassées. Celles de l’histoire qui s’élaborent aujourd’hui sous le signe d’une histoire connectée, mondialisée, nous interdisent de penser que des régions entières du monde ont pu rester dans une temporalité extérieure.
Pouvez-vous revenir justement sur le travail que vous avez effectué pour montrer la coalescence très ancienne entre les cultures ?
J’ai lancé un programme sur la question des musulmans dans l’histoire de l’Europe, où se posait la question de la religion et de ce qu’on en faisait. C’était un projet important, surtout dans le contexte du début des années 2000. On a montré historiquement en effet que ces face-à-face violents de la différence culturelle ou sociale sont, pour partie, fantasmés. De part et d’autre de la Méditerranée — une Méditerranée très large qui descend bien au sud du Sahara et qui remonte bien au nord de l’Europe — les sociétés connaissaient au contraire des situations de continuum, de coalescence, de consubstantialité… Elles étaient dans des régimes d’interconnaissance très poussée ; on savait presque en temps réel ce qui se passait dans tel ou tel pays de l’autre côté de la Méditerranée, parce que les circulations étaient incessantes, parce que les gens allaient et venaient de part et d’autre. Toutefois, je ne voudrais pas laisser penser que cette vision d’un continuum dans l’histoire est une vision irénique. On pouvait très bien entretenir des relations géopolitiques tendues, vivre dans le conflit, sans que cela exclue l’interconnaissance. Il est important de ne pas lier cette vision continuiste à une idéalisation de l’harmonie, de la concorde.
Vous parlez d’une Méditerranée spatialement très étendue, mais vous êtes aussi soucieuse d’une temporalité longue, remontant bien en amont de la colonisation. Qu’est-ce que cela apporte, pour le temps présent, de remonter jusqu’au Moyen Âge ?
C’est une chose qui s’impose quand on commence à travailler et à réfléchir à ces questions. Même quand on essaie comme historien de traiter une question sur une durée relativement courte, on a besoin de cette échelle temporelle très vaste pour mieux saisir les phénomènes. Sans cette culture historique, certaines choses nous passent complètement sous le nez ! En tant qu’historienne, je me donne pour tâche d’apporter ces éléments de compréhension dans une dynamique de l’histoire. Certains arguments sont audibles, d’autres non. Par exemple, lorsque je me suis intéressée à la question d’une pensée politique séculière dans l’Islam telle que l’expriment les traités du bon gouvernement, d’un rapport au politique universaliste et non enfermé dans une référence à l’islam comme religion, je pense avoir produit des arguments convaincants. Un grand nombre de spécialistes du monde musulman sont acquis à cette position, à savoir que la laïcité est parfaitement compatible avec l’islam, parce qu’il y a de toute façon dans la pensée mais aussi dans la pratique politique du monde islamique un espace parfaitement légitime pour une sécularité politique. Mais cet acquis historique demeure inaudible dans le débat contemporain où la plupart des acteurs civiques sont convaincus que l’islam, par nature, ne discrimine pas entre le religieux et le politique. Certains spécialistes continuent même de l’affirmer, soit par manque de culture historique, soit parce qu’ils sont écrasés par la force des idées reçues.
Parmi celles-ci, il y a celle de la présence récente de musulmans en Europe occidentale...
