des poissons sans bicyclette
par Aude Lalande
En être ou ne pas en être. Conquérir des droits ou en critiquer la puissance normalisatrice. Investir le champ politique sans laminer son quant à soi (les hommes, surtout lorsqu’ils gouvernent, sont prompts à la domination, si ce n’est à l’agression sexiste). Imposer le privé dans le politique, mais à condition de plier ce dernier à la correction politique. Harceler le pouvoir ou se débrouiller sans lui (« une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette » scandaient les filles dans les années 70)... les femmes sont en position plus que singulière quant à l’accès à la posture gouvernementale, ou à son contournement : extériorité imposée - aujourd’hui encore, l’histoire perdure, elles sont plus souvent enjeux que sujets de pouvoir ; conquêtes, progressives et jamais achevées, successivement du droit à l’école, du droit au suffrage, du droit au travail, du droit à maîtriser leur fécondité, du droit à contrôler les modalités de leur sexualité ; perpétuation d’un travail, permanent, inachevable, de déconstruction des normes qui font les conditions sociales propres à leur genre, et tiennent la position de sujet dans une précarité résiduelle.
Les années 70 ont fait du féminisme une forme de paradigme des pratiques non gouvernementales de la politique. Émergée brutalement dans la double opposition à un féminisme libéral se bornant à revendiquer l’égalité des droits, et à un féminisme socialiste qui renvoyait l’oppression des femmes à la responsabilité du capitalisme, sa forme radicale imposait à la fin des années 60 ses objets propres : les rapports de genres, comme devant être pensés dans leur spécificité ; les questions liées à la sexualité, en tant que lieu privilégié où opèrent les normes sociales et motifs de revendications (accès à la contraception, droit à l’avortement, réforme du droit du divorce, mise en cause du mariage) ; mais aussi une radicalisation de la réflexion sur le pouvoir — évidemment liée à l’expérience immémoriale des femmes de la position de gouvernée. « Imaginer, symboliser, détraquer » auraient pu en être les mots d’ordre. La fin des années 60 a été celle d’une invention permanente des formes : soustraction à la mixité, opposition du rire à la violence, autonomie par rapport aux partis politiques, refus de toute organisation hiérarchique ou bureaucratique, etc. (The Feminists, par Camille Robcis).
Aujourd’hui la multiplicité des fronts, l’invention formelle et la critique des modes de gouvernement continuent sans doute de faire du (ou des) féminisme(s) tout à la fois une branche entière du non gouvernemental et un révélateur de ce qui le travaille. Et le champ est peut-être moins éclaté ou fossilisé qu’on ne le croit. Derrière le sentiment de stagnation, parfois de régression, des féministes occidentales se construisent des solidarités internationales nouvelles, et très précisément informées. La situation des femmes exposées aux législations d’influence islamique impose de réinventer les modes d’emboîtement nécessaires entre les trois dimensions du féminisme (revendication de l’égalité des droits, prise en compte des rapports économiques, mise en question des catégories de genre), et de faire jouer des réseaux internationaux, avec l’appui, extérieur, de femmes jouissant pleinement de leurs droits dans les pays où elles vivent (rencontre avec Zazi Sadou du Rassemblement Algérien des Femmes Démocrates). L’élargissement de l’accès à un droit qu’elles considèrent comme universel, l’avortement, conduit des militantes à tenter de le soustraire au principe de territorialité en s’avançant en bateau vers les côtes des pays qui le prohibent, et en faisant jouer à plein les ressources du droit international (Women On Waves, par Élise Vallois).
L’année qui s’écoule n’aura pas seulement été celle des déchirements du féminisme français autour de la question du voile. Elle aura aussi été celle du procès inabouti des violeurs de Hassi Messaoud, la grande cité saharienne dans laquelle avaient été agressées et violentées il y a quatre ans plusieurs dizaines de femmes algériennes, aux cris de « Allah Akbar ! ». Et celle de la sidération des femmes de Women On Waves devant l’arrivée de bateaux de guerre portugais venant barrer la route à leur clinique flottante. Le féminisme n’est pas près de mourir.