Vacarme 12 / chroniques

mouvements d’anémone

par

Klein disait à Linnæus : « Supposez que l’on donne du poil au lézard, ce sera une belette. » C’est une erreur.

Cuvier, Histoire des sciences naturelles.

L’été aux champs. Miroitent des étoiles, des ophiures, des oursins aux armures globuleuses, des holothuries couvertes de papilles colorées ; limaces et lièvres de mer se déplacent lentement ; les jupons translucides des méduses s’évasent et se retroussent. Posés aux fonds sableux, gorgones cramoisies, vérétilles, fouets et coraux tendent leurs branches vers la lumière. Éponges, goupillons et dentelles, ascidies, clavelines et comatules, sont là, buissonnants, immobiles. Près d’eux, scintillant la pierre, la chevelure épaisse de l’anémone ou actinie - écarlate, fauve nuancée de jaune, brune, translucide, verte moirée de violet. Les algues penchent, prises dans la houle et les courants, le champ se couche. Une anémone nageuse emportée par un flot vagabonde en pleine eau, tentacules écartés. Bouche et bras. Comme la pulsatille aux prés est animée de vent, l’anémone de mer s’anime des mouvements de l’eau. Son pied, pourvu d’un disque formant ventouse, se fixe avec force aux substrats rocheux. Certaines au contraire préfèrent le fouissement, ne laissant affleurer aux bancs de sable que leurs extravagantes corolles. Les voyez-vous bouger ? L’anémone n’a de végétal que son nom et son immobilité presque totale. C’est un animal. Un coelentéré — un "intestin creux" — qui fait, comme le corail, partie du groupe des hexacoraliaires, mais ne possède aucun squelette : tout en elle est mollesse. Une bouche et un goulot conduisant à une cavité gastrique, un pied unique et une prolifération de bras charnus, tel est son contour. Celui d’un organisme plutôt que d’un corps, celui d’un creux animé. De moeurs solitaire, elle choisit dans sa jeunesse les rochers affleurant et se loge ensuite en profondeur, lorsque sa taille augmente. Car elle se déplace. Peu. De quelques centimètres au fil des semaines. Quand l’eau se retire, elle se contracte et aspire ses tentacules à l’intérieur de sa bouche, quittant son allure de fleur pour celle d’une sphère luisante qu’on surnomme "tomate de mer".

Si l’attachement obstiné de ces petites tentacules amuse les enfants qui y glissent les doigts, il s’agit d’armes redoutables. Le point qui apparaît à leur extrémité comme aux cornes de l’escargot n’est pas un oeil : c’est un opercule prêt à s’ouvrir au moindre effleurement, libérant un filament enroulé dans son sac à venin. Coquillages, mollusques et poissons disparaissent ainsi, saisis dans l’étreinte adhésive de ses bras urticants, engloutis par sa bouche/anus insatiable. Tous préfèrent garder la bonne distance. Tous, sauf le poisson clown et le bernard l’ermite qui l’apprécient. Le premier fait de l’anémone sa chambre ou son berceau : c’est entre ces bras qu’il repose, là qu’il entraîne sa compagne, là qu’il laisse en garde ses alevins. Est-ce le mucus dont il est gainé qui le prémunit du venin ? Sur lui les tentacules ne se referment pas. Les liens qu’il entretient avec l’anémone sont si étroits qu’ils durent toute une vie sans jamais s’échanger : en Mer Rouge chaque clown a son anémone attitrée. Le second est le bernard l’ermite. Avec lui la rencontre se complique : une fois logé dans la coque vide d’un mollusque, il invite l’anémone à se fixer. Ce qu’elle fait. Elle s’y dépose, y adhère et dilate sa sole jusqu’à encapuchonner totalement la coquille. Le bernard solitaire, coiffé de cette chevelure dissuasive, poursuit sa route en quête de proies. S’il quitte son habitacle, devenu trop étroit, l’anémone n’y survit pas.

On cherche des raisons à de telles symbioses, on évalue les bénéfices de l’un et de l’autre, gagner des tentacules vénéneuses pour tenir à distance les assaillants pour celui-ci, empocher des reliefs de repas, pour celle-là...

Cependant, l’élection reste opaque - cette anémone amarante fera-t-elle un chapeau plus seyant ? et l’autre, la perlée, un boudoir plus doux ?-, car il semble bien que le choix appartienne à celui qui dispose de la mobilité la plus grande. Et voilà l’organisme à la fleur rendu, tel est son supplément, telle elle devient l’élue. Mais comment se fait-il que ça dure toujours ?

À l’orée du terrier commun, le gobie voyant et la crevette aveugle n’en savent toujours rien...