Effectivement, mais il y a une raison « scientifique » à cela : la plupart des études sur l’immigration remontent dans le meilleur des cas aux premières « importations » de travailleurs dans les mines ou dans les usines du nord et de l’est de la France, ou au recours aux travailleurs coloniaux et aux troupes indigènes au moment de la Première Guerre mondiale. On pense donc que l’implantation de l’islam dans nos contrées et la venue de musulmans datent du tournant des XIXe et XXe siècles et qu’auparavant il ne s’agissait que d’exceptions, d’aventuriers ou d’ambassadeurs... Or, quand on regarde les sources de près, on se rend compte que cette présence a été en réalité continue. Je ne dis pas massive, mais il y a eu un apport ininterrompu de populations musulmanes aux sociétés d’Europe occidentale depuis le Moyen Âge et ce tout au long de l’époque moderne. Cette présence s’est renforcée au XVIe siècle avec le développement de la guerre de course, la pratique de l’esclavage, et des captifs à rançon, pratique extrêmement répandue des deux côtés de la Méditerranée. On l’a perdue de vue pour l’Europe occidentale, parce que les Barbaresques, les corsaires sont toujours les « autres », mais aussi parce qu’il y a un tabou historiographique sur l’esclavage européen. On a certes en tête l’esclavage du XVIIIe siècle, aux Antilles, un trafic lointain, mais on oublie une présence ancillaire d’esclaves qui étaient bien souvent des esclaves musulmans ou des captifs maures. Il convient d’y inclure les galériens musulmans qui constituaient un cinquième de la population des galères selon les chiffres d’André Zysberg. Ce qui se dégage des recherches récentes, c’est qu’il y a eu, certes, une présence de captifs, mais aussi une présence libre : des gens venus du monde islamique circulaient en Europe, soit pour fuir des difficultés économiques ou politiques, soit pour pratiquer le commerce… On a longtemps pensé qu’il n’y avait pas de commerce musulman en Europe occidentale, que les musulmans ne s’y s’aventuraient pas. Toute une série de clichés, notamment celui de leur incapacité à entreprendre, étayait cette présomption. Pourtant, il est loisible d’observer une présence commerciale de musulmans en Europe jusqu’au XIXe siècle, de grands comme, plus souvent, de petits négociants. Une présence également de soldats, marins, médecins, ou encore d’artistes, de vagabonds. Tout cela était passé inaperçu et si on le prend en compte, on pose un tout autre regard sur la question même de l’intégration aujourd’hui. Nous n’avons pas du tout affaire aujourd’hui à des sociétés européennes constituées qui d’un coup se trouveraient confrontées à un afflux massif de musulmans et devraient le digérer ! Au contraire, ces mêmes sociétés se sont constituées dans des phénomènes d’assimilation plus ou moins visibles.
Dans vos travaux, vous évoquez une occultation à la fois des lieux de culte et des lieux de sépulture musulmans en Europe. Comment l’expliquez-vous ?
Il nous faudrait de grands chantiers archéologiques pour exhumer les signes de cette présence, car c’est tout de même un mystère qu’il y ait eu tant de musulmans et si peu de traces matérielles visibles de leur présence. On a cela dit quelques traces. On trouve dans les textes des mentions de lieux de culte, de locaux cultuels, de mosquée des galères à Marseille, à Toulon… On sait aussi par les mémoires des galériens protestants que pour eux, être enterrés avec les « Turcs » était une des formes de leur persécution, ce qui signifie bien au passage qu’il y avait des Turcs qui étaient inhumés en France. Mais tout cela n’a pas suscité de curiosité ni d’enquête systématique, excepté pour les périodes médiévales qui commencent à susciter un regain d’intérêt. Cet angle mort archéologique est le signe d’une présence musulmane assignée au déni ou à l’extériorité.
Vous suggérez que le moment où la présence musulmane se fait visible se situe au tournant du XIXe et du XXe siècle. Qu’est-ce qui change ? Y a-t-il une question de nombre ou aussi une différence de nature ?
Je ne suis pas une historienne du XXe siècle, mais il me semble que l’on observe un changement bien avant même le XIXe siècle. Dans les périodes que j’ai étudiées au cours de notre enquête collective, nous constatons une forme de racialisation de cette présence dès le milieu du XVIIIe siècle. C’est en Grande-Bretagne qu’elle me paraît pouvoir être observée de la manière la plus nette. On voit se racialiser l’Oriental et pas seulement le musulman, alors que curieusement la présence musulmane n’avait pas suscité jusque-là beaucoup de conflits, de phénomènes de rejet et d’intolérance. La visée générale, pour le début des périodes modernes, à partir du début du XVIe, est de convertir les infidèles. On a l’impression, peut-être trompeuse faute de documentation, qu’une fois ces derniers convertis, il n’y a pas d’hostilité majeure à leur encontre. En revanche, à partir du milieu du XVIIIe siècle, des formes de racisme, de racialisation sont attestées : les archives de police reflètent des tensions et des injures raciales. Peut-être, certes, la mise en place d’un contrôle policier plus systématique et d’un contrôle des identités a-t-elle conduit à recenser ces incidents. La pacification des relations entre les puissances islamiques et l’Europe occidentale, le développement de la diplomatie et le déclin de la guerre de course conduisent paradoxalement à des relations plus heurtées. La cohabitation s’effectue de manière plus ouverte et plus libre, mais ces relations deviennent plus racialisées, sous le sceau de la différence, et l’exotisme peut se développer. On accueille désormais des musulmans mais aussi des « Orientaux », sous condition, en quelque sorte, qu’ils aient des têtes d’Orientaux, des turbans orientaux, des vêtements orientaux, sans nécessairement chercher à les assimiler.
