Textes, oublis, histoires
par Gregory Lee
Né à Liverpool, issu d’une famille sino-irlandaise, Gregory Lee est aujourd’hui professeur de littérature chinoise à l’Université de Lyon, après avoir enseigné la littérature comparée et les cultural studies à Chicago, Pekin et Hong Kong.
Dans un très beau livre publié en 1996 et dont on espère très vite une traduction française, Troubadours, Trumpeters, Troubled Makers : Lyricism, nationalism and hybridity in China and its others, il polémique avec humour contre la fascination occidentale pour l’ancienne Chine, ses vases et ses lampes à huile, fustige les discours menaçants qui assimilent tout processus d’hybridation à une “décadence” culturelle, et prolonge ainsi les travaux d’Edward Saïd et de son célèbre essai sur “l’orientalisme”. De fait, il est un des rares sinologues à se consacrer délibérément à la création chinoise contemporaine et à ne regretter aucune “authenticité” chinoise supposée perdue. Il revient pour VACARME sur son apprentissage du chinois.
On me demande souvent pourquoi j’ai fait des études chinoises. Quand j’étais écolier, je lisais de manière assidue les poésies française et espagnole modernes, ainsi que les romans d’Amérique Latine. Je disais donc aux gens que j’aimais étudier les langues étrangères, et, qu’ayant déjà étudié le français et l’espagnol, j’avais voulu tenter quelque chose de différent. J’avais aussi lu des poèmes chinois en traduction et j’étais désireux de les lire dans leur langue originale. Mais évidemment, ces deux raisons n’étaient pas les premières. Afin d’exposer les motifs plus profonds de mon intérêt pour les études chinoises, et pourquoi je considère ce que je fais et qui je suis comme une intersection, une coïncidence historique des petits et grands récits des cent dernières années, je dois raconter l’histoire d’un texte chinois tout à fait inconnu.
Dans mon dernier livre, j’ai mentionné en passant le fait que mon grand-père était chinois et j’ai raconté brièvement les circonstances de son émigration de Chine à Liverpool, en Grande-Bretagne. Je vivais dans la maison de mon grand-père, ma grand-mère et lui s’occupaient de moi pendant que ma mère travaillait. Lui m’emmenait à Chinatown, dans des restaurants, mais pas toujours pour y manger. Je me souviens de la fois où nous étions entrés dans la cuisine, au fond d’un de ces restaurants ; il y avait une table sur laquelle était étendu un Chinois qui avait été tué au hachoir. Je ne pourrais expliquer les circonstances du meurtre : on ne m’en avait pas fait part. Mon grand-père est mort quand j’avais sept ou huit ans. Après sa mort, j’héritai d’un carnet, ou plutôt je l’accaparai. C’était un petit carnet noir à dos rouge. Sur le dessus, on pouvait lire le mot Cash en élégantes lettres d’or. À l’intérieur il y avait une vingtaine de pages couvertes d’écriture, d’écriture chinoise. C’est l’unique exemplaire d’écriture manuscrite de mon grand-père qui ait subsisté. Quand j’étais enfant, j’utilisais les pages vierges du carnet comme un album où coller des cartes de paquets de chewing-gum américain qui racontaient la deuxième guerre mondiale, un peu comme les cartes de sportifs célèbres qu’on trouve de nos jours, mais avec des soldats ou des bateaux de débarquement amphibies à leur place. Les légendes de ces cartes étaient :
RAID ÉCLAIR / NORVèGE-27 DÉCEMBRE 1941 / RENARD EN FUITE / LIBYE-14 DÉCEMBRE 1942 / LE NŒUD SE RESSERRE / TUNISIE-23 AVRIL 1943 / TOKYO EXPRESS / SAIPAN-19 MAI 1945
Mythologie héroïque des Blancs transférée dans le carnet d’un vieux Chinois.
Par la suite, j’utilisai quelques pages pour prendre des notes ornithologiques de mon écriture enfantine malhabile, à raison de deux ou trois mots par page :
tête rouge sombre / et moustache / dos vert / croupion jaune / queue pointue / grande patte / un certain oiseau / cri rieur / aigu / bec / long et fort
Ce n’est que bien plus tard que les mots chinois semblèrent importants. J’avais décidé d’entreprendre un déchiffrage : le déchiffrage de l’écriture, des caractères chinois inscrits sur le petit carnet de comptes noir qui m’avait jusqu’alors exclu du pouvoir de lire, de ce que je percevais comme le pouvoir de la connaissance.
Pendant les quatre premières années de ma formation sinologique, je me contentais d’avoir enfin le pouvoir de lire des poèmes écrits en chinois classique. Mais, après avoir vécu et étudié en Chine, je compris vite que c’étaient les textes de la modernité de la Chine comme production du colonialisme occidental qui retenaient mon attention. Le manque d’intérêt de la sinologie pour le moderne et le fait que l’occupation britannique de Hong Kong comme les pratiques culturelles des Chinois de Grande-Bretagne n’étaient l’objet d’aucune attention de la part de la sinologie britannique, ce manque d’intérêt m’apparut appartenir à un processus de dissimulation, par l’Ouest colonial, de la Chine que ce même Occident avait produite au cours du XIXe siècle. Je compris finalement que ceux qui remettent en cause les conséquences du pouvoir colonial et de l’histoire étaient eux-mêmes engagés dans leur propre projet d’invention et de dissimulation, un projet qui consiste à écrire une histoire officielle et univoque de la littérature, un projet semblable dans ses effets à la construction monologique des discours dynastiques chinois et du canon officiel qui les supportait jadis.
