Vacarme 11 / processus

Made in HK ?

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Hong Kong, laboratoire, comme Macao, Singapour, Taiwan et les Chinatowns du monde entier, d’une identité chinoise multiple et centrifuge. Ou, au contraire, première pièce, pour les dirigeants de Pekin, d’un puzzle mythique à reconstituer.

Vue d’ici, en tous cas, la ville du capitalisme à vitesse accélérée n’est pas connue pour son art contemporain ou son écriture introspective. Plutôt pour son goût des gadgets idiots et ses records en matière d’inégalités sociales. Mais que va donc y faire Processus ? C’est que l’industrie culturelle “made in HK” a tout de même produit un des plus beaux cinémas qu’on connaisse, bien mal en point désormais, et un phénomène assez rare de variété en langue régionale destinée aux Chinois du monde entier, la “cantopop”.

Gregory Lee a répondu à nos questions sur l’identité de la région administrative spéciale de la République Populaire de Chine.

Le colonialisme tardif

Dès les lendemains de 1949 et de la prise de pouvoir par les communistes, on a songé à façonner une sorte d’identité neutre en faisant des habitants chinois de Hong Kong des Chinois anticommunistes, mais pas trop nationalistes non plus. Le développement d’un nationalisme chinois pro-Taiwanais serait lui aussi allé contre les intérêts britanniques. Mais le compromis du “colonialisme tardif” ne se mit véritablement en place qu’après les menaces d’insurrection des années soixante et prit appui sur la construction d’une identité hongkongaise liée à la société de consommation (privatisation de la vie quotidienne et produits culturels de masse).

Il était impossible de nier la sinicité de la population, mais on pouvait la réinventer, la refaçonner. La culture chinoise tant qu’elle était représentée comme un passé, comme une culture ancienne, pouvait être tolérée à condition qu’elle fût liée à la modernité occidentale. C’est aussi à cette époque que Hong Kong se mit à fonctionner de manière entièrement coloniale, avec tout l’apparat de l’État impérial, les visites royales, les hôpitaux auxquels on donne le nom de cousins ou de tantes de la reine d’Angleterre, et un système d’éducation qui cherchait de plus en plus à construire une identité hongkongaise spécifique. Au « capitalisme tardif », selon la définition de Jameson, se superposaient une infrastructure et une idéologie coloniales et ça a donné une synthèse presque unique en son genre que j’appelle “colonialisme tardif”.

On peut retracer ces changements majeurs qui firent suite aux émeutes de 1967. C’est à ce moment-là que se répandirent soudain les discours fondés sur la “citoyenneté” hongkongaise. Après les événements de l’été 1967, les autorités organisèrent hâtivement une semaine de fêtes et spectacles. Officiellement, la semaine était organisée par la Federation of Hong Kong Industries ; officieusement, elle était promue par le gouvernement qui, en 1969, récidiva avec le “Festival of Hong Kong”, à coup de défilés de mode et de concerts de musique pop. L’idée était de construire un sentiment d’unité parmi les habitants de la colonie (c’était d’ailleurs le slogan officiel du festival : “community as one”). Et ces trente dernières années, un sens vibrant de l’identité de Hong Kong a effectivement été construit. Beaucoup de gens s’imaginent maintenant comme “Hongkon-gers” ou “Hong Kong belongers”.

“Authenticité” et hybridité

Mais je ne voudrais pas donner l’impression qu’une identité hongkongaise artificielle aurait remplacé une identité authentique. Toute identité, après tout, est une construction.

Nombre d’auteurs déplorent aujourd’hui “la perte de sens” qui affecterait les sociétés non-occidentales. Mais derrière ce concert de lamentations se cachent toujours l’idée d’une authenticité perdue et une nostalgie certaine pour un passé enfui. On a tendance à considérer de manière entièrement négative la réalité du Japon, de Hong Kong, de certaines parties de l’Asie du Sud-Est et de la Chine, au cours de la modernisation ; on n’en parle souvent qu’en termes de perte culturelle, sans aucune mention du renouvellement, du redéploiement et de l’ingéniosité de la créativité humaine qui peuvent naître de l’hybridité. De tels arguments me paraissent être encore des relents de la tendance orientaliste qui cherche à ne valoriser l’Orient qu’en fonction de son hypothétique grandeur passée.

