Vacarme 11 / processus

"La poésie chinoise avec les moyens du cinéma" entretien avec Hou Hsiao Hsien

En décembre dernier, Hou Hsiao Hsien était à Paris pour quelques jours, à l’occasion de la rétrospective de la Cinémathèque, de la sortie en salles du film d’Olivier Assayas, HHH, et de la parution d’un livre consacré à son œuvre aux éditions des Cahiers du cinéma, et aussi pour préparer le tournage imminent de son prochain film, en partie financé par un producteur français.

Comme il a tout de même trouvé le temps d’un entretien avec VACARME, on en a profité pour revenir aux fils souterrains de ce Processus chinois : questions sur la langue et le territoire, sur la cartographie et l’identité de son cinéma.

Propos recueillis par Irène Bonnaud et Anne Kerlan-Stephens
Traduits du chinois par Vincent Wang et Caroline Hsieh

Cela échappe un peu aux spectateurs français, mais vos films sont d’une rare complexité linguistique - on y parle mandarin, mais aussi différents dialectes chinois, minnan, cantonais, hakka, shanghaien et japonais : les personnages font souvent appel à des interprètes pour arriver à se comprendre...

Ma famille est en fait hakka, originaire de la ville de Mei-Xian dans le Guangdong (la région de Canton), où beaucoup de dialectes cohabitent, comme le hakka et le cantonais. Il y a d’ailleurs pas mal de problèmes de communication. C’est une région montagneuse où il était difficile de se déplacer : quand les gens arrivaient quelque part, ils se mettaient à parler comme les gens du coin, et maintenant on ne sait plus lesquels ont commencé à parler le chinois de travers (Rires).

Quand j’étais petit à Taiwan, ma famille parlait hakka. À l’extérieur de la maison, avec mes copains, on parlait le taiwanais{}[c’est-à-dire le minnan, un dialecte de Chine méridionale, du Fujian, que parlent les deux-tiers de la population taiwanaise, ndlr]. Et à l’école, la langue officielle, le mandarin. Les dialectes sont des langues plus anciennes, et surtout plus riches que le mandarin qui est issu du pékinois, mais n’est pas tout à fait le pékinois : c’est une langue standard, relativement pauvre, récente, mise en place pour simplifier la communication entre les différentes régions de Chine. Beaucoup d’expressions subsistent uniquement dans les dialectes et c’est pour ça qu’ils sont plus intéressants à utiliser dans les films. Et puis c’est simplement naturel de voir un Taiwanais parler à sa mère en minnan : c’est comme ça dans la réalité.

Pour Les Fleurs de Shanghai, j’ai utilisé le shanghaien, bien qu’en fait, dans l’histoire d’origine, la langue utilisée était le dialecte de Suzhou. C’est un dialecte très rare et très peu d’acteurs sont capables de le parler. Du coup, j’ai opté pour le shanghaien et ce n’était pas grave si certains acteurs ne le parlaient pas bien, puisque de toutes façons je savais que les Taiwanais n’y comprendraient rien. J’ai fait exprès, bien sûr.

Quand on regarde le film dans cette langue étrangère, on a immédiatement une distance par rapport au film : les gens sont bien obligés de regarder ce qui se passe à l’écran sans être distraits par les dialogues. On peut au contraire avoir des difficultés avec un film dans sa langue maternelle parce qu’on est d’une certaine façon perturbé par la familiarité. Avec une langue étrangère, on peut d’avantage se concentrer sur les images. On est tenu à distance, et la beauté surgit avec la distance. Dans Les Fleurs de Shanghai, je voulais que les spectateurs se concentrent sur l’atmosphère du film. J’ai même veillé à ce que les sous-titres anglais ou français soient des résumés brefs des dialogues et non des traductions littérales.

En plus, le dialecte de Shanghai avait des avantages. Il y a dans le film des acteurs de Taiwan, de Hong Kong, du Continent, et si j’avais tourné en mandarin, les spectateurs chinois à Taiwan se seraient tout de suite aperçu de leurs accents différents, ils auraient été écroulés de rire. Alors qu’avec le dialecte de Shanghai, comme personne n’en comprend un mot, il n’y avait aucun danger, j’étais tranquille.

Votre premier film important, un des plus beaux, Les Garçons de Fengkuei (1983), se passe en partie aux îles Pescadores, dans ces paysages plats qui n’ont rien à voir avec la campagne montagneuse de Taiwan. Vous avez fait exprès de situer le film sur ces îles situées entre Taiwan et les côtes de la Chine continentale ? Il y avait une intention politique ?

