Vacarme 12 / processus

autour du cinéma entretien avec Tsai Ming Liang

Les festivals de cinéma (Venise et son lion, Berlin et son ours) et les cinéphiles n’ont pas tardé à donner à TSAI Ming Liang la reconnaissance qu’on réserve aux très grands cinéastes, alors qu’il n’est pourtant l’auteur que de quatre films, Rebels of the neon god, Vive l’amour, La Rivière et The Hole. Mais c’est peu dire que ces quelques films nous ont laissés pantois et admiratifs, endoloris et bouleversés, nous faisant sentir de façon très intime ce que le corps peut faire au cinéma et ce que le cinéma peut faire avec lui. Sans doute un peu pour contourner l’obstacle (après La Rivière comme après un film de Bresson, référence obligée, on est un peu indécis, partagé entre l’envie d’en parler et la difficulté à le faire), on a choisi d’interroger TSAI Ming Liang sur autre chose que le cinéma : son travail et ses textes de théâtre, dont nous publions un extrait inédit en français ; un documentaire vidéo tourné en 1995, My new friends

Spectacles de fin d’année

J’ai fait des études de théâtre, pas de cinéma, parce que des cours de cinéma, ça n’existait pas à l’époque à Taiwan. Je m’imaginais sans doute alors que c’était la même chose (Rires). On étudiait surtout le théâtre occidental, Shakespeare, Brecht, ce genre de choses. Mais dès que j’avais du temps, j’allais plutôt au cinéma. Une particularité de ces études, c’était qu’à la fin de chaque année, il fallait monter une pièce de Shakespeare. On avait tous très peur de ça, la pièce de Shakespeare de fin d’année en traduction chinoise... Et puis il fallait des costumes historiques et jouer ces personnages occidentaux... On n’aimait pas ça du tout, on était très réticents. On en reparle souvent avec un copain devenu professeur qui a fait ces études en même temps que moi : des étudiants chinois en train de jouer des légionnaires romains avec un balai pour faire le plumeau du casque... (Il s’écroule de rire).

À cette époque, il y a des taiwanais qui étaient partis étudier le cinéma à l’étranger qui sont revenus et ont commencé à donner des cours à la fac. En fait, c’était ces cours-là qui m’intéressaient, même si j’aimais bien le théâtre. On a fini par trouver un compromis avec la fac : on accepte de faire nos devoirs, et de jouer la pièce de Shakespeare de fin d’année, mais à condition qu’il nous laisse un espace pour faire notre propre création. L’année du diplôme, j’ai fondé une petite compagnie de théâtre avec des copains. On avait une salle d’une cinquantaine de places où on pouvait faire des spectacles. Ça a duré cinq ans. En même temps, pour gagner de l’argent, j’écrivais des scénarios pour des feuilletons et des séries télé. C’est à ce moment-là que j’ai écrit trois pièces assez importantes qu’on a aussi jouées. L’an dernier, j’ai refait du théâtre avec cette chorégraphie de la Bonne âme du Sechuan à Hong Kong, mais le théâtre est plutôt lié pour moi à ces trois pièces après la fin de mes études. Rétrospectivement, j’ai l’impression qu’on faisait du théâtre en attendant de pouvoir faire du cinéma. On n’avait pas les moyens de faire des films, donc on s’exprimait par le théâtre.

Théâtre / cinéma

Quand je fais du théâtre, je fais souvent comme si j’étais derrière l’objectif d’une caméra ; je demande à mon régisseur lumière de découper l’espace scénique avec la lumière comme si on faisait un gros plan, puis un plan large - de donner cette impression-là. Et bizarrement, quand je fais du cinéma, l’envie du théâtre revient et je suis nostalgique de cette unité de temps de la représentation théâtrale, cette réalité de temps, et aussi de la réalité de l’espace qu’on peut avoir au théâtre. D’ailleurs, il y une chose qui revient souvent dans mes films comme dans mes pièces, c’est le motif de la porte. J’aime beaucoup cette abstraction d’une porte qui sépare deux espaces.

