Vacarme 89 / Cahier

« je veux m’adresser à ceux à qui on ne s’adresse pas » entretien avec Mehran Tamadon

À travers une série d’entretiens [1], Maxence Voiseux sonde ce qui peut être dit du documentaire. Il interroge les termes de cette « profession » à un moment où elle change profondément et où lui-même s’apprête à l’embrasser. Ce choix ne se fait pas à la légère tant il engage toute une vie, un mode d’existence à l’intersection de plusieurs champs : le cinéma, l’audiovisuel, l’art contemporain et le web — sans compter la dramaturgie et les arts vivants. Pour ce troisième épisode, la conversation s’est engagée avec Mehran Tamadon, auteur qui cultive un rapport combatif au réel.

D’abord, quelques mots sur votre parcours. Pourquoi avoir choisi la France ? Puis, comment avez-vous glissé de l’architecture vers la réalisation ?

Venir en France n’est pas un choix personnel. Mon père est décédé avant la Révolution de 1979. Ma mère a senti que ça tournait mal et a décidé de quitter l’Iran en 1984. À l’époque on avait le choix entre la France et les États-Unis. Ma mère ne voulait pas être trop loin de l’Iran et se sentait assez proche de la culture française. J’avais déjà envie de faire du cinéma, mais pour les Iraniens immigrés de ma génération il fallait faire des études synonymes de « prestige » : devenir ingénieur, médecin, architecte ou avocat ! L’architecture était un bon compromis entre l’art et la technique. C’était passionnant. Le fonctionnement d’un espace, d’une ville pose des questions de formes, de lumière, de proportions, de parcours qui sont aussi des questions de cinéma. Comment passons-nous de l’extérieur à l’intérieur, de l’espace public à l’espace privé ? Cela ne se fait pas d’emblée, il y a plusieurs séquences : l’entrée de l’immeuble, les escaliers, le palier… J’ai beaucoup travaillé sur les rapports de voisinage, le partage d’un espace commun, le « vivre ensemble ». Le cheminement vers la réalisation avait démarré !

<exergue|texte=« Le risque pour le documentaire était de glisser vers un film de propagande. J’ai dû me confronter à cette difficulté : comment filmer ces personnes avec respect tout en les gardant à distance ? »

Vous sentir étranger en France vous pousse-t-il à retourner en Iran pour démarrer votre travail de cinéaste ?

En 2000, je suis reparti vivre quatre ans en Iran. J’avais à l’époque besoin de me rapprocher de mon pays, de comprendre le fonctionnement d’une société que j’avais quittée très jeune et aussi de participer à des réflexions, de construire, filmer, écrire… J’avais besoin de faire et il est vrai que faire des choses est plus facile en Iran qu’en France. En quatre ans j’ai écrit deux livres, construit une maison, réalisé une installation au musée d’Art contemporain de Téhéran, dessiné un immeuble, conçu une scénographie pour le théâtre, réalisé un film ! À mon retour à Paris, mon professeur d’architecture m’a dit « qu’il [m’aurait fallu] une vie en France pour réaliser tout ça ». En Iran, il faut se battre contre la répression, le manque de liberté d’expression ; ici il faut se battre contre la rigueur d’une société ultra-construite. Vivre en Iran m’a fait goûter à cette liberté de créer. C’est une liberté relative car les projets sont fragiles, faits de bric et de broc mais ils finissent toujours par voir le jour et exister.

En 2004, vous réalisez Mères de martyrs dans le cimetière de Téhéran. Les mères se retrouvent chaque jeudi pour nettoyer les tombes et parler à leurs fils défunts.

En Iran, je fréquentais des personnes fort intéressantes, artistes, photographes, peintres, traducteurs de Michel Foucault et de Gilles Deleuze. Je me sentais pourtant enfermé dans ce tout petit milieu. La société iranienne est très cloisonnée. Par hasard, un jour, je suis allé au cimetière de Téhéran et j’y ai découvert ces rituels pour les martyrs. Réaliser ce film était un moyen d’aller écouter ce que pensaient ces « autres » iraniens. Je n’imaginais pas qu’une partie de la population soutenait autant la République islamique. Pour moi, ce régime était totalitaire et n’avait aucune assise populaire. La réalité est plus complexe.

Vous vous initiez au cinéma en réalisant ce premier film.

