entre expertise et témoignage l’éthique humanitaire à l’épreuve des politiques migratoires
En matière d’aide aux demandeurs d’asile, inventer une éthique suppose de trouver comment répondre à une demande administrative toujours plus soupçonneuse, sans cesser de répondre de ceux que l’on tâche, un à un, d’assister. Répondre, en somme, pour eux, interposer son savoir entre leur corps et le pouvoir, en conjurant le risque de répondre à leur place, de noyer ce qu’ils vécurent sous le regard objectif et la froideur de l’examen. Comment jouer les experts, sans renoncer à répliquer ?
En 1979, des membres d’associations engagées dans l’accueil des populations exilées en France [1] fondent en région parisienne un centre d’orientation médicale, le Comed, pour faciliter l’accès des demandeurs d’asile au système de soins. À cette époque, l’accès à la protection sociale est rendu difficile par le manque d’informations et les délais administratifs : une fois la demande d’asile déposée, il faut compter plusieurs mois avant l’ouverture de droits à la sécurité sociale. Pour pallier cette carence, le Comed se donne pour objectif d’informer et d’orienter les exilés vers des lieux de prise en charge.
De lieu provisoire et transitoire n’ayant pas vocation à dispenser des soins, le centre devient un dispositif pérenne de prise en charge médico-psycho-sociale. Les statuts de l’association, déposés en 1982, la rebaptisent Comité médical pour les exilés (Comede), entérinant ainsi sa fonction de dispensaire. Dans le champ sanitaire, elle peut se targuer d’avoir été à l’avant-garde des dispositifs de lutte contre l’exclusion, ouvrant, sept ans avant le premier centre pour public précaire de Médecins du Monde, un lieu d’accueil pour les populations étrangères récemment arrivées sur le territoire [2]. Selon le rapport d’activité et d’observation 2004, en 25 ans le Comede a pris en charge 81 562 patients et dispensé 405 535 consultations de médecine, psychothérapie, service infirmier et social. Conscients de l’évolution de leur structure, prompts à rappeler les crises qui ont marqué des tournants dans l’action collective, les acteurs associatifs insistent néanmoins sur la continuité du projet humanitaire qui sous-tend l’histoire de leur institution [3].
Ils ne se vivent cependant pas en marge de l’ordre politique, qu’ils aspirent à modifier dans leur champ d’activité. Cette intervention passe d’abord par une volonté de témoigner dans l’espace public (colloques, journaux, revues) des conditions sanitaires et sociales des exilés, et de sensibiliser la société à ces questions afin de favoriser une évolution des conditions d’accueil. Un article publié en 1986 dans la revue Migrations Santé insiste sur le fait que l’association se donne aussi pour objectif d’« intervenir auprès des pouvoirs publics et [de s’]associer à toutes les démarches allant dans ce sens pour que la réglementation soit modifiée en faveur de cette population en matière de prise en charge et de soins. » Dès les premières années, les membres de l’association semblent ainsi se prononcer en faveur d’une participation à la formulation de l’action publique, position faite de négociations et de compromis caractéristiques du « mili-tantisme institutionnel » [4]. Ils seront actifs dans les débats et actions en faveur de l’évolution de la législation sur le droit au séjour des étrangers malades, sur l’Aide médicale d’État et la Couverture maladie universelle.
Rapidement cependant les médecins du Comede se voient également sollicités par les demandeurs d’asile et les administrations en tant qu’experts, comme « spécialistes dont le jugement est objectivé en tant que pièce essentielle d’un dossier, sur lequel des décideurs, ensuite, s’appuieront pour fonder leur propre jugement qui, lui, aboutira à des options pratiques. » [5] On leur demande de recueillir le témoignage des exilés, de les examiner pour juger de la compatibilité entre les violences alléguées et les séquelles physiques ou psychologiques constatées, et de rédiger ensuite un certificat médical que les requérants joignent à leur dossier dans l’espoir de renforcer la crédibilité de leur récit auprès des instances chargées d’accorder le statut.