Les textes de théâtre

Mes pièces parlent un peu de la même chose que les films, la solitude et le difficulté des relations amoureuses. La deuxième pièce que j’ai écrite, Porte close dans l’obscurité, met en scène deux personnages dans une prison, et ce qui m’intéressait, c’était de voir comment deux personnes cohabitent, vivent ensemble dans le même espace. Forcément, ils n’ont pas grand-chose à se dire. Et ce qu’ils disent n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui m’intéressait, c’était les détails de leur vie quotidienne et comment ces détails créent une relation entre eux : la façon dont ils mangent, la façon dont ils essaient de scier les barreaux... Un des deux est nettement plus âgé que l’autre, et pas mal de gens qui ont vu la pièce pensent qu’il y a pas mal de ressemblances entre ce texte et La Rivière.

Ma préférée, c’est la troisième pièce. Ça s’appelle L’homme dans le placard, et on y voit un personnage qui vit seul dans une chambre à la cave. C’est une pièce très bavarde, parce que sans cesse le personnage va tenter d’appeler à l’extérieur, de téléphoner, et de parler avec cet homme dans le placard, que les spectateurs ne voient pas et n’entendent pas. Mais à partir des paroles du premier personnage, on peut deviner la teneur de leur dialogue.

Brecht à Hong Kong

Chez Brecht, il y a sans arrêt des basculements qui font avancer la pièce dans une certaine confusion, ou dans une ambiguité permanente. Lorsqu’on m’a proposé de travailler sur cette chorégraphie à Hong Kong, j’étais perplexe, car le travail de la danse est très différent du théâtre ou du cinéma. On m’a mis à disposition six danseurs d’une compagnie de danse contemporaine, mais il y a une multitude de rôles dans cette pièce de Brecht, La bonne âme de Sichuan. J’ai décidé qu’il fallait d’abord briser l’idée de "bien danser", se débarrasser de la compétence technique des danseurs. Dans cette pièce de Brecht, toute la structure est très calculée, comme dans mes films d’ailleurs : tout est toujours très calculé, un peu trop parfois, pour provoquer certaines réactions. Dans mes films, il n’y a plus de jeu d’acteur tel qu’on le conçoit habituellement, il y a plutôt la tentative de développer de nouvelles possibilités à partir des acteurs.

Finalement, j’ai demandé aux six danseurs d’interpréter le même rôle, celui de la prostituée, pour avoir des approches différentes du même rôle. Ils ont tous commencé à faire des propositions de chorégraphie à partir du texte, et moi je ne voulais pas de ça : je voulais les provoquer et les faire réagir. Quand ils proposaient des mouvements, je les refusais en disant : « Ça, c’est trop facile, c’est des choses que vous savez faire. » (Rires) Ce que je leur ai proposé, c’est de leur donner à chacun un lit (c’est l’endroit où le personnage reçoit des clients) et un seul accessoire - un rouleau de papier toilette. (Il s’écroule de rire.) À partir de ça, ils devaient réfléchir à quoi faire avec ces éléments et trouver des solutions. Quand on a joué le spectacle, les réactions ont été très violentes, on a même dit que j’avais d’une certaine façon violé ces danseurs. L’important était de dégager l’essence de la pièce de Brecht, pas de la jouer vraiment.

Théâtre chinois traditionnel

Je suis né en Malaisie et ma famille est originaire de la région de Canton. Quand j’étais petit, on allait voir souvent des pièces de théâtre traditionnel, d’opéra cantonais, où on voyait des nombreux films adaptés du théâtre traditonnel chinois. Dans le théâtre traditionnel, il y a non seulement un répertoire de gestes à répéter, mais les histoires racontées sont aussi répétées sans arrêt. L’histoire est déjà très connue, les gens connaissent la pièce avant la représentation, et ils y vont pour apprécier le jeu des acteurs, la qualité du chant. Forcément, il y a cette distanciation entre un public de connaisseurs et ce qui se passe sur la scène, exactement comme le voulait Brecht. Les spectateurs n’hésitent pas à crier "bravo" après un morceau réussi, après avoir apprécié un mouvement ou un effet musical. L’opéra cantonais est différent de l’opéra de Pékin, destiné à la cour impériale, justement parce qu’il est provincial, plus vulgaire, moins solennel et raffiné. C’est dans la vulgarité que ce théâtre est intéressant, parce que cette trivialité ne l’empêche pas d’être construit aussi sur une stylisation extrême : j’aime ça, ce mélange de vulgarité de situations et d’extrême raffinement dans le style de représentation, même quand c’est un peu exagéré. J’aime les choses stylisées, la répétition de certains gestes, les mêmes choses qui reviennent sans arrêt. C’est seulement à partir de cette répétition qu’on peut essayer de construire du sens.

traduit du chinois par Vincent Wang