Je ne savais pas faire les réglages, ni cadrer. J’ai acheté une caméra et j’ai commencé à filmer. Au bout de trente cassettes, j’ai montré mes images à un ami monteur. Il m’a dit : « Si tu veux réaliser un film, il faut que tu trouves des personnages » - « Des personnages ? » - « Oui, à l’intérieur de cette foule que tu filmes, il doit sûrement y avoir des gens qui t’intéressent plus que d’autres. Ceux-là seront tes personnages. » Il m’a indiqué les femmes qui l’interpellaient dans les rushes et m’a encouragé à me concentrer sur trois d’entre elles. C’est ainsi que j’ai découvert l’écriture documentaire : en racontant l’histoire de ces femmes dans leur cimetière.

J’avais à l’époque beaucoup d’intérêt pour l’anthropologie, la sociologie, la philosophie, et le cinéma portait ces réflexions. Je voulais savoir comment vivaient ces mères, ce qu’elles faisaient dans la journée. Je restais sur des questionnements très anthropologiques : leurs activités au cimetière, leurs manières de laver les tombes, leurs gestes, leur convivialité, et bien sûr le deuil. La théorie l’emportait encore trop sur la forme. J’ai envoyé le film au Musée de l’Homme à Paris, où il a été sélectionné. Il a circulé dans quelques festivals en France et en Suisse, ce qui m’a permis de rencontrer des producteurs et de me lancer dans mon second film Bassidji.

N’est-ce pas dans ce film, Bassidji (2009), que les gens passent du statut de sujets anthropologiques à celui de personnages ?

J’ai rencontré des personnes très charismatiques dans Bassidji. Une mère de martyr est avant tout une mère qui fait le deuil de son fils. Quand elle pleure, on comprend pourquoi : son fils est mort. Même s’il est parti pour l’Islam ou au nom de la République islamique, on croit à ses pleurs et à ce qu’elle dit. Quand un bassidji parle de ses amis morts pendant la guerre, de sa tristesse, de l’Islam, sa parole est filtrée et regardée par le spectateur d’une autre manière. Les larmes d’un bassidji pourraient être des larmes de crocodile, une forme de séduction pour amadouer le réalisateur et les spectateurs. Le risque pour le documentaire était de glisser vers un film de propagande. J’ai dû me confronter à cette difficulté : comment filmer ces personnes avec respect tout en les gardant à distance ? Le spectateur devait éviter de se laisser piéger par les bassidji, tout en croyant à ma démarche d’aller les rencontrer.

Pour ce film, j’ai travaillé avec une grande monteuse aujourd’hui décédée qui s’appelait Andrée Davanture. Autour de la table de montage, nous avons compris que je devais devenir un personnage de cette histoire. Si je n’étais pas dans le champ, le contre-point n’existerait pas. Le spectateur devait me voir pour sentir la différence entre moi et les bassidji. Ma présence dans le cadre parlerait de nos différences. Andrée m’a poussé à apparaître le plus possible pour que le film ne prenne pas le risque de servir la propagande. Cela m’a permis d’observer mon bégaiement, mon incapacité à dire les choses. Ce rapport filmeur/filmé particulier, marqué par la peur de la dictature, était révélateur.

Comment travaillez-vous la mise en scène de la parole ?

Je fais une distinction forte entre le discours et la parole. Le discours se répète de personne à personne ; on peut l’entendre à la télévision comme dans la bouche des gens que je filme. La parole est quelque chose de beaucoup plus fragile qui échappe au discours. Dans Bassidji, je filme souvent du discours. Je le mets à distance par le tournage et le montage, souvent par la durée du plan. La longueur permet au spectateur de déconstruire ce qui est dit, alors que sur une séquence courte et « très montée », il pourrait croire que j’adhère à ce discours. Ma présence dans le cadre permet parfois de transformer le discours en parole. Le discours n’est plus entendu tout seul, il est entendu en rapport avec moi et donc avec l’autre.

Vos films reposent sur la confiance que vous avez instaurée avec vos personnages. Demandez-vous des autorisations de tournage ?