Au fil des années, ce type d’expertise a pris une place grandissante dans l’activité et dans les débats qui animent l’association, sans que disparaissent pour autant les impératifs humanitaires liés à la santé des exilés en situation précaire. C’est ce qu’Arnaud Veïsse, directeur du Comede, dénonçait en 2001 dans Vacarme [6]. L’introduction de l’expertise dans les activités du centre fait émerger une tension entre le fondement humanitaire du projet associatif — soigner les exilés et témoigner de leur condition — et les exigences bureaucratiques de plus en plus présentes dans le contexte de restriction du droit d’asile qui marque les vingt dernières années. Comment ces acteurs associatifs en sont-ils venus à intégrer cette activité ? De quelle façon ont-ils négocié leur pratique et leur identité militante et professionnelle au regard de ce rôle d’expert ? Face à l’inflation des demandes, les ajustements organisationnels n’ont-ils pas infléchi les pratiques vers une rationalisation et une technicisation contradictoires avec l’empathie contenue dans le projet humanitaire originel ?
La rencontre entre politique de la preuve et politique du témoignage
« Depuis l’origine du Comede, le problème se pose d’une demande de preuve médicale. Ce qui a très vite conduit l’asso-ciation à être perçue par l’Ofpra comme le service d’expertise médicale. » C’est en ces termes que le coordinateur médical évoque en 2002 la question de l’activité d’expertise au sein de sa structure. Celle-ci peut donc sembler issue de la rencontre entre l’exigence de témoignage des médecins soignant les maux des exilés et la recherche d’éléments probants par les instances administratives, l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) ou la Commission de recours des réfugiés (CRR), qui statuent sur les demandes d’asile déposées en France.
On peut analyser la « politique de témoignage » [7] comme l’une des caractéristiques du second âge du mouvement humanitaire français [8]. La volonté de témoigner des membres du Comede n’est pas sans rappeler la position adoptée par les organisations médicales d’urgence créées dans les années 1970 (Médecins sans frontières puis Médecins du monde), rompant avec la politique du silence adoptée auparavant par des associations humanitaires telles que la Croix Rouge. Soigner et dénoncer est le nouveau credo de ce mouvement, qui fonde sa prise de parole dans l’espace public sur son expérience directe auprès des victimes qu’il secourt. C’est dans cette lignée que les médecins du Comede ont pu concevoir les certificats médicaux comme un moyen de rendre compte des effets de la torture et de l’expérience des exilés qu’ils prenaient en charge. La forme de ce témoignage est néanmoins marquée par les exigences médicales et politiques dans lesquelles il s’inscrit, et son énonciation se cantonne au domaine de l’administration à laquelle il est destiné. Il se distingue en cela des dénonciations formulées dans l’espace public et susceptibles de mobiliser l’opinion.
C’est dans le cadre d’une politique de la preuve, celle qui marque l’application de la Convention de Genève de 1951, que ce témoignage vient se loger. Il ne suffit plus d’appartenir à une catégorie donnée (Arméniens, Turcs...) pour bénéficier du statut. Il faut désormais rentrer dans une procédure individualisée, devenue plus tâtillonne dès lors que la crise économique a rendu les étrangers « indésirables ». Tâche difficile pour des étrangers souvent éprouvés par leur trajectoire d’exil, maîtrisant peu la langue et les règles administratives du pays d’accueil, et souvent dans l’impossibilité de fournir des preuves. Or c’est à eux qu’incombe la charge de la preuve, devant des institutions où règne aujourd’hui une culture de la suspicion. Comme le remarque Gérard Noiriel, les représentants politiques ont progressivement enfermé le débat sur le droit d’asile dans des considérations bureaucratiques : s’abritant derrière l’absence de preuves, ils justifient ainsi l’éviction d’un grand nombre de « faux réfugiés », se targuant d’un côté de n’être pas laxistes, de l’autre de respecter la tradition d’asile [9]. Depuis la fin des Trente Glorieuses, parallèlement à l’accroissement du nombre de demandes d’asile, la sélectivité en matière d’obtention du statut de réfugié s’est accrue : de 1980 à 1990 le taux de reconnaissance s’est inversé de 80 % à 20 %. Si 1974, date de la fermeture des frontières, est une étape fondamentale dans l’histoire des migrations de travail, 1989, avec ses 60 000 demandeurs d’asile, marque la mise en place d’un ensemble de mesures dissuasives en matière d’asile.