Aujourd’hui, force est de constater que beaucoup de parties de l’Asie sont des sujets constituants de la modernité et non plus des objets offerts à l’exploitation. Évidemment, c’est une modernité qui porte encore les marques du colonialisme, pleine de contradictions, de processus à moitié finis, de troubles, d’hybridités. Et même s’il y a “perte de sens” dans le monde moderne, s’il y a aliénation, le processus de désaliénation ne s’accomplira pas de manière simpliste par un retour aux traditions “originelles” de l’Orient, pas plus qu’il ne s’accomplira en Angleterre ou en France par un retour aux danses folkloriques. Comme Edward Said, j’aurais tendance à ne préconiser ni pseudo-universalité, ni multiculturalisme, mais plutôt le développement de nouvelles identités composites, elles-mêmes fondées sur de nouvelles réalités matérielles qui donnent naissance à de nouveaux imaginaires. Le recours à la tradition pour transformer les sociétés non-occidentales en “cultures{}de résistance” me pose problème. Quoi qu’on en dise, on sent toujours alors un air de “sentiment de perte”, de désir “d’authenticité culturelle”.

D’où doit être ressuscitée, ou réinventée, cette prétendue authenticité ? À Hong Kong en particulier, où trouver cet “authentique” ? Le fait que Hong Kong ait été “rendu” à la Chine n’aide à la récupération d’aucune “tradition”, surtout maintenant que les traditions de la Chine continentale sont réinventées de manière à encourager le nationalisme et le capitalisme étatique. De quelles pratiques culturelles les “traditions” devraient-elles être réimportées, et à partir de quand ? De quand et de quoi serait constituée la “tradition” à Hong Kong ? Hong Kong est une métropole d’immigrants peuplée de Chinois de tous les coins de Chine, pas seulement de gens originaires du Guangdong parlant cantonais, mais aussi de Shanghai et du Fujian, de “boat people” Tanka, de Hakka et de ceux dont les ancêtres sont venus d’encore plus loin, comme les Indiens de troisième et quatrième générations qui parlent à présent cantonais.

Quant aux traditions chinoises, elles furent en grande partie réinventées à Hong Kong par le colonialisme des autorités britanniques. Ces autorités tenaient à construire une sinicité autre, qui détournerait Hong Kong des appels à l’imaginaire anti-colonialiste de la Chine continentale et des nationalistes de Taiwan. Mais d’autres identités, elles-mêmes produits de la colonisation, se sont construites. Il existe même des formations culturelles minoritaires qui ont résisté à la fois aux constructions d’identité, qu’elles soient nationales-patriotiques ou colonialistes. Rien de ce qui en est issu ne peut, toutefois, être décrit comme “clair”, “pur” ou “authentique”.

Chine Pop

Les chansons cantonaises qu’on regroupe sous le terme de Cantopop ressemblent en fait beaucoup à la variété française. Des interprètes (bien souvent des acteurs de cinéma) présentent des chansons écrites par une poignée d’auteurs-compositeurs très spécialisés. Comme en France, ces chanteurs passent le plus souvent à la télévision le samedi soir. Mais il existe aussi des chaînes câblées et satellites telles que YMC (Youth Music Channel) ou Channel V qui diffusent des heures entières de vidéos Cantopop.
Il y eut un bref moment pendant les années 1980 (pour être exact, après les accords sino-britanniques de 1984 sur l’avenir de Hong Kong) où la Cantopop chercha à représenter la nostalgie d’une identité hongkongaise perdue et, comme pour la nostalgie en général, il s’agissait de louer un passé qui n’a réellement existé qu’en partie. Ce sentiment de nostalgie mêlé d’incertitude face à l’avenir atteignit son apogée en 1989 avec le massacre de la place Tiananmen (auquel les Hongkongais ont réagi en masse : il y eut une manifestation de près d’un million de personnes à Hong Kong après les événements). La Cantopop est alors devenue pendant une très courte période une musique de “résistance” populaire à l’autoritarisme du nord mandarinophone.