Non, non. Je me suis retrouvé aux îles Pescadores pour le tournage d’un autre film. Fengkuei était le terminus du bus, je suis descendu là parce qu’on ne pouvait pas aller plus loin. J’ai vu des jeunes qui jouaient au basket devant un magasin d’alimentation, dans cet endroit magnifique, avec la mer, le soleil : je me suis immédiatement demandé ce qu’allaient devenir ces adolescents. Dans ce paysage plat, où on ne voit que le soleil, la mer, le vent, la vie s’écoule très lentement, et pour eux, c’est comme si le temps était arrêté. Leur angoisse, c’est ce temps dont ils s’imaginent qu’il ne passera jamais. Je voulais arriver à représenter ce genre de sentiments et ça m’a conduit à tourner le film là-bas.

À Kaohsiung, la grande ville du sud de Taiwan, il y a beaucoup de gens qui viennent des Pescadores pour chercher du travail. Pour ces jeunes, le départ à la ville est à la fois la poursuite d’un rêve et une recherche d’eux-mêmes. Ils sont à l’âge où ils se demandent ce qu’ils vont devenir. C’était aussi l’histoire de l’explosion économique de Taiwan, quand tout le monde est parti dans les villes pour y trouver du travail. L’exode rural et l’adolescence produisent un peu des sentiments du même genre. C’est le sujet du film. Je n’ai pas fait exprès de le situer aux îles Pescadores, si près des côtes chinoises. À l’époque, de toutes façons, je portais peu d’attention à la politique.

Dans mes films, c’est vrai qu’on passe souvent de l’adolescence à l’âge adulte, on est dans cet entre-deux, où tout est un peu flou, un peu vague dans l’esprit des personnages : ça correspond effectivement à la situation de Taiwan qui est plongé dans cet état de latence, cet entre-deux entre l’île et le continent, entre indépendance et réunification chinoise. L’incertitude de la situation empêche les gens de prendre du temps pour réfléchir, de se concentrer sur les moyens nécessaires pour améliorer la vie, les relations sociales, l’éducation. L’angoisse de l’avenir empêche les gens de rendre le présent meilleur.

Le gouvernement et les hommes politiques taiwanais ont manipulé ce sentiment et contribué à maintenir la population dans des alternatives simplistes, comme la distinction entre “Taiwanais” [Benshengren, Chinois souvent installés sur l’île depuis les dix-septième, dix-huitième siècles, ndlr) et “continentaux” [Waishengren, Chinois arrivés du continent en 1949, ndlr]. Je trouve tout ça absurde, il y a tellement eu de mariages mixtes depuis cinquante ans. On peut avoir un père qui est venu après 1949 et une mère “taiwanaise”. Comment décider que l’enfant est à classer dans l’une ou l’autre catégorie ? Je ne sais pas ce que ça veut encore dire, “Taiwanais” ou “continentaux”.

Dans Goodbye, south goodbye, “south”, pour moi, c’est le nom que l’on donne à Taiwan, “le sud”, toujours qualifié ainsi par rapport à la Chine, ou au Japon au moment de la colonisation japonaise [Taiwan a été colonisé par le Japon de 1895 à 1945 - le japonais étant alors la langue obligatoire dans les écoles, ndlr]. Les personnages du film ont eux aussi l’impression qu’ils ne peuvent améliorer leur situation qu’en faisant rapidement des profits et en partant ailleurs. Taiwan est maintenant devenu comme une zone de transit, un endroit où on gagne de l’argent pour pouvoir en partir ensuite, un lieu de passage. Les Taiwanais vivent dans ce genre de climat d’instabilité et d’incertitude qui ressemble à l’adolescence. Beaucoup se retrouvent ensuite avec une double nationalité, avec deux passeports. La plupart sont occupés à gagner de l’argent à tout prix, à chercher à s’en sortir, à trouver une possibilité de partir aux États-Unis, en Australie : on ouvre un commerce, on le ferme, on en réouvre un autre, etc. Ce n’est pas seulement comme ça avec les magasins. Les familles font aussi cette expérience : un jour, on s’aperçoit que les voisins ont émigré aux États-Unis, une autre famille s’installe, d’autres voisins partent eux aussi un peu plus tard, d’autres arrivent et repartent. On s’habitue à regarder les gens partir. Les Taiwanais ne vivent pas vraiment, ne prennent pas le temps de vivre comme au Japon ou en Europe, ils sont sans cesse en train de vouloir monter de nouvelles affaires ou de partir.