Une fois, pour filmer à la frontière Iran-Irak, mais c’était pendant le Nouvel An et tout le monde avait une caméra donc j’aurais pu m’en passer ! En Iran, on doit avoir une autorisation pour tourner dans l’espace public. On s’adresse à la préfecture mais je ne peux pas aller les voir en racontant que je fais un film sur la milice du régime ou le pouvoir religieux. Ils ne me donneraient jamais l’autorisation. Le peu de fois où j’en ai demandé une, j’ai expliqué que je réalisais un film sur l’urbanisme de Téhéran. Habituellement j’ai seulement l’accord des personnes que je filme, cela suffit. Je fonctionne toujours de la même manière. Je filme dans des cérémonies religieuses et au bout d’un moment, les gens deviennent curieux, ils viennent me voir pour savoir pourquoi je m’intéresse à eux. Une fois le lien établi, je leur demande à tourner chez eux. Je leur explique en détail ce que je suis en train de faire et souvent ils acceptent.

Pour ce film, Bassidji, quel contrat avez-vous passé avec vos personnages ? Pourquoi se sont-ils engagés à faire ce film ?

La première raison des bassidji est très simple : ils veulent faire de la propagande ! Ils voient que je suis honnête et pensent que ce qu’ils défendent est juste. Il n’y a donc aucune raison que je ne puisse pas l’entendre et le dire à mon tour. Seulement dans le film, quand ils veulent promouvoir leurs messages, leur propagande n’opère plus. Face à la caméra, grâce à la distance créée au montage, le discours meurt et la propagande avec. Je filme cinq, six personnes et les désirs de participer sont différents pour chacune. Les plus âgés défendent la propagande et veulent par mon intermédiaire propager leur dogme. Chez les plus jeunes la question est autre : ils ont le futur devant eux, un avenir à construire. Ils savent peut-être au fond d’eux que la situation actuelle n’est pas viable et qu’ils ont tout à fait intérêt à réfléchir sincèrement à la question du « vivre ensemble ». Certains de mes personnages sont persuadés que ma démarche de vouloir dialoguer et comprendre est noble, et ils participent pour cette raison.

Votre personnage, celui de Mehran Tamadon, revient dans votre film suivant, Iranien (2014). Pour ce film, vous réussissez à convaincre quatre mollahs de venir habiter et discuter avec vous pendant deux jours.

Dès le début d’Iranien, je sais que je serai dans le film. Iranien, c’est l’histoire de cet homme qui veut tenter une expérience avec des mollahs. Lorsque le spectateur voit le film, il s’identifie à moi en train de discuter avec des mollahs — avec l’autre. Grâce au montage, je montre cette relation.

J’ai filmé cette expérience une première fois, un an et demi auparavant, avec d’autres mollahs. Ce premier tournage a duré dix jours. J’ai accueilli quatre mollahs dans une maison à Qom, une ville religieuse. Ils venaient entre trois et six heures par jour. Ces mollahs ont refusé de partager ma nourriture. Ils ne mangeaient pas, ils ne buvaient pas, ils repartaient à la mosquée pour faire leur prière. Ils ne restaient que pour discuter. Au bout du septième ou huitième jour, j’ai compris qu’ils ne voulaient pas partager d’espace commun avec moi. J’ai filmé une conversation où ils m’expliquaient qu’ils ne pouvaient pas manger ou boire avec moi parce que j’étais athée et que les prescriptions religieuses les en empêchaient. J’aurais alors pu faire un film et montrer que le vivre ensemble est impossible. Cela faisait un an et demi que je filmais ! J’avais déjà subi des interrogatoires, on m’avait confisqué mon passeport une première fois. Mais le film aurait démontré ce que l’on savait déjà. Aller en Iran pour prouver qu’il ne peut y avoir de partage entre un athée et des religieux, cela ne m’intéressait pas. J’aime tordre la réalité, rendre possible une chose qui est donnée comme impossible au départ. Donc je suis reparti en Iran. On m’avait interdit de filmer, je devais être très prudent. J’ai discrètement rencontré de nouveaux mollahs pendant un an et demi et j’ai pu faire le film.

Comment cette censure informe-t-elle l’écriture et la mise en scène ?

La peur est une de mes questions centrales. Je saisis ce danger de l’expérience documentaire en Iran comme un élément de fiction. En entrant en relation avec les mollahs comme je le fais, je suis sur un fil, prêt à basculer. C’est très hitchcockien. Ce basculement est à l’image de la société iranienne, qui est imprévisible. Tout ce qui peut empêcher l’existence d’un film me sert justement à fabriquer ce film. Le pouvoir devient le nœud dramaturgique. L’interrogateur — ou le spectateur qui le soutient — est placé au cœur, au centre du dispositif. Il permet d’inverser le regard, en s’adressant à ceux à qui on ne s’adresse pas : les bassidji, les mollahs. Ses points faibles se transforment en force. Filmer le pouvoir que les puissants tiennent entre leurs mains est une tentative pour opérer un basculement.