C’est là qu’intervient la certification médicale, progressivement perçue comme « la reine des preuves », véritable « pièce à conviction », pour reprendre les termes d’un juge assesseur à la CRR [10]. Et, ces vingt dernières années, la demande de certification n’a cessé d’augmenter auprès des associations. Alors que tous ceux qui statuent sur les dossiers relativisent l’importance du certificat dans la prise de décision, nombre d’avocats, de requérants et d’associatifs sont convaincus qu’il joue un rôle déterminant dans la défense du dossier. Dans un cadre juridico-administratif où la vérité de la parole produite par le requérant est mise en doute par les institutions, le corps devient le lieu où s’éprouve la vérité du sujet — ou plutôt le lieu où celle-ci est éprouvée par un tiers supposé neutre et savant, le médecin [11].
Cette forme d’expertise médicale ne s’exerce pas selon une procédure juridique formalisée dans des textes. Les différents acteurs impliqués dans la procédure se tournent librement vers les associations médicales accueillant les exilés, perçues comme dotées d’un savoir-faire de par leur expérience et leur spécialisation. Rapidement, elles ont acquis une crédibilité et focalisé une part importante de la demande d’expertise. Le Comede a ainsi enregistré depuis sa création un accroissement progressif du nombre de certificats médicaux délivrés aux demandeurs d’asile. Face à cette évolution, les acteurs ont dû en retour redéfinir leur domaine de compétences et leur place dans le jeu social, formuler des choix éthiques et pratiques au regard de cette activité. Des transformations dans l’organisation du travail ont été induites par l’introduction de l’expertise et plusieurs périodes peuvent être distinguées dans l’évolution de cette activité au sein de l’association.
Le premier âge de l’expertise : l’émergence d’un « problème »
Il correspond à la première décennie de l’association, durant laquelle l’activité du centre repose essentiellement sur le travail d’un personnel médical et paramédical bénévole, beaucoup plus militant aux dires des acteurs. La certification correspond alors à une activité périphérique. Pour 13 000 consultations, moins de 200 certificats sont rédigés en 1985, dont A. G. Simonot-Sault met en valeur l’extrême hétérogénéité [12]. Une large autonomie semble laissée aux praticiens pour mener l’expertise et écrire le rapport. Périphérique, cette activité ne semble soulever encore que peu de réticences et ne pas nécessiter de consignes particulières sur l’organisation du travail, comme en témoignent les archives de l’association : sont évoqués principalement les spécificités des pathologies rencontrées, le traitement à mettre en place et les questions d’accès aux soins des exilés. La certification est alors considérée comme l’un des moyens de rendre compte de l’expérience des exilés.
Affleure néanmoins l’interrogation des praticiens sur le rôle d’expert qui leur est imparti. Au colloque d’Amnesty International de mars 1985, la présidente du Comede souligne la difficulté des médecins quand « l’Ofpra réclame les éléments dits « objectifs » de la preuve. Dans beaucoup de cas, la description des lésions ne permet pas d’affirmer de façon formelle qu’elles sont dues à la torture. Et comment prouver les éléments subjectifs ? [...] Comment apporter la preuve de la souffrance de ces gens qui souvent ne peuvent même pas « dire » ce qu’ils ont subi ? [...] Il y ambiguïté entre ce que nous demandent les juristes, « des preuves », et le rôle de médecin qui est de soigner. Il y a, [lui] semble-t-il, perversion au niveau du droit d’asile puisqu’on leur demande des « preuves » de sévices alors que les raisons pour lesquelles ils ont quitté leur pays devraient suffire en elles-mêmes. » Dans les années 1980 émerge donc une réflexion sur les problèmes pratiques et éthiques soulevés par la certification ; elle s’étoffera par la suite, mais certaines questions sont d’ores et déjà formulées. La première est d’ordre technique : comment retranscrire en langage scientifique la complexité des souffrances et du vécu exprimé par le patient ? La seconde tient au politique : le certificat médical, puisqu’il atteste des séquelles de violence, fait reculer le principe de « crainte de persécution » énoncé dans la Convention de Genève. La peur d’être persécuté ne suffit plus, il faut que la menace ait été mise à exécution et que sa trace soit attestée. Dès 1986, lors d’un colloque à Lyon, une psychothérapeute de l’association exprime sa crainte « que le fait d’avoir été torturé constitue le seul critère valable pour bénéficier du statut de réfugié. »