Après la levée de la loi martiale en 1987, vous avez tourné La Cité des douleurs, et quelques années plus tard, Good men, good women, deux films qui reviennent sur l’après-guerre, “l’incident du 28 février” (le 28 février 1947, une vieille Taiwanaise revendant des cigarettes de contrebande fut rouée de coups par un soldat ; l’incident fit éclater une révolte contre le gouverneur de l’île Chen Yi, et les soldats arrivés du Continent furent chargés d’une répression féroce contre l’élite intellectuelle de l’île : 20 000 morts, au moins), les exécutions des opposants au Kuomintang, la “Terreur blanche” des années 1950. La Cité des douleursa eu un immense succès à Taiwan et tout le monde s’est mis à parler soudain de ces sujets jusqu’alors tabous. On a l’impression que vous avez pris sur vous d’assumer la mémoire collective de Taiwan, de faire le travail de deuil de cette Histoire-là...

Si j’ai fait ces films, c’était pour donner une porte de sortie à la haine et aux rancœurs accumulées contre le pouvoir du Kuomintang. Avant, on ne parlait pas de ce qui s’était passé, et c’est ce qui nourrissait cette haine ancrée en nous, en particulier chez les gens âgés. C’était pour rétablir une sorte d’équilibre vital. Les films peuvent servir à offrir un échappatoire à des rancœurs, des conflits si violents qu’ils peuvent devenir des haines inextinguibles s’ils restent refoulés, passés sous silence. Évidemment, le moment était favorable. Quand j’ai tourné La Cité des douleursen 1989, Chiang Ching-Kuo, le fils de Chiang Kai-Shek, venait de mourir l’année précédente et Lee Teng-Hui de devenir le premier président “taiwanais” de Taiwan. Les choses commençaient à basculer, on se mettait à revendiquer l’identité taiwanaise locale. Ce qui est assez dangereux d’ailleurs si ça bascule dans une sorte d’extrémisme nationaliste taiwanais. Mais à l’époque, j’ai fait ces films pour rendre leur dignité aux “Taiwanais”, opprimés par l’arrivée des continentaux après la guerre ; c’était une sorte de thérapie pour leur redonner un espace de parole.

Le village où vous avez tourné le film est devenu célèbre...

Giu Fen, c’était un village de mineurs, près des mines d’or qui se trouvaient dans la montagne au nord-est de Taipei, avec pas mal de cabarets à prostituées, et quand j’y suis arrivé, c’était à peu près une ville-fantôme. Il restait très peu de monde dans les rues, seulement des vieux et des enfants ; les gens travaillaient en ville, et beaucoup de maisons étaient vides. C’était très bien pour filmer des habitations traditionnelles. Mais avec la sortie de La Cité des douleurs, le succès au box-office, le Lion d’Or à Venise, le tapage médiatique, on a commencé à y ouvrir des boutiques de souvenirs, des salons de thé, et puis d’autres boutiques de souvenirs, et maintenant, à cause de moi, c’est une attraction touristique ! (Rires)

Du coup, des Taiwanais ont mal pris les Fleurs de Shanghai : ils ont pratiquement ressenti ça comme une désertion, une façon de tourner le dos à vos films antérieurs et à Taiwan. Ils étaient furieux de ne littéralement rien comprendre, puisque le film a été tourné dans un dialecte incompréhensible...

Oui, certains étaient en colère parce qu’ils voudraient pouvoir couper tout lien avec la Chine. Mais les Taiwanais sont tous des Chinois. C’est seulement une question de temps : certains sont arrivés de Chine avant les autres, c’est tout. La distinction entre Taiwanais “taiwanais” et Taiwanais “continentaux” qu’on essaie d’imposer aux gens est une pure manipulation à but électoral. La culture taiwanaise vient de Chine et Les Fleurs de Shanghai est un film qui se passe de toutes façons vers 1900, bien avant la République Populaire de Chine et la Révolution culturelle : l’univers qui y est décrit est très proche de la culture de Taiwan, de la façon dont sont organisées les relations entre les gens à Taiwan. D’une certaine manière, les Taiwanais sont plus proches des personnages du film, des Chinois de la fin du dix-neuvième siècle, que des Chinois de Chine Populaire d’aujourd’hui. Je trouve que la Révolution Culturelle a tellement changé les mentalités en Chine continentale qu’on a beaucoup de mal à simplement communiquer avec eux.

