Un transfuge entretien avec Laurent Cantet
Le débat sur les 35 h est-il à l’origine de Ressources humaines ?
Laurent Cantet : Non, mon idée de départ était l’histoire d’un père et d’un fils déclassé par rapport à son milieu d’origine, une histoire que je voulais ancrer dans un contexte très contemporain. J’ai d’abord pensé aux cercles de qualités, ce dispositif qui prétend impliquer les employés dans les décisions et la marche de l’entreprise ; Cercles de qualitésa d’ailleurs failli être le titre du film. Mais les 35 heures se sont imposées d’elles-mêmes comme un sujet brûlant et plus évident.
Ce n’est pas non plus un film « contre » les 35 heures...
L.C. : Pour moi 35 heures c’est encore trop, donc ce serait ennuyeux qu’il soit vu comme cela. Quand on a écrit le scénario il y a deux ans, il était encore possible d’avoir une vision assez rose des 35 heures. On avait imaginé une scène qui se déroulait autour d’un brasero pendant le piquet de grève. Il s’agissait, sur un mode un peu documentaire, d’une discussion polémique sur la réduction du temps de travail et ce qu’elle va représenter. Au moment du tournage, un an après, aucune des personnes présentes n’apportait un seul argument en faveur des 35 heures ; la scène a donc disparu. Le thème m’intéressait surtout pour ses virtualités d’allers et retours entre l’intime et l’entreprise, parce qu’il offrait la possibilité de parler des loisirs, du temps qui reste, de ce qui échappe à l’entreprise justement.
Mais dès que le père rentre chez lui, il se retrouve face à une autre machine...
L.C. : Qui pour moi fonctionne de la même manière : il a le même professionnalisme, la même précision, la même efficacité, dans ses loisirs qu’à l’usine. Et c’est une machine qu’il aime, comme il aime ce qu’il fait quand il construit un meuble.
On sent tout de même que le travail fait obstacle à toute possibilité de parler ; à chaque fois qu’il y aurait une possibilité de dialogue entre le père et le fils, la machine fait obstacle, elle est là entre les deux et elle tient lieu de rapport à l’autre.
L.C. : Oui, et elle intervient aussi dans les moments de crise, chez lui devant sa machine il ne supporte son fils qui dort encore à midi. Chez moi c’était pareil, pour mon père se lever à 8 h, c’est faire une grasse matinée. Pour lui, on perd son temps quand on n’est pas occupé. C’est terrible, mais je me rends compte que j’ai ce rapport-là au travail.
LE ROLE ET LA POSITION
Ce mélange de l’actualité avec une dimension extrêmement mélodramatique, cette imbrication des 35 heures et des éternelles questions du rapport père-fils, sont inédits dans le cinéma français.
L.C. : L’actualité est souvent perçue comme quelque chose d’impur par rapport au cinéma, on la laisse généralement à la télé et aux informations. Au départ le film était fait pour la télé ; certains m’ont dit que je n’aurais pas fait le même film pour le cinéma, mais je pense que si. Un des films qui m’a le plus touché ces dernières années, c’est le film de Ducastel et Martineau, Jeanne et le garçon formidable, justement parce qu’il appelle un chat un chat, et qu’il nomme un ministre par son nom.
Les personnages des délégués CFDT ont beaucoup amusé des syndicalistes de la CGT, ils m’ont dit : « C’est formidable, on les reconnaît immédiatement, vous n’avez même pas besoin de dire à quels syndicats ils appartiennent. » L’impression de caricature, dans une scène comme celle de la table des négociations, vient du fait que chacun a un rôle à tenir dans ce type de conflit, que chaque participant se trouve en situation de représentation et est obligé de jouer le jeu.
Votre film montre l’actualité de la lutte des classes, et en même temps, par son dispositif, il fait travailler ouvriers et cadres à la même enseigne. Avez-vous l’impression que c’était différent de travailler avec les cadres ou les ouvriers, avez-vous eu face à vous des gens qui réagissaient et qui se pliaient différemment à votre demande ?