Le deuxième âge de l’expertise : la formulation d’un ethos
Le second âge, époque que les membres du Comede présentent systématiquement comme la phase de « professionnalisation » de l’association, est encadré par deux « ?crises institutionnelles » : 1988 et 1998. En 1988 un audit commandé par des membres du conseil d’administration conclut à la nécessité de créer un poste de directeur qui ne soit ni médecin ni soignant, de structurer l’organisation pour répondre aux besoins des patients et rechercher des financements. Marquée par des enjeux de pouvoir, des conflits de personnalités, mais aussi par des visions différentes du projet associatif, l’assemblée générale d’avril 1989 se conclut, au terme d’une dizaine d’heures de débat houleux, par la « victoire de la majorité du CA qui avait commandé l’audit et fait embaucher le directeur ». S’ensuit une réorganisation dans le sens d’une division du travail et d’une spécialisation des tâches ; les postes de médecin coordinateur et de responsable administratif sont créés. Parallèlement les subventions se diversifient et se renforcent, notamment par un soutien croissant de la Direction des Populations et des Migrations, du Fonds d’action social et de la Direction Générale de la Santé.
Durant cette période se formulent un ethos relatif à la certification et une explicitation des consignes de rédaction. La demande de certificats, en augmentation à la fin des années 1980, se stabilise entre 500 et 600 certificats par an. Dès 1990, en coopération avec le centre éthique de Lyon, est créé un groupe de réflexion sur la question du certificat : son projet s’articule autour de deux dimensions, la production d’une position éthique et politique sur la fonction sociale du certificat, et la formulation d’un modèle type du certificat médical à produire.
La position éthique et politique du Comede sera clarifiée en 1992 dans Plein droit, la revue du GISTI [13]. Cet article reprend les questions posées au premier âge mais souligne aussi d’autres dimensions de l’expertise médicale, notamment la disqualification de la parole de la victime au profit de celle du thérapeute. De plus, la relation soignant/soigné serait pervertie par l’instrumentalisation administrative dont le patient et le médecin font l’objet. Enfin une interrogation demeure, car l’effet performatif du certificat reste incertain : si, dans certains cas, il semble avoir joué en faveur du requérant, dans d’autres, le rejet par l’Ofpra ou la CRR mentionne qu’il n’a pas de « valeur probante », mais aucune étude n’existe à ce sujet.
Si l’on considère le Comede comme un acteur participant par son activité d’expertise au système plus général des procédures d’asile, sa position vis-à-vis de cette organisation sociale — dont il constate les dysfonctionnements — pourrait être qualifiée, selon les termes d’Hirschmann, de « loyalisme critique » [14]. Loyalisme maintenu jusqu’à aujourd’hui, même si la possibilité d’une grève des certificats est plusieurs fois envisagée : les conséquences d’une défection sont jugées néfastes ?et les acteurs espèrent l’amélioration, par la prise de parole, du système dans lequel ils s’inscrivent. Ils dénoncent publiquement « l’esprit pervers selon lequel l’asile ne devrait être accordé qu’à ceux qui ont effectivement subi des sévices » ainsi que « les insuffisances de l’exercice du droit et de la défense en raison de la surcharge et de la rapidité des procédures ». L’arrêt de la certification n’est pas envisagé, « non seulement pour ne pas faillir à la déontologie, mais surtout pour préserver la relation thérapeutique essentielle entre le médecin et son patient » [15] ; sans compter que l’absence de ce document réduit les chances d’obtention du statut. Par-delà les difficultés propres à cette activité d’expertise, les acteurs soulignent la double fonction, sociale et thérapeutique, du certificat : « Réhabiliter la parole de la victime signifie que le médecin va transcrire quelque chose de l’histoire de l’exilé. Prendre au sérieux cette parole a déjà une fonction thérapeutique. En adressant le certificat aux administrations concernées, le requérant transmet son histoire au corps social. » S’il est possible, à cette époque, d’attribuer ces fonctions au certificat, c’est que le médecin a encore souvent l’initiative de le proposer au cours du suivi du patient, et de prendre le temps nécessaire à son élaboration.