L’islam est aujourd’hui perçu comme une religion particulièrement violente vis-à-vis des femmes ou des homosexuels. On voit d’ailleurs le Front national faire son lit dans un électorat gay, chez les jeunes particulièrement. Comment repenser, historiciser ces rapports à la sexualité ou au genre qui ne sont en rien figés dans l’islam ?
Il y a une forme d’invisibilisation des versions alternatives de l’islam sur ces questions, historiquement ancrée. Cette occultation participe à la fois de dynamiques internes au monde islamique et de dynamiques extérieures, du regard occidental principalement. La recherche historique ou encore littéraire est en train de redécouvrir la prégnance de sociétés homo-érotiques ou en tout cas non régies par des règles hétéro-normées aussi rigides ou intolérantes qu’elles le sont aujourd’hui. Historiquement, une réforme profonde et multiple du monde islamique s’est engagée au tournant des XIXe et XXe siècle, qui endossait deux stratégies différentes : soit une tentative de s’approcher du modèle occidental, soit au contraire un retour aux sources qu’on appelle d’ailleurs à l’époque salafiste (pas dans le même sens qu’aujourd’hui), avec la montée d’un nationalisme anti-occidental. On observe alors une hétéro-normalisation beaucoup plus rigide et très rapidement adoptée. Cela été étudié par exemple par Afsaneh Najmabadi pour l’Iran (Women With Mustaches and Men Without Beards), où l’on voit une société extrêmement fluide et peu hétéro-normée devenir de plus en plus rigide sur les codes du genre, pour refonder une nation, un État moderne, où le citoyen et la citoyenne, l’homme et la femme, accèdent à des rôles particuliers. Cette dynamique est endogène et elle constitue, dans le même temps, une réponse à une dynamique occidentale qui assigne à l’Orient une sexualité trouble, extrêmement dépréciative pour le monde féminin et où l’homosexualité, l’érotisme même, sont totalement reportés sur les hommes. Dans le moment colonial, la vision de la masculinité dominante est celle du colon. Aujourd’hui, alors que la conception occidentale de la virilité est devenue beaucoup plus inclusive, plus ouverte à des masculinités alternatives, une inversion s’opère, mais le même système d’opposition demeure, et le monde musulman, notamment, va se mettre à incarner une virilité intolérante et oppressive, dans l’homophobie et l’oppression des femmes. La réalité d’un islam homophobe aujourd’hui relève donc de dynamiques internes, mais qui s’expliquent en partie comme des réactions aux projections coloniales, dans une surenchère hétéronormative. Dans son livre Desiring Arabs, Joseph A. Massad défend ainsi l’idée qu’en plaidant pour une forme de libération homosexuelle du monde islamique, « l’Internationale Gay » des ONG trahirait ou mettrait en danger les sociétés islamiques. Cela les pousserait à renoncer à des pratiques homo-érotiques — qui socialement ne posent aucun problème ou sont tolérées — pour une identitarisation homosexuelle qui, elle, mettrait en danger les couches sociales les plus fragiles, les classes populaires ou moyennes, réservant l’identité homosexuelle plus librement vécue à une élite sociale.
« Sous le voile, des femmes ont conquis des places dans l’espace public : elles ont accédé au travail, à la formation. »
Et pour les femmes ?