Mais c’est complètement absurde de vouloir couper les ponts avec la Chine, avec ses propres racines. C’est une tendance qui existe maintenant à Taiwan. Il y a une sorte de surenchère pour mettre en avant la culture taiwanaise locale. On bascule dans un autre extrême, et ça effraie les gens, en particulier les personnes maintenant âgées qui sont venues du continent après 1949. Franchement, j’ai fait exprès de faire ce film sur la Chine ancienne, en utilisant le dialecte de Shanghai, pour aller contre cette atmosphère actuelle de nationalisme taiwanais extrémiste, où tout le monde se met à parler minnan à tout bout de champ, les jeunes en particulier.

Tout ça, que ce soit dans un sens ou dans l’autre, ce sont des jugements de valeur et un mode de pensée fondés sur des alternatives simplistes, le Bien, le Mal, le Vrai, le Faux ; ça bascule d’un côté ou de l’autre, mais à chaque fois, ce sont des gens qui veulent absolument juger de ce qui est bon et ce qui est mauvais. C’est une sorte d’éducation de la pensée qui n’est pas loin du nazisme, cette façon de classer les gens en espèces, de les hiérarchiser, et de finir par en exclure certains : « Les Allemands sont supérieurs aux juifs. » C’est pareil quand on commence à dire : « La culture taiwanaise locale est supérieure à ce qui vient de Chine continentale. » Pour moi, cette façon d’obliger les gens à se choisir une identité, à sans cesse leur demander ce qu’ils sont, par exemple “Taiwanais” ou “continentaux”, est très menaçante. Qu’ils soient Taiwanais ou Chinois, ce sont des gens, et je m’intéresse aux gens, aux êtres humains.

Le pire aujourd’hui, ce sont les hommes politiques qui, à Taiwan, décident de diviser la population en deux catégories pour gagner des voix lors des batailles électorales ; ils défendent une vision extrémiste de l’identité taiwanaise, présentent les gens originaires du continent comme des “traîtres à la patrie”. Les jeunes qui entendent ces discours de propagande sont forcément influencés. Récemment, lors d’une cérémonie officielle à Kyoto pour commémorer la fondation de la ville il y a 1200 ans, j’ai rencontré un étudiant taiwanais qui habitait au Japon et qui m’a reproché de n’avoir employé que le terme “chinois”, et pas “taiwanais”. En plus, c’était un étudiant en droit, qui sans doute un jour deviendra un juge ou un magistrat important. Et il avait exactement ce tour d’esprit que je trouve très inquiétant. Mais enfin, j’ai l’impression que ce genre d’extrémisme identitaire local a tendance à refluer depuis un an ou deux.

Vous avez raconté que vous étiez plutôt du genre cancre quand vous étiez au lycée. Comment avez-vous fini par aimer la culture classique chinoise ?

Enfant, j’aimais surtout le théâtre de marionnettes. Quand j’étais petit, je regardais beaucoup de spectacles, de marionnettes ou de théâtre d’ombres. Pas tellement l’opéra chinois parce que je trouvais ça vraiment trop lent.

Et puis je lisais aussi des romans classiques. Ce sont les histoires qu’on retrouve dans tous les opéras, que ce soit dans l’opéra de Pekin, dans l’opéra cantonais, dans l’opéra taiwanais et dans tous les genres de spectacle. Elles sont transformées selon la manière locale, avec des anecdotes ajoutées, des expressions particulières, typiques d’une certaine région. Ces romans et ces spectacles mettent toujours en scène les mêmes relations traditionnelles, entre père et fils, mari et femme, empereur et fonctionnaire, entre frères, et du coup, indirectement, dans une forme d’art populaire et peu considéré comme le théâtre de marionnettes, on trouve les valeurs confucéennes, la taoïsme, le bouddhisme, toute la culture chinoise.

Ici, on vous présente souvent non seulement comme le plus grand cinéaste chinois, mais aussi pratiquement comme le seul grand cinéaste “authentiquement” chinois. Les autres sont suspectés, justement par les occidentaux, d’être occidentalisés, d’être en quelque sorte de faux chinois. Il y a là une tournure d’esprit qui nous paraît relever de “l’orientalisme” le plus essoufflé. Même dans le beau livre des Cahiers du cinéma qui vous est consacré, on explique que le montage cinématographique serait contraire à l’âme chinoise...

L’idée du montage, c’est simplement d’assembler deux images pour donner une impression autre, une troisième idée, si on veut. On dit traditionnellement en Chine que la littérature, la poésie chinoise reposent sur trois principes ou procédés : le fu, ou description des événements, de la situation, le bi, l’art du contraste et de la symétrie, et enfin, le xing, la façon qu’on a d’utiliser deux choses pour en faire comprendre une troisième, un peu comme la métaphore. Dans un vieux poème, deux images différentes, un homme et une fleur de pêcher, peuvent donner naissance à une troisième idée, celle d’un homme qui décide de se retirer de la vie sociale et devenir ermite. Le principe du xing est à peu près l’équivalent du montage cinématographique. Dans l’opéra chinois, le théâtre traditionnel, on a plutôt la procédé du fu : le récit est forcément linéaire, les événements sont exposés de façon simple. Mais, au cinéma, on peut avoir recours à la combinaison de deux plans très différents pour suggérer une troisième chose.