Parallèlement à la constitution d’un ethos sont formulées des consigne relatives à la rédaction du certificat, qui témoignent d’un effort de normalisation des pratiques au sein de l’institution. Concrètement, les médecins sont censés se conformer à un modèle : retracer brièvement le parcours du patient, écouter ses doléances, constater les séquelles physiques et psychiques, produire un jugement distancié sur leur compatibilité avec les faits allégués. Mais la standardisation des pratiques peine à se mettre en place, ce qui peut s’expliquer par la structuration parallèle du mouvement associatif. Le personnel, deux fois plus nombreux qu’aujourd’hui, est essentiellement composé de bénévoles travaillant une à deux demi-journées par semaine. Leurs velléités d’autonomie rendent plus difficile l’imposition de normes au sein de l’institution, tant dans le travail de soins que dans celui de l’expertise. L’organisation de l’expertise est dévolue à un pool de médecins militants qui s’y consacrent presque exclusivement, en imposant parfois une conception très engagée de l’expertise. Les consultations sont uniquement centrées sur cette activité et peuvent durer deux à trois heures, laissant une large place à l’expression biographique du patient. À cette époque, les certificats sont souvent plus longs et retracent avec plus de détails le parcours du patient, les émotions évoquées lors de l’entretien. C’est dans ces conditions que les médecins peuvent encore considérer que le certificat médical participe d’une « politique du témoignage » [16].
Le troisième âge de l’expertise : la standardisation des pratiques
Pour reprendre les termes des acteurs associatifs, c’est après une « crise institutionnelle », entre 1995 et 1998, que leur travail a été profondément modifié. Tous les médecins doivent désormais assurer aussi bien une activité de soins que des actes d’expertise. Les fonctions sont hiérarchisées, de nouveaux postes créés et le recrutement est devenu exclusivement salarial. L’association s’est alors recentrée sur sa vocation médicale. Ces évolutions s’expliquent par les restructurations internes, mais font aussi largement écho au contrôle croissant de l’État sur l’activité des associations qu’il finance. Elles constituent une condition essentielle à la normalisation des pratiques au sein du Comede. Nombreux sont les personnels interrogés à se déclarer aujourd’hui « moins militants que la génération précédente » et à se définir avant tout au regard de leurs compétences professionnelles, à tel point que l’un des médecins affirme : « Si on veut travailler sereinement sur le plan médical, il faut laisser de côté le militantisme ! »
Cependant, au moment même où l’institution réaffirme sa vocation médicale, l’inflation du recours à l’expertise contraint les acteurs à de nouveaux ajustements sur l’organisation du travail. Puisqu’il y a toujours eu consensus sur la dimension primordiale de l’activité humanitaire, il est nécessaire de limiter le temps et le nombre des consultations consacrées à la certification, tout en y incluant des éléments de prise en charge médicale (bilan de santé, examen clinique du patient). Diverses tentatives, visant donc à contenir la place de l’expertise, révèlent toujours leurs limites. Le public développe en effet ses propres stratégies pour obtenir un papier investi d’un pouvoir de rédemption devant l’administration, de sorte que le nombre de prétendants au certificat auquel le médecin donne son accord en consultation ne cesse d’augmenter. Les délais pour accéder à la consultation où le certificat sera rédigé sont tels — plus de trois mois — que l’activité d’expertise pour de nouveaux patients est régulièrement suspendue pendant plusieurs mois. Cette situation, source d’inégalité entre les usagers, n’est pas sans générer de multiples tensions avec le public en demande d’expertise. Comme le note le sociologue E. Hughes, cette tension est caractéristique des métiers de service qui traitent de manière quotidienne des problèmes constituant, aux yeux de leurs clients, des situations de crise ou d’angoisse [17].