L.C. : On a abordé le travail sur les personnages de la même manière, et leurs réponses étaient identique. Ils avaient tous la même envie de participer à l’aventure, sans plus de recul les uns ou les autres sur le personnage qu’ils incarnaient.
L’acteur qui joue le patron dit qu’il avait le sentiment de défendre quelque chose pendant le tournage ; avaient-ils tous ce sentiment de défendre un rôle social, indépendamment de leur place dans le dispositif scénaristique et du personnage qu’ils incarnaient ?
L.C. : Je pense qu’il s’agissait moins pour eux de défendre leur rôle, que de donner à voir ce qu’on n’a pas l’habitude de voir. Ils avaient la parole et il fallait en profiter. Ils ont tous été assez touchés de se reconnaître dans les personnages tels qu’ils avaient été écrits, dès lors ils avaient l’impression d’être à la fois porte-parole et eux-mêmes.
Était-il important que Franck, qui est celui qui n’a pas de place soit joué par le seul acteur professionnel ?
L.C. : Dans un premier temps, le rôle de Franck était tenu par un jeune étudiant en droit du travail. J’avais l’idée qu’il pouvait m’apporter un type de langage et une façon de parler que je connaissais mal. On a travaillé ensemble un moment et il s’est avéré que les scènes très intimes avaient moins de relief que ce que j’espérais. Or, dans ce registre-là, Jalil était très juste ; après trois essais, les dernières scènes étaient suffisamment fortes pour risquer de lui faire endosser un personnage qui est très loin de lui. Cette dérogation à la règle de départ a été exploitée pour le rôle du transfuge. Il fallait que Franck ne soit pas parfait, même quand il a un langage très solide avec le patron, on a utilisé à ce moment là les difficultés de Jalil. Franck ne parle pas avec beaucoup d’aisance comme d’autres qui sortent d’HEC, pour lui c’est un langage appris qui ne vient pas de son milieu d’origine.
Dans un même ordre d’idée, la manière dont le père parle en mangeant pendant la scène du restaurant, c’est exactement le genre de détail qui m’aurait paru assez inadmissible s’il avait été fabriqué. Le savonnage du père sur le mot « annualisation », si un comédien avait essayé de faire cela, je l’aurais entendu. À quoi cela tient, je ne sais pas, peut-être au fait que c’est imprévisible.
FILMER LE TRAVAIL
Que pensez-vous de la représentation du travail au cinéma, dans les films de fictions il apparaît rarement, ou réduit à quelques signes ?
L.C. : Quand des gens travaillent dans un film, je sens toujours l’acteur en train de chercher le geste juste, je sens la fabrication des gestes. Un des exemples les plus crédibles pour moi, c’est Passion de Godard, même si tout est hyper stylisé.
Les ouvriers, on les voit toujours de dos quand ils travaillent, et ces dos concentrent toute leur vulnérabilité, et leur fragilité. On sent bien que le contremaître ou le patron peuvent venir toujours les surprendre. Ce dispositif, où celui qui arrive voit toujours avant d’être vu, est présent de manière très violente dans votre film.
Le père est vu de face une seule fois, quand il ne travaille pas et montre à son fils sa machine, dont il est fier.
J’avais envie de filmer l’usine, et d’utiliser le monde de l’entreprise comme une sorte de loupe sur les rapports humains, qui s’expriment là de façon plus violente qu’ailleurs. L’entreprise peut être un lieu de non-droit, on se permet de parler à des gens comme nulle part ailleurs. En écrivant les figures des contremaîtres, j’avais peur de charger le trait ; mais en voyant le documentaire sur Mariflo, où sévissait un contremaître épouvantable, mes personnages m’ont paru à mille lieux en dessous de la réalité.