C’est une question qui s’inscrit plus encore dans le temps long et joue un rôle discursif majeur dans la différenciation entre islam et christianisme : la polygamie, la liberté des femmes… Pourtant, sans provocation gratuite, il y avait aussi une polygamie de fait dans le monde occidental avec les amours ancillaires, les concubines, les enfants illégitimes que l’on reconnaissait ou non ! En terre d’Islam, la polygamie était de droit. Il faudrait envisager plus de comparaisons et de rapprochements, prendre de la hauteur par rapport à un système d’opposition trop automatique et trompeur. Or, on voit bien à quel point, en France par exemple, le débat public a besoin aujourd’hui de cet argument des femmes musulmanes à sauver pour s’opposer à l’islam. C’est avec le voile que la crise a éclaté en France sur cette question. Tant que l’on voyait les musulmanes comme des victimes, silencieuses, opprimées, n’attendant que l’aide de l’Occident, tout allait bien ! Mais à partir du moment où des femmes qui avaient été à l’école de la République disaient « nous sommes musulmanes et nous voulons porter le voile », les repères volaient en éclats. Cette contradiction a été insupportable et a créé une explosion des cadres. On le voit aussi à l’heure actuelle avec les jeunes femmes qui partent faire le jihad. Il devient difficile de les penser comme victimes. Quoi que l’on pense de ces engagements, par ailleurs très différents, ils contraignent à penser autrement la place des femmes dans l’islam. Symboliquement, le voile est le marqueur d’une différence de genre. Mais est-ce un signe de soumission face aux hommes, comme le dénoncent les détracteurs du voile, ou d’abord un rapport à Dieu ? Ou est-ce un signe social et politique ? Ce sont des questions d’interprétation. Encore une fois, il faut sortir de la représentation d’un islam figé : il existe des lectures avant-gardistes et des lectures féministes de l’islam. Il y a un féminisme musulman qui a pignon sur rue en Turquie, en Indonésie, au Maroc ; un travail d’exégèse des textes dans un sens féministe y est parfaitement reconnu. Ce qui m’importe en tant que citoyenne — et pas seulement en tant qu’historienne — c’est que, sous le voile, je vois que des femmes ont conquis des places dans l’espace public : elles ont accédé au travail, à la formation. Le voile leur a aussi permis de sortir d’un espace domestique et confiné. Cette dimension revendicative et d’affirmation civique ne doit pas être oubliée.
Dans vos travaux, vous évoquez un héritage des Lumières au sein même de l’islam, et une forme d’universalisme musulman qui aurait été écrasée par l’universalisme occidental.
J’avais soulevé cette question dans Islamicités, et je ne peux que constater que la recherche historique est allée vite. Aujourd’hui en effet, beaucoup d’historiens ou d’intellectuels récusent cette idée d’une occidentalité de l’universel — ce n’était pas le cas, il y a une dizaine d’années. Ce qui essentiel selon moi, ce n’est pas que les sociétés soient modernes ou pas — la modernité est une représentation que l’on va assigner à telle ou telle société (être moderne, c’est décider de qui n’est pas moderne), c’est de penser la contemporanéité des sociétés. Dès lors que l’on pense le monde comme connecté, dès lors que l’on pense la circulation, les interrelations, il ne peut pas y avoir de « privilège » européen des Lumières. Dans mon livre Le divan des rois, j’avais tenté de démontrer l’existence de cet universel sur un plan politique — bien avant les Lumières d’ailleurs — comme quelque chose d’inhérent à la littérature politique du monde islamique. Il n’y a aucune incompatibilité entre se penser comme musulman et se penser comme universaliste. Il existe un universalisme de l’intérieur de l’Islam avec lequel il faudrait renouer aujourd’hui. Beaucoup de penseurs hors Occident dénoncent aujourd’hui cette agressivité des Lumières européennes et notamment françaises présentées comme un flambeau pour le monde. Il me paraît évident qu’il y a dans le monde islamique de l’âge moderne une évolution intellectuelle corrélative de celle qui s’opère au même moment en Europe, tout simplement parce que les circulations et les interconnexions sont fortes. Il serait plus pertinent de voir ce que produit le rapport colonial au XIXe siècle en termes de replis réciproques, de différentiations, de démarcations, certaines innovantes, d’autres stériles.
Cette contemporanéité des sociétés n’est-elle pas bouleversée en effet à partir du XIXe siècle par le phénomène colonial et l’instauration d’un rapport de force et de domination ?
Je partirai de l’exemple tunisien parce qu’on a beaucoup débattu ces derniers temps de ce mouvement réformiste de la Nahdha. Toutes ces notions de décalage chronologique et de « retard » ont été entérinées par les mouvements de libération nationale et par la visée développementiste qu’ils ont poursuivie après les indépendances. L’idée de non-contemporanéité provient donc de décennies où l’on nous a asséné de manière officielle qu’il y avait un retard chronologique à rattraper. Dans les débats qui se sont fait jour récemment sur le réformisme politique en Tunisie et sur les tentatives passées de modernisation de la société, tout s’est déroulé comme si l’on voulait oublier le contexte colonial, penser une société islamique qui se serait endormie puis réveillée sous l’égide d’hommes politiques clairvoyants qui lui auraient redonné une impulsion politique et culturelle. La Nahdha, paradoxalement, issue du besoin de se libérer du joug colonial, a donné lieu récemment à une forme d’oubli du contexte colonial dans lequel elle était née.