Comment peut-on conceptualiser l’histoire littéraire chinoise de ces cent-cinquante dernières années ? Peut-être en considérant l’intérêt pour ainsi dire obsessionnel que les intellectuels modernes, à partir du XIXe siècle, ont porté à la nation, au peuple en tant que nation, à leur relation avec elle et à la manière de la représenter. Comment la représenter au niveau mimétique, mais aussi comment en être les représentants, les défenseurs ? Mais ensuite, en examinant la répétition des instabilités qui sont toujours venues contrarier ce modèle discursif appelé à se fermer sur lui-même.
L’interruption du récit obsessionnel sur le salut national et le sacrifice pour la nation, sur le peuple en tant qu’essence authentiquement nationale (dans cet assemblage quasi-heideggerien de nation, peuple et race, telle qu’il existait sous Mao), d’une certaine manière, cette interruption dépend de notre capacité à accepter et incorporer des instabilités, des insécurités, des anxiétés face aux notions trop commodes d’authenticité ou d’imitation. C’est une aptitude à négocier, une aptitude acquise par ceux qui représentent des Chines multiples et la “sinicité” via la modernité ou plutôt (selon la terminologie de Marc Augé) via la supermodernité du non-lieu : je veux parler du producteur de culture chinois qui produit en marge, à l’intérieur du territoire national chinois, mais aussi dans la marge de l’exil. L’expérience de l’exil, du bannissement, de même que l’expérience de l’“entre-deux”, de l’exclusion, l’acceptation et l’esthétisation de l’insécurité rappellent d’ailleurs ce que Maurice Blanchot évoquait dans sa description du poète de la modernité européenne.
Mais peu nombreux sont les écrivains et penseurs chinois qui ont compris la futilité de tout l’appareil discursif sur le “salut de la nation”, la “réinvention de la nation”, “l’authenticité” et le “retour aux sources”. La quête de “l’authenticité” doit s’accompagner de tant d’oublis ; oubli de tant d’histoire, d’histoires, de géographie, de tant de géographies, de tant d’archéologie de nombreuses disciplines anciennes. Ceux qui ne participent pas au processus de l’oubli, ceux qui ne se sont jamais engagés dans des schémas narratifs d’une linéarité univoque, mais qui ont vécu et produit “le long” et “entre” des lignes multiples et traversées d’intersections, ceux-là sont heureux de voir les lignes s’en aller, mais pas de les rompre ou de les supprimer entièrement. De toutes manières, elles ne peuvent être rompues, elles peuvent simplement planer en spirales quasi-stationnaires. Et donc, il leur (vous, nous) faut attendre.
Environ vingt ans après la mort de mon grand-père, après des années passées à me soumettre à la discipline souvent désagréable, à l’ordre, à la routine qu’exige l’apprentissage de la langue chinoise, je ressortis le carnet que j’avais soigneusement conservé. Les caractères chinois étaient en fait des poèmes, semblables à des devinettes. Mais il ne s’agissait pas de vers connus. Il existe d’énormes tomes encyclopédiques qui aident le sinologue à situer des vers de poésie, mais aucun de ces vers n’y figuraient. Peut-être étaient-ce des vers populaires cantonais, recopiés d’un journal, ou peut-être étaient-ce ses vers à lui.
Blanchot parle du pouvoir et de l’impossibilité liés à l’acte de lecture. Mais pour moi, le seul fait d’atteindre cet « espace tenu ouvert par le lecteur » avait exigé un investissement de temps et de labeur pendant lequel j’avais dû me lancer dans de nombreux autres textes ; la lecture de ce carnet n’avait jamais constitué une fin consciente. L’impossibilité de l’écriture avait été occultée pour moi par l’impossibilité de la lecture. Blanchot paraphrasant René Char signale l’écart entre celui qui commence l’œuvre et son accomplissement. L’œuvre doit être séparée de celui qui la commence, et elle ne s’accomplit vraiment que dans cette séparation, dans cette distanciation, « une séparation qui prend exactement la forme de la lecture (et où prend forme la lecture) ».
Je dois reconnaître qu’une fois que j’ai été capable de lire le chinois, je n’ai approché de nouveau ce carnet de comptes que d’une manière décousue, et avec précaution. J’ai regardé un vers ça et là, mais je n’ai jamais investi le temps et l’effort nécessaires pour le traduire. On y trouve des allusions à des frères, des bateaux, des allées et venues, des journées passées à voyager, et tout y est rédigé en vers. J’ai sciemment décidé de ne pas poursuivre ma lecture, non seulement parce que je ne voulais pas être déçu par ce qui pourrait s’avérer aussi banal que des cartes de chewing-gum ou des observations d’oiseaux recopiées d’une encyclopédie enfantine, mais aussi parce que cela signifierait la fin du “vide” dont naît la lecture.
D’une certaine manière, ma lecture d’autres textes chinois a été rendue possible et a eu lieu dans cette séparation, cet oubli, cet “écart”. Dans cet écart entre l’impossibilité initiale non pas d’écrire, mais de lire, et la réalisation différée de la lecture, du pouvoir contenu dans la lecture de ce petit carnet, bien d’autres lectures de nombre d’autres textes avaient eu lieu.