les docteurs et la loi
par Axel Delmotte
Etre transgenre, c’est s’affronter au principe juridique de “l’indisponibilité de l’état de la personne”. Ce principe veut en effet que le titulaire d’un “état” — autrement dit d’un sexe légal — ne puisse en changer de son propre chef. Longtemps, la loi a totalement ignoré la discordance du genre et du sexe. Il a fallu que la transsexualité soit reconnue comme un “syndrome” pour que les transgenres puissent bénéficier d’avancées médicales et juridiques. Mais cela revient à dépendre de l’arbitraire d’autorités administratives, judiciaires et psychiatriques qui “définissent” les transgenres pour décider de leur place et de leurs droits. Les trans se voient donc encadrés en permanence par un corps médical surpuissant et des administrations en plein repli sécuritaire sur les valeurs de différenciation des rôles sexuels et sociaux. Et si aujourd’hui aucune autorité juridique ou médicale ne s’opposera à une conversion radicale de l’identité sexuelle d’un individu, psychiatres et juges refusent toujours aux transgenres qui n’entendent pas changer d’appareil génital le droit à un état civil adapté à leurs genres. C’est pourtant le cas de plus des 3/4 des dizaines de milliers de personnes vivant en France avec une identité de genre ne correspondant pas avec leur sexe génital.
Par estime de soi, pour une vie sociale moins problématique, les trans cherchent à se fabriquer un physique d’apparence aussi conforme que possible à leur genre. L’appel à l’endocrinologie et la chirurgie s’impose donc. En l’absence de législation spéciale, les conditions de réalisation des interventions sur le corps ont été fixées à la fois par le Conseil de l’Ordre des médecins, les “spécialistes” du transsexualisme, la Sécurité Sociale et la jurisprudence.
À l’origine, l’atteinte à l’intégrité physique (par un traitement médicamenteux ou par une chirurgie) ne se justifie que dans le cadre d’un intérêt thérapeutique. L’absence de maladie interdit donc les opérations de changement total ou partiel de sexe. Il faut que la Cour de cassation, le 11 décembre 1992, à la suite d’une plainte de la Cour Européenne de Justice concernant la possibilité de modification d’état civil, considère le “transsexualisme” comme un syndrome, c’est-à-dire un ensemble de symptômes cliniques, pour qu’un cadre soit formalisé à propos des interventions hormonales et chirurgicales.
Paradoxalement, les trans semblent avoir gagné quelques avantages à être officiellement reconnus comme les malades qu’ils ne sont pas. Mais cette médicalisation s’accompagne évidemment d’une soumission - au corps médical - et d’un puissant contrôle social. S’appuyant aujourd’hui sur les articles 40 et 41 du Code de la déontologie médicale [1], les endocrinologues et les chirurgiens refusent de pratiquer une intervention sans passage par ce que le Conseil de l’Ordre désigne comme un « diagnostic absolu », exclusivement délivré par un psychiatre.
Quant aux modifications d’état civil, aucune loi n’existe à ce jour en France. Un arrêt de la Cour de Cassation estime en 1990 que : « Le transsexualisme, même lorsqu’il est médicalement reconnu, ne peut s’analyser en un véritable changement de sexe, le transsexuel, bien qu’ayant perdu certains caractères de son sexe d’origine, n’a pas pour autant acquis ceux du sexe opposé. » [2] Deux ans plus tard, une appréciation de la Cour Européenne de Justice forcera pourtant les tribunaux français à changer de logique. Selon cet avis, « le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes ne s’oppose pas à un changement de sexe en cas de transsexualisme vrai, lorsque la discordance entre le sexe psychologique et le sexe génétique est indépendante de la volonté du sujet, irrésistible, prépondérante et irrémédiablement acquise. » Le 11 décembre 1992, l’assemblée générale de la Cour de cassation prenait acte de cette décision, qui permettait enfin de donner suite aux procédures pour rectification d’état civil.
La contrainte psychiatrique
Dans les faits, il est possible de parler d’un progrès. Il n’en reste pas moins que les procédures mises en place continuent d’enfermer les transgenres dans un cadre extrêmement contraignant où le droit à disposer de son corps est sévèrement contrôlé.
Le “diagnostic absolu” exigé, même au stade des premiers traitements hormonaux, va impliquer un suivi psychiatrique lourd, voire autoritaire.
Les psychiatres, dont une majorité se révèlent toujours largement ignorants en matière de transsexualisme, jouent pourtant le rôle de véritables juges à l’égard d’individus qu’ils devraient d’abord recevoir comme des patients. En cela, la relation qui s’établit avec le médecin — et qui pourrait s’avérer importante si elle était con« ue comme un accompagnement à l’auto-diagnostic — reste faussée à la base : les trans ne vont majoritairement pas chez un psychiatre de leur propre gré, mais parce que dépend de cette visite une prise en charge par la Sécurité Sociale de leurs opérations.