Cette idée du déclin semble largement partagée par les fondamentalistes religieux, par exemple dans la sur-moralisation de l’Islam.
Bien sûr. Cela devient un argument politique pour eux. Cette idée d’un retour aux sources après le déclin et la corruption, d’un retour à la morale, à une forme d’authenticité, est une lecture politique en même temps que religieuse. Mais cela ne fait pas d’elle un absolu, une injonction historique propre à l’islam. D’autres prônent le retour à la Bible.
On a tendance à occulter le fait que les islamistes radicaux sont des sujets politiques, qui ont des références théoriques, des organisations… Doit-on leur faire une place au sein de la cité au même titre que d’autres acteurs politiques, comme les extrêmes-droites ?
Quand on parle aujourd’hui des islamistes — et beaucoup de politologues récusent ce terme parce que c’est un terme fourre-tout — toutes sortes de sensibilités politiques sont concernées ; comme l’a formulé Moncef Marzouki, cela part du centre droit pour aller jusqu’à l’extrême droite, si on veut poursuivre le parallèle. Des sensibilités différentes cohabitent sous cette appellation. Et il y a d’ailleurs une question très intéressante sur laquelle peu de personnes travaillent : des islamistes de gauche — peu nombreux encore — essaient de se faire une place dans ce spectre politique. Quoiqu’on en pense, ces courants représentent une composante incontournable de la société et il faut être prêt à leur faire une place. C’est tout au moins ainsi que je raisonnais avant les élections d’octobre 2011 en Tunisie. Les islamistes ont obtenu la majorité aux élections et toute la question est devenue ensuite de savoir si eux allaient nous faire une place. Mais il faut être lucide, on ne peut pas se poser la question de savoir si on « fait une place » à des gens qui représentent une composante majeure de la société.
Et dans l’espace français et européen ?
Est-ce que des partis à sensibilité religieuse à affichage musulman vont réussir à se faire une place dans le paysage politique ? À titre personnel, je ne le souhaite pas, mais pas plus que je n’ai de sympathie pour la sensibilité politique de Christine Boutin. En tout cas, ce qui s’est passé au moment de « La manif’ pour tous » laisse entendre que quelque chose dans ce sens est en train d’émerger, c’est-à-dire une convergence politique entre certains courants musulmans et chrétiens français. Ce serait d’ailleurs, il faut le reconnaître, une preuve d’assimilation ou d’intégration, ou de ce qu’on voudra…
« Tant que l’on n’aura pas prêté attention aux raisons articulées pour lesquelles les jihadistes se radicalisent, on ne pourra pas régler cette question. »
Que faire de ces jeunes radicalisés qui se réclament de l’islam ?
Le problème n’est pas spécifiquement français puisqu’on retrouve ces jeunes tentés par le jihad dans le monde entier : en Russie, au Maroc, aux États-Unis... Quand cette forme de jihadisme est-elle apparue ? C’est une question récente. Les premiers attentats au nom de l’islam ne commencent guère qu’après 1979 et la guerre en Afghanistan… puis ils se sont développés à la suite de la guerre en Irak. Or, le terrorisme, religieux ou non, on le sait fort bien, est dans la guerre la réponse du plus faible. Il faut donc avoir conscience de l’impact que produit immédiatement chaque intervention militaire française, que ce soit en Afghanistan, au Mali ou en Irak. On ne peut pas combattre ces mouvements par les armes sans qu’ils ne ripostent d’une manière ou d’une autre. D’autre part, dans ce que disent les jihadistes, il n’y a pas que de la folie : certains de leurs arguments sont audibles et font écho auprès de populations qui, elles, ne sont pas radicalisées (au Mali, en Irak…). Et quand un jihadiste parle de la Palestine ou des enfants de Palestine, c’est une cause qui fait écho et qui fait sens. Par conséquent, tant que l’on n’aura pas prêté attention à ce qu’ils disent et aux raisons articulées pour lesquelles ils se radicalisent, on ne pourra pas régler cette question. Ce n’est pas seulement une question de virus qu’ils attraperaient sur internet ou de contamination sectaire. Leur engagement naît aussi d’un sentiment d’injustice, face aux inégalités de ce monde. Bien sûr, une lecture sociale peut être juste, la marginalisation sociale de ces jeunes peut expliquer qu’ils soient prêts à quitter la France pour partir se battre en Syrie ou ailleurs, mais la dimension géopolitique mondiale ne peut être occultée ni notre responsabilité collective sur ce plan. La révolte face à l’injustice pousse ces jeunes gens à aller mourir.