Dans ce contexte, la pression de la demande implique de plus en plus une activité d’expertise « en urgence ». Au cours des premier et second âges de l’expertise, le médecin pouvait proposer au patient un certificat médical après plusieurs consultations, une fois instaurée une relation d’interconnaissance et de confiance. Ce temps est révolu et un tel cas de figure se fait rare.{}Désormais le médecin, souvent sollicité dans l’urgence, dispose d’un temps limité de consultation s’il veut pouvoir recevoir tous les patients inscrits au planning de sa journée. Pour déterminer la compatibilité entre des cicatrices et des violences, il est contraint de poser une série de brèves questions visant à reconstituer les violences subies, en les replaçant succinctement dans un contexte. Les médecins sont conscients des effets pervers de la configuration actuelle : « Le demandeur d’asile, écrit l’un d’eux, peut faire pression sur le médecin quand il vient en urgence pour obtenir « une preuve » [...] A l’angoisse du requérant peut répondre celle du médecin, qui sera dans l’impossibilité de prendre le temps, nécessairement long. Le médecin risque alors de reproduire dans la précipitation un interrogatoire « policier », réactivant la souffrance de la victime. [18] » Le processus d’exposition biographique est rendu d’autant plus nécessaire que les médecins de l’association conservent le souci militant de ne pas desservir le requérant en produisant un certificat dont les termes du récit diffèreraient de ceux employés dans celui destiné aux institutions. Mais la contrepartie de cette exigence de clarté et de précision c’est cette impression parfois exprimée par les médecins de « [se] transformer en flic ». Comment ne pas transformer la consultation en un interrogatoire tel qu’il est mené par la police dans une logique d’enquête (établir les faits, rassembler les indices, les preuves ou les aveux) et s’éloigner ainsi de l’entretien clinique attentif aux souffrances du patient ? Dans un article publié en 2003 dans Plein droit, Arnaud Veïsse souligne les risques de réactivation du traumatisme ; il cite le Manuel de l’ONU d’enquête contre la torture, qui met en garde les enquêteurs contre les conséquences traumatiques des réminiscences de la torture, lors des examens physiques et psychologiques [19]. Les contraintes de l’acte d’expertise entrent ici en tension avec la mission humanitaire du Comede et avec la campagne de sensibilisation sur le traumatisme des exilés qu’elle mène dans d’autres arènes (colloques, publications, etc).
La période récente correspond à une uniformisation des certificats produits. Une étude quantitative menée sur 500 certificats tirés au sort tous les cinq ans montre une réelle uniformité. La place faite au récit des violences subies et aux doléances des patients est réduite, le rapport clinique des cicatrices observées gagne en précision. Toute appréciation subjective est condamnée ; sont bannis des certificats les formules qui soulignaient autrefois « la cohérence du récit » ou que « l’on [pouvait] croire à la véracité des faits allégués ». La forme du certificat semble désormais consensuelle. Cette évolution tient à l’augmentation du nombre de demandeurs, conjuguée à la diminution du temps dévolu, ce qui conduit à une progressive dépersonnalisation de l’activité et donne parfois aux acteurs le sentiment de faire désormais « un travail stéréotypé » de régulation administrative. Elle est aussi liée à une dimension stratégique ?de l’action : en se centrant sur l’examen et la description des cicatrices plus que sur la restitution de l’expérience subjective des patients, le médecin remplit ainsi les conditions de validité de son expertise [20] : s’en tenir à son champ de compétence, celui d’un légiste. Difficile, dans ces conditions, d’envisager aujourd’hui le certificat médical comme le support d’un témoignage sur l’expérience complexe de l’exil : pour certains médecins il s’apparente à « une comptabilité macabre de cicatrices ».
Les médecins réalisent combien, pour nombre de patients qui sollicitent leur expertise en urgence, les effets de routinisation et le manque de temps pour dépasser la dimension factuelle font le plus souvent perdre à l’acte d’expertise la dimension thérapeutique qui le justifiait encore dans les textes produits par les association dans les années 1990. Sans doute le souci de témoigner persiste-t-il, en particulier dans Maux d’exil, le journal du Comède, qui publie des récits de vie de patients. Toutefois, ce n’est plus la « politique de témoignage » qui est invoquée par les médecins pour poursuivre leur activité d’expertise. Désormais, celle-ci ne relève plus que d’une loyauté attentive aux préjudices que pourrait entraîner une défection : les demandeurs d’asile pourraient avoir à exhiber leur corps meurtri au cours des audiences publiques de la CRR ; le risque serait grand de voir d’autres experts, peu scrupuleux et moins favorables aux réfugiés, prendre leur place ; enfin, la consultation d’expertise peut être l’occasion d’aborder des questions de santé. La fonction sociale positive du certificat est de moins en moins invoquée tant les acteurs se sentent pris dans les logiques de plus en plus techniques d’une certification souvent menée en urgence.