Je voulais montrer l’atelier et ses machines, mais aussi les conversations de couloirs et les bureaux. Le personnage de Franck devait profiter de l’ambiguïté de sa place, due à son statut de stagiaire. Le stagiaire côtoie tout le monde, il est bien avec tous les employés : les ouvriers comme les cadres ne se méfient pas de lui. En lisant un dossier d’entreprise sur les stagiaires, j’avais été effaré de voir comment les stagiaires avaient été manipulés par le patron, pour qui le rapport de stage était une incroyable source de renseignements.
L’INTRODUCTION D’UN NOUVEL ELEMENT
BROUILLE LES REGLES.
Dans cette usine, pendant le tournage tout à coup il y a eu deux équipes de travail au même endroit, avec des rythmes et des impératifs très différents. Est-ce que cela suscitait de la tension de part et d’autre ?
L.C. : On ne devait pas gêner la production, la tension venait de leur timing et de la pression qu’ils subissent. Le soir, ils reçoivent une commande de Renault, qu’ils doivent livrer le lendemain : tout retard dans la livraison entraîne l’arrêt d’une chaîne chez Renault, ils ont alors des indemnités énormes à fournir. Pour éviter cela, ils sont obligés de louer un hélicoptère qui fait des allers et retours pour livrer les pièces au fur et à mesure de leur sortie. Notre plus grande crainte était qu’ils soient obligés de le faire pendant le tournage : on aurait été viré immédiatement.
Dans une autre usine, qui me convenait mieux par sa taille, l’accord avec le patron était presque conclu, quand les actionnaires et les syndicats ont rappelé que l’année précédente quelqu’un avait eu le bras arraché par une presse. Le patron nous a dit qu’il était dangereux d’introduire une équipe de tournage dans un lieu qui a un fonctionnement très précis.
La confrontation de deux modes de travail peut devenir quelque chose de très étrange. Étiez-vous perçu par les ouvriers comme des gens qui ne travaillent pas, et avez-vous entendu de la part des acteurs des réflexions sur le travail ?
L.C. : Au début des ouvriers jetaient vers nous ces regards rapides qui signifient : « C’est qui ceux-là ? » Ces regards-là, on a d’ailleurs essayé de les filmer aussi. Mais le repérage suffisamment long avait permis de lier connaissance avec la plupart des ouvriers, et, à la fin du tournage, ils étaient impressionnés par l’intensité du travail effectué par une équipe de tournage.
Certains ouvriers, qui apparaissent régulièrement dans plusieurs scènes, sont joués par des figurants. Le suivi des personnages était impossible à organiser avec les ouvriers qui travaillent selon les trois huits. Pour simplement se tenir debout devant une machine et faire semblant de travailler, ces figurants qui étaient pourtant payés en dessous du tarif habituel, gagnaient deux à cinq fois plus à l’heure que l’ouvrier qui était en train de s’user sur sa machine.
À votre avis, combien gagne le père en fin de carrière ?
L.C. : Il doit gagner sept mille francs.
C’EST UN VRAI PRIVILEGE D’ENVISAGER LA VIE DE FAÇON SINUEUSE.
Comment avez-vous construit les personnages des ouvriers de l’usine, par exemple celui du jeune ouvrier, avec lequel il se dispute pendant la soirée et qui est parfaitement autiste à toute revendication ?
L.C. : Ce sont des gens que j’ai pu rencontrer dans les usines, et qui disent : « Moi, ce que je veux c’est pouvoir vivre décemment, plus je fais d’heures supplémentaires plus je suis content, plus le patron m’aime et plus c’est bon signe. » Ils sont souvent très jeunes. Dans l’usine du tournage, le secteur des grosses presses a été ouvert il y a un an : la grande majorité des 70 ouvriers embauchés a entre 17 et 20 ans. Les jeunes se plaignent que les vieux les retardent. S’ils ont envie de travailler vite, ce n’est pas pour faire plaisir au patron ; mais plus ils vont vite, moins ils se sentent assujettis à leurs machines. Ils ont le sentiment d’être plus forts qu’elles.