L’idée d’un complot jihadiste international est très forte aujourd’hui et réactualise une vieille idée du complot panislamiste. Pourtant les références au passé semblent peu mobilisées pour tenter de saisir les mécanismes de ce type de représentation.
Il faudrait effectivement revenir sur cette histoire oubliée. Il y a eu beaucoup de littérature sur le fameux complot panislamiste de la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Aujourd’hui on ne fait presque plus de parallèle entre ce panislamisme historique et celui que nous observons. Sous ce terme, on a pu rassembler autrefois tout un ensemble de mouvements politiques visant à fédérer les forces du monde islamique pour combattre l’Occident, se libérer de la tutelle coloniale. Il y a un panislamisme ottoman, un autre sous l’égide du Mahdi du Soudan… Et plus largement, à la fin du XIXe siècle, se développe un fantasme occidental du panislamisme : à l’époque on voit derrière chaque chef confrérique musulman qui se déplace la possibilité d’un complot contre la France (si on s’en tient à l’Empire français), ce qui déclenche une vague d’espionnite. Le mécanisme du fantasme n’est pas nouveau et s’avère des deux côtés : chez les musulmans, il y eut aussi l’espoir de cette fédération des forces, des aspirations politiques. En Algérie, par exemple, est né l’espoir que l’empereur Guillaume II (que l’on appelait même « Hadj Guillaume », pensant qu’il s’était converti à l’Islam) viendrait libérer les musulmans du joug français. Au Maroc, quand la France entendait soustraire les Berbères à l’autorité du Sultan par un dahir spécifique, des protestations se sont fait entendre dans l’ensemble du monde musulman, jusqu’en Indonésie. Derrière ces représentations s’exprimaient donc des solidarités politiques, mais pas nécessairement par la violence, le complot et le meurtre. Il faut apprendre à faire la part de nos fantasmes sans céder en vigilance.
La batterie d’arguments et d’outils proposés par la recherche ne semble pas toujours passer dans le débat civique. Comment les rendre audibles ?
Il faut une recherche fondamentale, qui soit coupée du débat dans une certaine mesure. Il faut pouvoir travailler sans pression. Trop souvent, comme chercheurs sur le monde musulman, nous essayons de répondre aux arguments qu’on nous renvoie à la figure, à des questions que nous n’avons pas formulées et qui sont mal posées. Or, il faut pouvoir prendre le recul nécessaire pour formuler les questions autrement et apporter des propositions. C’était l’enjeu dans le travail mené sur l’histoire des musulmans en Europe : revenir avec une autre proposition, différente, déconnectée du débat, avec une force de frappe nouvelle. Il faut ensuite faire passer cette recherche fondamentale dans le débat public, et donc être dans une position d’ouverture en allant dans les lieux de rencontre avec le grand public. La demande sociale existe. Il faut donc avoir cette générosité d’être présent, de s’ouvrir au débat, à la discussion. Ce n’est pas toujours évident. Quand j’ai écrit Islamicités, alors que mes étudiants me poussaient à le faire, semblaient en demande d’une prise de parole publique de la part du monde de la recherche, j’ai eu beaucoup de mal à trouver un éditeur. Il y a aussi un facteur générationnel. Beaucoup de jeunes Français musulmans sont en attente d’un autre discours sur l’islam et je dirais même que beaucoup de jeunes Français non musulmans sont dans une perspective moins laïcarde que leurs aînés… Je respecte parfaitement les positions laïques et je pense qu’elles font partie intégrante de l’histoire française, mais je vois bien qu’aujourd’hui c’est une laïcité un peu frénétique qui s’exprime, devenue presque autiste parce qu’elle n’écoute plus les arguments d’autres interlocuteurs. Il me semble qu’on entend parmi les jeunes des positions plus ouvertes.
Notes
[1] Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.