En définitive, ce qui se donne à voir dans la pratique quotidienne des médecins, ce sont les contradictions inhérentes à la gestion française de l’asile, selon une double logique de compassion et de répression [21]. De la main gauche, l’État finance le centre de santé, de la droite il utilise sa capacité d’expertise afin de « séparer le bon grain de l’ivraie ». La résolution des tensions organisationnelles et morales ressenties vivement par les acteurs associatifs semble ainsi moins relever d’ajustements en termes d’organisation du travail et de positionnement éthique que de réactions aux évolutions des politiques nationale et européenne d’asile. Plus la logique de contrôle des flux et la sélectivité se renforcent, plus la marge de manœuvre de ces médecins est restreinte — tant du point de vue de leur capacité à fournir une aide humanitaire que de leur possibilité de modifier les termes du politique par le biais d’une aide individualisée en tant qu’experts.
Notes
[1] Cimade, Groupe Accueil Solidarité et Amnesty International.
[2] Didier Maille et Arnaud Veïsse, « Des difficultés des exilés à accéder au système de santé en Ile-de-France », juin 2000.
[3] Cet article reprend et poursuit, à partir de l’observation d’une seule association, les analyses produites avec Didier Fassin dans « The Truth from the Body : Medical Certificates as Ultimate Evidence for Asylum Seekers », American Anthropologist, 107 (4), 2005, pp. 597-608. Il s’appuie sur un travail ethnographique, mené avec la participation de Didier Fassin et consistant en deux terrains de quatre mois au Comede, où j’ai assisté aux consultations médicales et à des réunions du personnel, conduit des entretiens auprès du personnel et étudié les archives de l’association.
[4] Voir à ce sujet « Militantismes institutionnels », Politix, 18 (70), 2005.
[5] Robert Castel,La gestion des risques. De l’antipsychiatrie à l’après-psychanalyse, Paris, Editions de Minuit, 1981, p. 124.
[6] Arnaud Veïsse, « Les salles d’attente de l’universel] », Vacarme, septembre 2001.
[7] Nous reprenons ici le langage des acteurs.
[8] Didier Fassin et Estelle d’Halluin (à paraître), « Témoigner sur la Palestine. La qualification psychique des violences de guerre par les organisations humanitaires », in Johanna Siméant (dir.), Face aux crises extrêmes.
[9] Gérard Noiriel, Réfugiés et Sans-papiers. La République face au droit d’asile (XIXe - XXe s.), Paris, Calmann-Levy, 1999 (1e éd. 1991).
[10] Entretien avec un juge assesseur délégué du HCR à la CRR, août 2002.
[11] Didier Fassin et Estelle d’Halluin, « The Truth from the Body : Medical Certificates as Ultimate Evidence for Asylum Seekers », American Anthropologist, 107 (4), 2005, p. 597-608.
[12] A. G. Simonot-Sault, Déclarations de torture : les problèmes du constat médical, Thèse de Médecine, Lyon, Université Claude Bernard - Lyon 1, 1985.
[13] É. Didier, « Torture et mythe de la preuve », Plein Droit n°18-19, octobre 1992.
[14] Albert O. Hirschmann, Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995, (1ère éd. 1970).
[15] Patrick August, intervention sur le thème « exil, environnement et santé », Colloque du mensuel Passages, 8 avril 1992, Paris.
[16] Elizabeth Didier, « Torture et mythe de la preuve », Plein Droit, 18-19, 1992, pp. 64-69.
[17] E. Hughes, « Le travail et le soi », in Le regard sociologique, Paris, Editions de l’EHESS, 1996/1951, p. 85.
[18] Comede, Rapport d’activité et de Santé publique, 2001.
[19] Arnaud Veïsse, « Les lésions dangereuses », Plein Droit, 56, 2003, p. 32-35
[20] Entretien avec un médecin généraliste, 23 octobre 2002.
[21] Didier Fassin, « Compassion and repression. The moral economy of immigration policies in France », Cultural Anthropology, 2005, 20 (3), p.?362-387.s