C’est aussi pour faire passer le temps plus vite.
L.C. : Cela signifie qu’on n’est pas esclave de sa machine. Mais en même temps, je n’ai pas le sentiment que le copain soit très fier du rôle et de la place qu’il a. Je voulais créer un personnage qui ne joue pas sur une espèce de sympathie politique personnelle ; je voulais en faire un personnage qui sera comme le père quand il aura soixante ans.
Et d’où vient le personnage d’Alain, dont la position vis à vis des syndicats est extraordinairement sceptique, mais qui s’engage personnellement aux côtés de Franck ?
L.C. : J’en connais parfaitement l’origine : une rencontre avec Mouloud, un jeune ouvrier de Citroën. Pendant trois heures il m’a raconté sa vie et son travail. Il m’a parlé de son passage dans le syndicat maison de Citroën, et de sa difficulté à s’accepter dans ce rôle-là. Le récit qu’Alain fait à Franck de sa première journée d’usine, un soir au café, vient de Mouloud : un matin il est monté dans un car avec des gens qu’il ne connaissait pas, il n’avait jamais mis les pieds dans une usine, en arrivant on l’a mis dans un endroit et il y est resté. Il donnait le sentiment qu’il y avait quelque chose d’assez immuable dans tout cela. Il n’était pas heureux, mais il lui était très difficile de tout remettre en cause. Il m’a semblé être le contrepoint exact de Franck.
Ce qui m’attriste le plus, d’ailleurs, c’est de savoir qu’Alain, lui, ne bougera jamais, qu’il ne fera jamais le voyage jusqu’à Paris. Il y a quelque chose d’immuable dans certaines conditions, c’est un vrai privilège d’envisager la vie de façon plus sinueuse. Quand Franck demande à Alain : « Et toi ta place, elle est où ? », si Franck peut se payer le luxe de chercher sa place, son copain ouvrier ne le peut pas. La place d’Alain est plus facile à trouver, mais certainement pas enviable.
Et pourtant Franck ne peut poser cette question qu’à son copain ouvrier. Pas à son père ?
L.C. : Pour moi la dernière séquence vient sceller l’impossibilité à vivre ensemble et à se comprendre pour le père et le fils, même si effectivement le père a arrêté sa machine pour la première fois de sa vie. Mais il a obéi à son fils, comme il obéit d’habitude au patron. Dans sa grande tirade, Franck lui dit qu’il a pour appréhender le monde des armes que son père n’a pas, et le père se plie à cela aussi.
« TU N’AS PAS FAIT
LES CHOSES A MOITIE. »
C’est un film assez désespéré de ce point de vue là. Mais il y a une réplique qui entraîne une vraie jubilation : « Tu n’as pas fait les choses à moitié. », dit Madame Arnoux à Franck au téléphone. On sent l’irruption d’un nouveau mode de résistance.
L.C. : Qui déclenche une autre réaction de la part du patron aussi.
Le personnage d’Alain est capable de suivre Franck, parce que leur action passe par autre chose que par l’espèce de fonctionnement institutionnel des syndicats. Cela dit, quand Franck bascule vers les syndicats, lors du coup de fil à Madame Arnoux, j’aimerais bien que ce ne soit pas lu comme une révélation. C’est plus un moment de panique qu’une révélation. Je pense d’ailleurs que la grève il s’en fout, ce qu’il veut c’est que son père arrête la machine. Il y a là un rapport très intime à l’événement. Franck veut être fier de son père.
La position de Franck, qui permet de passer d’un monde à un autre, est idéale scénaristiquement, mais est-ce une position politiquement tenable, de n’être d’aucune place ?
L.C. : C’est peut-être mon problème à moi de réussir à me positionner seulement de manière très instinctive et très impulsive. Je suis tellement peu militant, malheureusement ; mais peut-être que ce film est un acte militant.{{}}