Pendant des années, les transsexuels sont donc suivis par des psy qui, majoritairement, tentent soit de les convaincre qu’ils ne sont que des homosexuels refoulés, que leurs parents voulaient un enfant du sexe opposé, etc., soit, s’ils ne veulent pas changer d’appareil génital, qu’ils vont devenir des monstres. Ce délai d’“épreuve initiatique”, ce real life test, que doivent passer les trans, alors que leurs papiers n’ont pas été modifiés (et on imagine combien il est facile de prouver que l’on est une femme avec une carte d’identité et un chéquier au nom de “Monsieur”) n’est, en réalité, qu’une période éliminatoire destinée à éroder la patience des demandeurs et à soulager ainsi un service public peu enclin à prendre en charge des individus sur lesquels il porte toujours un regard moral.
Cette période probatoire achevée, les premières interventions pourront commencer, si le psychiatre reconnaît le “syndrome”. En principe, elles s’effectuent dans les services de l’assistance publique, où il n’est pas possible de choisir son médecin, et après une attente extrêmement longue.
Certes, malgré les textes en vigueur, il reste possible de se faire opérer en clinique privée. Le choix du médecin est alors possible, mais le coût des interventions y est évidemment beaucoup plus élevé.
Les relations avec les chirurgiens ne sont pas évidentes non plus. Certains, malgré le certificat psychiatrique, continuent à avoir à l’égard des transsexuels une méfiance qui relève soit d’un scepticisme face aux facultés mentales de la personne, soit d’une véritable peur de la réussite bouleversant alors les modèles bipolarisés. De plus, bien des chirurgiens ne comprennent pas que des transgenres puissent vouloir modifier une partie de leur corps sans pour autant aller jusqu’au bout. Pour bon nombre d’entre eux, un FTM (Female to Male) qui vient pour une mastectomie mais n’envisage aucune phalloplastie est un monstre en puissance.
Enfin, il est nécessaire de rappeler que la qualité des opérations, en France, demeure fort inégale. Certains résultats s’avèrent particulièrement insatisfaisants et la réaction des chirurgiens face aux plaintes potentielles relève souvent du chantage : si des transgenres manifestent leur mécontentement, il n’y aura plus d’opérations. Il faut enfin souligner que de nombreux services qui opéraient les trans en France ont fermé depuis quelques années (Paris, Marseille, Lyon...) et qu’il devient de plus en plus courant que les trans soient contraints d’aller se faire opérer à l’étranger et à leurs propres frais.
Face à la loi
Sur le terrain de l’état civil, la Cassation de 1992 a évidemment amélioré la situation. Les tribunaux refusent de moins en moins la modification de l’état civil, mais il reste des disparités géographiques : il est ainsi beaucoup plus difficile d’obtenir satisfaction dans le sud de la France que dans le nord.
À la base, la mention du sexe est obligatoire dans l’acte de naissance. Elle est insérée dans les indications fournies par le déclarant et elle jouit d’une présomption de vérité qui la rend opposable à tous jusqu’à preuve du contraire. Or le transsexuel ne peut apporter une telle preuve. Par ailleurs, le titulaire d’un état (masculin / féminin) ne peut le modifier de son propre gré. Et en raison de l’imprescriptibilité de ce même état, l’apparence ne suffit pas à conférer la possession.
Médecine et Droit ont évolué lentement, précisant le diagnostic et modifiant la jurisprudence, mais la procédure médico-chirurgicale de rapprochement sexuel et la reconnaissance juridique de mutation sexuelle restent strictement encadrées.
Depuis 1992, la Cour de Cassation en assemblée plénière a décidé que « lorsqu’à la suite d’un traitement médico-chirurgical subi dans un but thérapeutique, une personne présentant le syndrome de transsexualisme ne possède plus tous les caractères de son sexe d’origine et a pris une apparence physique la rapprochant de l’autre sexe, auquel correspond son comportement social, le principe du respect dû à la vie privée justifie que son état civil indique désormais le sexe dont elle a l’apparence. »
La justice propose donc une solution pragmatique sans se prononcer sur la réalité du sexe, puisque cette jurisprudence ne parle pas de « changement de sexe », mais de « rapprochement sexuel » et de respect de la vie privée. Elle permet néanmoins de changer de prénom et de modifier la mention du sexe. Concernant les prénoms, il peut s’agir de l’un des prénoms attribués à la naissance (qui est alors féminisé ou masculinisé) ou d’un prénom différent. Dans ce cas, une procédure judiciaire est nécessaire auprès du juge aux affaires familiales. La modification de la mention du sexe est plus difficile et requiert plusieurs conditions. Première condition : se soumettre à une expertise judiciaire préalable — et cela malgré les certificats déjà amassés. Elle est réalisée à la fois par un psychiatre, un endocrinologue et un chirurgien. Cette expertise est coûteuse et à la charge du trans auquel elle est pourtant imposée. Seules les personnes bénéficiant de l’aide juridictionnelle n’auront pas à payer. Mais il faut alors disposer de revenus extrêmement faibles. Seconde contrainte : le demandeur doit avoir une anatomie correspondant au sexe demandé. Autrement dit un trans non opéré ne peut guère espérer un changement d’état civil. Enfin des témoignages sont exigés sur l’apparence physique et le comportement social. Quand certains juges demandent à voir la personne concernée, ne s’agit-il pas en fait d’une nouvelle manière d’exiger des preuves ? Cela dépend largement des magistrats.