L’art du xing est comme l’art du montage. Par exemple, dans Un temps pour vivre, un temps pour mourir, je filme la mort de la mère, et l’image suivante, c’est un grand arbre agité par le vent. En fait, c’est une expression chinoise : « L’arbre veut rester immobile, mais le vent continue à souffler. » C’est un proverbe pour décrire les regrets des enfants qui ne sont pas occupés de leurs parents et le regrettent après leur mort, mais il est trop tard et on ne peut plus rien faire. On se sert de deux images très différentes, un enterrement, un arbre, et on peut exprimer encore autre chose, un sentiment des personnages.

Évidemment, le cinéma vient de l’Occident, il n’est pas né en Chine et le montage cinématographique est une invention occidentale, tout cinéma est influencé par les techniques occidentales. Mais, avec cet exemple, on voit qu’il est possible de retrouver le chemin de la tradition lyrique de la poésie chinoise avec les moyens du cinéma. C’est à peu près ce que j’essaie de faire, retrouver ces genres si traditionnels de la poésie chinoise, les poèmes où l’on fait état de son être intime à l’aide d’images très différentes, ceux aussi où l’on exprime l’idéal qu’on veut atteindre.

On peut essayer de comparer deux cultures à partir de leur système d’écriture. L’alphabet est un système de code très abstrait, alors que l’écriture chinoise est issue du dessin des objets réels [Il nous dessine un éléphant, et le caractère correspondant, ndlr]. L’écriture chinoise est aussi un code, mais elle garde en elle la trace de la réalité concrète, et je pense que ça a un effet sur notre façon de penser. C’est vrai que c’est très difficile de filmer une scène de repas avec beaucoup d’effets de montage. Je préfère observer la réalité, de loin. Et sur un tournage, quand je filme une scène de repas, c’est que les acteurs ont vraiment faim à ce moment-là. Apparemment, sur mes tournages, on a souvent faim (Rires).

Les occidentaux essaient toujours de comprendre les liens de causalité logique entre les choses. L’attitude chinoise serait plutôt : ce qui s’est passé entre ces deux choses, on le comprend, mais aussi, on ne le comprend pas. On voit bien le résultat, mais on ne sait pas comment on en est arrivé là. Ou on sait bien ce qu’on a à faire, mais on ne peut en donner la raison. C’est facile à faire, mais c’est difficile à connaître.

En fait, c’est difficile de définir ce qui distingue mes films de la plupart des films occidentaux. J’ai l’impression qu’en Occident l’attitude courante est de choisir un sujet de film, un thème ou une histoire, et puis essayer de l’illustrer en lui ajoutant toutes sortes de choses, des codes, des symboles, des scènes pittoresques. Le film finit par être l’illustration de l’idée du metteur en scène, par imposer la pensée du réalisateur en l’habillant de choses diverses. J’essaie de faire des films différemment. Ce qui m’intéresse, c’est de puiser des idées dans la réalité elle-même, de choisir des scènes réelles qui parlent, expriment leurs propres pensées. Il s’agit vraiment de re-présenter la réalité, de la ressusciter afin qu’elle soit vivante, qu’elle parle d’elle-même. Je n’ai pas envie de faire un film pour illustrer ma pensée, je préfère que les spectateurs puissent interpréter, chacun à sa façon, ce qu’ils voient sur l’écran. Mes films sont un peu comme des bas-reliefs, ils essaient juste de choisir un matériau et de faire sortir du mur des formes vivantes, et c’est un effet qu’on ne peut obtenir avec un montage tel qu’il est utilisé dans la plupart des films occidentaux.

Il y a une phrase célèbre de Confucius qui disait qu’il recueillait, choisissait des idées, mais n’en créait aucune. Il prétendait n’avoir jamais créé lui-même une idée originale, quelque chose de personnel. Mais, en fait, c’est justement ses choix qui montrent sa façon de pensée. Je m’efforce de procéder ainsi. J’espère que les scènes réelles que je choisis de filmer vont provoquer de nouvelles pensées chez le spectateur, sa propre interprétation de cette vie en relief qui apparaît sur l’écran.