Au-delà des discours, qu’observez-vous dans les attitudes corporelles de vos personnages, en particulier lorsqu’ils sont silencieux ? Comment traitez-vous la question des corps de ces personnes puissantes au montage ?

J’ai l’impression de parfois tenter dans mes films de casser les distances. Dans Bassidji, il y a une séquence où je suis sur une moto, derrière un milicien. Je suis donc collé à lui, je lui prends la taille pour ne pas tomber pendant qu’il m’explique comment il contrôle le quartier. Cette proximité physique parfois dérange le spectateur.

Dans Iranien, il y a une séquence où je fais la sieste avec les mollahs. Une image que certains ne supportent pas, car elle montre la fragilité des corps, la vulnérabilité, l’abandon, la confiance. La proximité des corps est compliquée à montrer et à assumer, surtout lorsqu’il s’agit de gens que beaucoup considèrent être des ennemis. Mais c’est aussi cette proximité qui descend l’autre de son piédestal.

De manière générale, notre coprésence à l’image raconte que l’espace ne leur appartient pas exclusivement, qu’ils doivent le partager avec quelqu’un (moi) qui ne leur ressemble pas, quelqu’un qui ne croit pas dans la même société qu’eux.

À la fin d’Iranien, on vous entend discuter au téléphone avec votre mère dans un taxi en banlieue de Téhéran. On vous a confisqué votre passeport et on vous entend dire : « Je vous mets dans la galère avec mes conneries ».

Oui. Il faut ramener ce qu’on fait à sa juste mesure. Le cinéma n’est pas plus important que ma mère, ma femme ou mes enfants. C’est le danger des idéologies : elles deviennent si importantes qu’elles mettent en péril les individus. Cette phrase révèle la réalité : j’ai plongé ma famille dans la galère pour faire un film. Je ne suis pas un militant. Je suis un réalisateur et je fais simplement du cinéma. À quel point suis-je capable de compromettre ma famille pour faire un film ? C’est une question que je ne veux pas perdre de vue.

Grâce au tournage de Mères de martyrs, vous rencontrez les personnages du film suivant, Bassidji. À partir de ces personnages, vous initiez un nouveau projet, Iranien. Chaque film ressemble à une suite du précédent.

Je pense le cinéma comme un espace de recherche, forcément long et périlleux. Quand j’ai démarré mon premier film, j’ignorais que quinze ans plus tard je serais toujours en train de réfléchir autour de mon rapport à l’autre. Aujourd’hui, je ne suis pas encore arrivé au bout de cette problématique. Donc je continue. Ma démarche n’est pas tant de faire des films que de m’interroger. Récemment, j’ai eu l’impression d’arriver au bout de cette question, de ma question — qui est celle du rapport entre le filmeur et le filmé. Finalement, j’ai terminé l’écriture de mon nouveau projet qui, je crois, ira au bout. Et peut-être qu’un jour je continuerai à m’interroger mais d’une autre manière, par la littérature ou la musique — qui sait ? J’aimerais conserver cette fragilité qui existe en documentaire. Le devenir ne peut exister que s’il y a de la fragilité.

Puisque aujourd’hui vous dites « nous » pour parler de la France, cela fait-il émerger l’envie de réaliser des films ici ?

L’envie de réaliser des films en France est arrivée récemment. Pendant la tournée d’Iranien — j’ai fait plus de cent soixante débats — je me suis rendu compte à quel point la question du « vivre ensemble » dans le contexte iranien résonnait chez les spectateurs français. Les échanges m’ont permis d’entrer à l’intérieur de la société française, de ses tensions, de ses désaccords. Ces peurs sont liées à l’extrémisme du Front national, au rapport à l’étranger, à son voisin que l’on ne connaît pas ou simplement à un parent avec qui on n’arrive pas à dialoguer. Cette plongée dans les questionnements de la société française me donne envie de réaliser des films en France.

Quel est votre rapport aux autres cinéastes ?