Des lacunes juridiques persistantes
La modification de la mention du sexe existe un divorce préalable si la personne est mariée. Dans le cas contraire, les tribunaux accepteraient le mariage de deux personnes d’un même sexe. De même, il est extrêmement difficile d’obtenir cette modification si le transgenre a des enfants. Enfin, les trans homosexuels n’ont aucun intérêt à parler de leur orientation sexuelle s’ils veulent espérer un accord du tribunal. Une telle discrimination de nature homophobe a toutefois une contrepartie théorique : sur le principe, rien n’empêche un trans homosexuel, obligé de conserver la mention de son sexe de naissance sur son état civil, d’épouser une personne du même genre que lui. Le tribunal admet donc, dans ce cas de figure, un mariage homosexuel !
Enfin, aucun cas d’exequatur — c’est-à-dire de validation par un tribunal d’un jugement ou d’un acte reconnu à l’étranger — ne semble, à ce jour, avoir été enregistré en France. Il serait intéressant qu’un transgenre français qui a obtenu son changement d’état civil à l’étranger en fasse la demande une fois revenu dans son pays. La jurisprudence n’a pas encore connu de cas semblables.
S’il est désormais possible aux transgenres opérés d’obtenir un changement d’état civil, dans les conditions restrictives évoquées, la démarche est encore aléatoire, lente et onéreuse pour quiconque ne peut bénéficier de l’aide juridictionnelle qui prend en charge expertise médicale et frais d’avocats. Pour les transgenres non opérés, en revanche, le blocage reste complet.
Tout d’abord, les juges demeurent ignorants en matière de transgenderisme. S’appuyant exclusivement sur les rapports psychiatriques, beaucoup ne comprennent pas qu’une personne puisse revendiquer un genre opposé à son sexe et vouloir néanmoins conserver celui-ci. La justice craint probablement qu’une MTF (Male to Female) qui a conservé son appareil génital masculin, mais qui a obtenu une modification de sexe sur ses papiers, puisse ensuite avoir un enfant et devenir une femme-père biologique.
Ce refus catégorique de papiers aux transgenres non opérés a sur leur vie quotidienne toutes les conséquences que l’on devine. Leurs efforts de crédibilité sont mis à mal par des papiers administratifs qui les renvoient à leur “ambiguité” sociale et à la discrimination déjà patente. Le trans non opéré se retrouve dans la situation d’un sans-papier. C’est pourquoi certains sont contraints de fait à l’opération génitale, uniquement parce qu’elle est nécessaire à cette régularisation.
Une loi pour changer l’état des choses ?
Bien des trans craignent que ces mêmes “spécialistes” qui régissent leur vie et leur statut, n’élaborent un texte définitif peu avantageux C’est pourquoi nombre d’entre eux préfèrent compter sur des jurisprudences à venir. Certains préconisent une solution à l’anglaise pour les non opérés. En Grande-Bretagne, le changement de sexe est effectué — attention, seulement pour les personnes opérées - sur les papiers, mais jamais sur l’état civil. Cette solution déclenche les foudres des transgenres britanniques qui la considèrent comme un cache-sexe hypocrite ; mais elle pourrait au moins débloquer provisoirement des situations inextricables.
La disparition de la mention du sexe sur les pièces d’identité serait une autre possibilité d’amélioration des conditions de vie des trans. Cela dit, seul le droit à la disponibilité de l’état — autrement dit la disposition du choix de son sexe — viendra répondre honnêtement aux revendications des transgenres : accepter qu’il existe bien une troisième voie entre les pôles dépassés de l’ordre symbolique.
Notes
[1] Art. 40 : « Le médecin doit s’interdire dans les investigations et interventions qu’il pratique comme dans les thérapeutiques qu’il prescrit, de faire courir au patient un risque injustifié. » Art. 41 : « Aucune intervention ne peut être pratiquée sans motif médical très sérieux et, sauf urgence ou impossibilité, sans information de l’intéressé et sans son consentement. »
[2] Cour de cassation 1ère chambre, 21 mai 1990.