les images
2 Mai 1987
Parfois il y avait dans sa tête comme une assemblée d’images. Mais la plupart du temps cela ne se passait pas ainsi. C’était d’ailleurs assez difficile à décrire. En cela c’était bien ordinaire et presque embarrassant. Pourtant c’était précisément ce qui lui semblait la composer comme une orange, des quartiers étoilés qui se détachent, l’un après l’autre, avec une élasticité délicate. Elle n’y prenait pourtant pas que du plaisir, pour qui voulait corriger encore, dans la mesure où il est parfois gênant de renoncer à pouvoir préciser ce qui semble affleurer votre peau, ce qui est votre aura familière, et on ne peut parvenir à consoler cet embarras en évoquant une théorie bien choisie, répertoriée, qui prétend que votre coeur est le creux du monde, que vous vous y bercez comme dans votre propre corps, et qu’on ne peut décrire son aura, de même qu’on ne peut voir son corps, tout entier, sans miroir. Elle pouvait en souffrir ou y prendre une délectation amoureuse : en ce trouble ambigu, on ne pouvait reconnaître de la joie.
Il y avait encore plus, et, dans cette accumulation, il devenait flagrant que le problème lui-même apparaissait. On pouvait s’en tirer, souplement, en révoquant le plus propre, en tant que tel, de l’expression solitaire : le filtre ne peut oublier d’agir pour parvenir à se définir. Le seul agent de trouble serait qu’alors il oublie qu’il est filtre. De part en part, on devait renoncer à quelque chose : expliquer qu’on ne peut décrire ou définir pour pallier l’embarras et, à ce moment même, perdre l’enjeu principal.
En fait, ce qu’elle ne parvenait ni à décrire, ni à expliquer, c’était la façon dont elle filtrait le monde — elle pouvait prétendre la révoquer pour cela, mais, dans le même temps, elle perdait le mode exclusif par lequel elle voyait ou respirait. Ce mode d’appréhension était la margelle à ce que certains auraient précipité en interprétation. Elle ne comprenait pas, elle souffrait et riait en même temps.
Ainsi, cette promenade en taxi, à Paris, qui devait la mener, près de la Bastille, vers un endroit qu’elle associait au théâtre, sans savoir vraiment où, accrochant l’intérêt brusque et le souvenir que c’était déjà une autre fois, en autobus, mais toujours la nuit. Elle avait laissé glisser son regard, comme d’habitude — les autres laissaient-ils eux aussi glisser leur regard ? Toujours est-il que, dans les feuilles glissantes, lumineuses, elle pensait à peine et nageait peut-être dans un alentour instantané que ses bras pouvaient étreindre. Elle ne comprenait qu’à peine que les noms se soient écrits, clairement, sur la route, telle terrasse de café borgne ou tel autre croisement, le pire contraire qu’on puisse imaginer au : « Tu vaincras par ce signe. »
Il était difficile après coup de récuser le fatalisme : ce rapport à la ville et, presque, à la nature, l’accusait, et elle savait alors, à ce souvenir, que le statut ambigu des images ne devait en aucun cas faire oublier l’acuité des plaies qu’elles creusaient, puis tissaient entre elles. L’initiative des blessures, quand elles se ramifiaient de leur propre fonds, était à proprement parler insupportable, et l’impression suffisait à faire taire.
Elle n’était pas une forêt enchantée. Elle s’échafaudait elle-même des précisions impossibles. La seule certitude, c’est qu’elle ne pourrait bientôt plus supporter ce visage et ses suppôts devant ses propres yeux. Elle n’avait donc point assez de sa mémoire qu’insistant le visage reproduisait ses spires terribles, entourait une douceur quelconque des traits de la méduse de sa tête malade. Sa tête résonnait d’une autre mémoire, ciblée : comme une somme particulière d’informations, autour d’un thème recherché, le visage de cette femme s’imposait, sans que, pour autant, elle ne le recherchât, en nourrissant l’horreur et l’obsession. Elle se sentait aliénée jusqu’au creux de son corps, partant de son visage qu’elle n’imaginait pas, dont elle ne voyait, par ses yeux, que l’ouverture glaçante, demi-circulaire et complète pourtant par l’épiderme brûlé autour de ses yeux — ce qu’elle sentait. Ses yeux lui montraient l’extérieur, et son visage à elle, elle le tenait brûlé autour de cette fournaise des yeux, impossible à survivre. Elle passait parfois des jours entiers à s’enfoncer ses doigts dans les yeux. Et elle pleurait.
Impossible à combattre, là même où l’imagination ne pouvait plus trouver ni forme ni volume, l’obsession persistait : chaque jour, et plusieurs fois par jour, elle se contorsionnait en ruses différentes, elle réapparaissait dans une jouvence de douleur, elle la pressait à l’intérieur troué d’elle-même. Pour elle, livrée à ce supplice qu’elle ne maîtrisait pas, s’accroissait avec le malaise le registre indéfini des possibilités. Ce qui n’inaugurait rien pour elle : elle connaissait ce sentiment qui se dépasse en tourment monocorde cassé. Elle pouvait dire le nom, sans en être affectée, des femmes et des hommes qu’elle avait, par le passé, subis dans sa pensée. Elle faisait en quelque sorte ou voyait à l’intérieur d’elle-même cheminer une procession de masques engloutis dans la rouille.
Jamais elle n’aurait pu dessiner ces visages : l’eût-elle pu qu’alors l’image se fût évanouie. Que le visage lui restât inaccessible, dans un mode de présence quelconque, ne pouvait qu’aggraver l’obsession : l’image, formée ou déformante, qu’elle tenait et repoussait, vivait dans l’autarcie close de sa pensée, l’accompagnait, moins qu’un bijou, plus qu’un souvenir.
Sa mémoire, d’ailleurs, s’en trouva mise en échec : non seulement qu’elle se fût trouvée réduite au dérisoire et dépouillât périodiquement la simple conscience qu’elle avait de sa vie, mais, englobant toutes ses pensées, elle n’avait dédié sa présence qu’à ce qui, les réduisant en haillons, tissait pour elle comme son présent un passé qui supplantait le sien propre, au point que bientôt elle l’eut oublié tout à fait. Elle ne pouvait plus rien toucher. Elle vivait avec ce visage incomplet à l’endroit de sa tête.