Je regarde des films en fonction des thématiques qui me travaillent. En ce moment, je regarde beaucoup Bergman car j’écris un film où la psychologie est centrale. Je n’irais pas voir Bergman en tant que simple cinéphile. Pour travailler la question de la peur j’avais vu beaucoup de films d’Hitchcock et de Lynch. Ma cinéphilie est toujours liée à ce sur quoi je réfléchis.

Comment définiriez-vous votre métier de documentariste ?

Le cinéma sert à se déplacer, à se mettre en mouvement. Avant de démarrer Bassidji, je ne savais pas où j’aboutirai. Avant de réaliser Iranien, non plus. J’avais quelques intuitions mais à travers cette expérience j’acceptais d’être déstabilisé, fragilisé. Si je savais, je ne ferais pas. J’ai toujours ce rapport au « dehors » — qui est propre au documentaire. On sort de notre milieu, de notre confort pour découvrir un monde, une société. L’économie fragile du documentaire vient renforcer aussi ce manque de cadre, de professionnalisation. Le documentaire est un arte povera, il ne fait jamais très professionnel.

Pour Mères de martyrs, j’ai travaillé sans société de production, avec l’aide d’un ami monteur. Il n’aimait pas du tout ce que je filmais — comme beaucoup d’Iraniens de mon milieu qui ne veulent pas entendre parler de la religion. Cela m’intéressait parce que je viens d’un autre monde. Pour moi, c’était une vraie découverte. J’ai fini par reprendre seul le montage. J’ai démarré Bassidji alors que je travaillais encore dans un cabinet d’architectes. Des producteurs suisses m’ont beaucoup soutenu sur l’écriture. Une partie de mes salaires a servi à la production du film. Le cabinet d’architecture était au courant de ma démarche et m’avait accordé du temps libre pour que je tourne tout en étant toujours salarié. Il est alors devenu coproducteur du film. Un producteur français a réussi à trouver de l’argent, mais uniquement pour la post-production. Les Suisses ont pu entrer en co-production à partir du moment où l’on a obtenu ce financement français. J’étais assez frustré que ce second film soit encore dans une économie si fragile. Nous avions déposé le projet à l’avance sur recette du CNC mais elle avait été refusée. L’argument du rejet m’avait beaucoup agacé. Ils prétextaient qu’il n’y avait pas de position critique de l’auteur dans le dossier. Pour eux, la démarche de compréhension d’un monde n’était pas suffisante. Il fallait absolument être critique ! J’ai eu la même remarque pour mon film suivant, Iranien. Parfois, les commissions de financement exigent, sans s’en rendre compte, que l’on tienne une certaine ligne éditoriale — notamment quand on parle de l’Iran, avec l’obligation de proposer un film ostentatoirement « à charge ».

Aujourd’hui, on a le sentiment que le problème de l’économie d’un film s’est déplacé du tournage vers la distribution. C’est de plus en plus simple de faire des films, mais immensément plus compliqué d’en vivre.

Faut-il être un « professionnel » du cinéma ? C’est précieux de ne pas être enfermé à l’intérieur d’un métier. Il peut y avoir un vrai risque à obtenir des financements et à réaliser son film tous les deux ans. Comment rester un peu amateur et réaliser des films ? Comment maintenir un rapport au dehors pour ne pas être enfermé ? Ce qui m’intéresse restera toujours d’expérimenter. Être toujours à la marge mais en gardant sa propre question. Je m’interdis de vouloir absolument trouver des idées et déposer plusieurs projets en même temps. Je ne fais pas beaucoup de films. Disons, deux par décennie. Je m’inscris dans une économie plus fragile. Cela signifie avoir un « métier » à côté. En ce moment, je travaille dans un hôpital psychiatrique où j’anime des ateliers artistiques avec des patients. Attention, je ne fais pas des films à la marge. Ce sont des projets écrits et soutenus par des commissions. Aujourd’hui, je n’attaque pas le tournage avant d’avoir obtenu une bonne partie du budget. Mais dans ce processus, je ne fais pas de compromis. Pour faire du cinéma, il ne faut pas se contenter d’être à l’intérieur des films, mais aussi de la vie.

Notes

[1Cet entretien est adapté d’une émission diffusée sur Radio Campus le 1er mars 2017. Les précédents publiés dans Vacarme l’ont été dans le numéro 85, automne 2018 : entretien avec François Caillat ; et le numéro 88, été 2019 : entretien avec Alessandra Celesia.