Des boîtes à outil pour l’intermittence
L’une des difficultés de l’action collective des précaires est une culpabilité aussi profonde qu’entretenue. Il faudrait « avoir honte d’être assisté ».
Peut-on lutter sans analyser l’évolution du travail et la fonction productive de l’emploi intermittent ? C’est l’une des questions que [nous voulons poser]. Nous nous sommes rencontrés lors de réunions d’information sur les menaces qui pèsent sur les annexes 8 et 10 de la convention Unedic, qui définissent les garanties concédées aux intermittents du spectacle, puis à l’appel d’associations de chômeurs et précaires dans la mobilisation contre l’accord Unedic du 20 décembre 2002 au Medef. Issus de groupes affinitaires, désireux de prendre part à des initiatives de lutte, ou participants à AC !, à la CNT-spectacle, à SUD, nous nous sommes regroupés au sein de Précaires Associés de Paris afin de construire, avec d’autres encore, la dynamique d’un mouvement de conquête de droits nouveaux.
Après des diffusions de tracts et des prises de paroles dans des théâtres, cinémas, musées, Assedic, concerts, des occupations – au Palais de Tokyo, au Multiplexe cinéma MK2, à l’ANPE Moulin Joly – et bien des discussions informelles, il apparaît qu’une des difficultés majeures de l’action collective des précaires est une culpabilité aussi profonde qu’entretenue : il faudrait « avoir honte d’être assisté ». Avec cette auto-dévalorisation pour toile de fond prévaut la crainte de perdre ; l’inhibition et l’apathie le disputent à d’illusoires sauve-qui-peut individuels. Pour remédier à ce pli défaitiste, pas d’autre solution que de construire collectivement un point de vue, depuis notre expérience intime des formes d’emploi flexibles qui se sont développées depuis plus de vingt-cinq ans. Dans un secteur productif aussi profitable que l’industrie culturelle, il est paradoxal d’entendre dire : « Il faut faire le ménage, traquer les abus, réformer le statut, sinon ils le feront sans nous », tout se passant comme si nous étions par avance complices d’un renforcement de la soumission à l’emploi précaire, comme si tout était déjà perdu. Des millions de poissons précaires seraient en train de pourrir par la tête ?
Aussi est-ce par ce canal – mais pas seulement – que nous avons choisi de continuer d’agir, histoire de déblayer quelques idées affaiblissantes par des questions utiles à la comprenette. Pour nous, travailleurs précaires de conditions diverses, chômeurs avec ou sans allocation Assedic ou minima, mais aussi « salariés normaux » ou en formation, ne pas ignorer l’importance de diverses conditions spécifiques d’emploi ou les particularités des dispositifs sociaux dont nous dépendons ne signifie pas renoncer à une compréhension d’ensemble. Nous ne nous divisons pas selon les modalités – si soigneusement distinctes – de reconnaissance sociale et de statut qui font office de (maigre) contrepartie à notre contribution à la production de richesses. Ces hiérarchies absurdes, cette segmentation, ces discriminations innombrables, redoublent l’atomisation individualisante qui tend à faire de chacun de nous l’ennemi de l’autre dans une concurrence sans merci. Nous refusons ce choix invivable et ne voulons pas voir brider la créativité, les formes de coopération qui nous passionnent.
Nous avons choisi de nous regrouper autour d’un constat commun : l’emploi discontinu, l’alternance de périodes de formation et de chômage sont désormais de règle pour une large fraction des salariés. La réussite de la refondation sociale patronale risque de se prolonger par une réforme des retraites qui obligerait à une durée d’emploi plus longue pour des pensions plus faibles (ou le minimum vieillesse). Négliger le caractère structurant de l’intermittence de l’emploi, ne pas inventer des formes de luttes qui lui soient adaptées, serait contribuer à une défaite annoncée. Les coordinations et les occupations à venir devront ouvrir un espace d’inscription au plus grand nombre, à partir des problèmes les plus concrets. Il semble actuellement plus facile au gouvernement de jouer du « consensus sécuritaire » plutôt que d’un « refus de l’assistanat » dont chacun sait – y compris les socialistes qui par Jospin interposé l’ont asséné contre les luttes de chômeurs et précaires – qu’il engraisse directement les patrons. Mais cette volonté de « prudence en matière sociale » est et sera contredite par ceux mêmes qui la souhaitent. La responsabilité des précaires, et particulièrement des intermittents du spectacle, est d’ores et déjà engagée dans les conflits qui s’annoncent. Et qui mieux que les premiers concernés pourrait produire et propager un virus apte à dissiper la technicisation du débat social qu’on nous oppose ? À cette « complexité », dont on nous abreuve pour nous déposséder encore, répondons par l’esquive ; à la culpabilisation par la fierté et, comme disait Joe Strummer, la justice viendra sur nos pas triomphants.