Mais le but principal de l’industrie musicale, l’accumulation de bénéfices, n’a jamais changé et cette fonction sociale et thérapeutique de la Cantopop a vite pris fin, par exemple quand les stars de la Cantopop ont accepté de chanter à la Grande Halle du Peuple à Pékin, moins de quatre ans après le massacre de Tiananmen. L’État chinois est d’ailleurs plus à l’aise avec ces chansons de variétés interprétées par des artistes bien habillés et maquillés qu’avec des groupes hard rock de Chine continentale dont l’apparence physique rappelle trop les tendances subversives occidentales qui perturbent l’opinion conservatrice du parti. C’est ainsi que le 18 avril 1993 seize “superstars” de la Cantopop se produisirent devant un public comprenant des leaders du Politburo.

La Cantopop n’est pas le seul genre musical de Hong Kong. Il y existe aussi une musique alternative. Pendant plus de dix ans, Blackbird (un groupe rock “multi-ethnique”) a fait une musique dissidente qui refusait d’être récupérée par l’industrie musicale toujours dominée par les grandes maisons américaines et japonaises. Cette année, le groupe s’est dissous, mais un de ses membres, Lenny Kwok, un militant des Droits de l’homme, travaille actuellement sur un nouvel album, “Anti-Voice”, avec deux ou trois groupes locaux, dont “Noise Co-op”, qui a récemment connu un certain succès, deux ou trois groupes de Taiwan et un groupe japonais.

“La nostalgie pour la différence de l’Autre”

S’il y a un lien entre culture populaire et identité (sous)-nationale à Hong Kong, ce lien est fondé sur la langue locale, la langue cantonaise, une langue vernaculaire, une langue dans laquelle même les écrivains les plus ardemment pro-hongkongais n’écrivent pas, préférant le chinois écrit standard. Le cantonais de Hong Kong est donc la langue des chansons, de la télévision, du cinéma, des quotidiens, et des BD. Elle est en fait la langue populaire.

C’est dans ces formes culturelles qu’il faut chercher les bases culturelles de l’identité Hongkongaise. En Occident, et en France en particulier, les films hongkongais ont connu un certain succès, les films de kungfu et d’action ont même atteint le rang de culte. Mais les films qui prennent pour sujet les problèmes réels de Hong Kong sont rares (Cageman de Jacob Cheung, un film sur les pauvres logés dans des sortes de lits-cages, en est un exemple), et ceux qui essayent de penser la question de l’identité le sont encore plus : Wicked City, réalisé par Peter Mak (Mak Tai Kit) et produit par Tsui Hark, est, il me semble, le film qui arrive le mieux à représenter ces complexes questions d’identité.

Je ne veux pas dire que la société de Hong Kong n’a pas développé des spécificités, ou qu’il ne reste plus de traces d’un imaginaire collectif chinois pré-moderne, mais plutôt que les préoccupations de la majorité des habitants de Hong Kong aujourd’hui - la classe ouvrière censée se percevoir comme une classe moyenne - sont celles de n’importe quelle société industrielle urbanisée soumise aux inévitables crises du capitalisme (comme on l’a vu lors des événe-ments financiers des derniers mois de 1997). En 1997, alors que les inquiétudes quant à la Rétrocession et à ses conséquences sur l’identité multiforme de Hong Kong étaient nombreuses, l’événement le plus important de l’année fut le krach boursier et la réalité matérielle et économique qu’il engendra. À l’heure actuelle, le chômage et la pauvreté dans un “État de non-providence” ont recouvert les préoccupations concer-nant l’identité locale.

Je crois qu’il faut insister sur la reconnaissance d’une histoire qui a produit des réalités hybrides, “non-authentiques”. Au cours des cent cinquante dernières années, les forces sociales et culturelles, non seulement à Hong Kong, mais dans la Chine toute entière, de nouvelles formes et de nouvelles pratiques ont été produites, de nouvelles identités inventées ou imposées, sur fond de colonialisme ou de néo-colonialisme. À mon avis, un changement émancipateur ne signifiera pas une sorte d’épuration ou de nettoyage du “non-authentique”, mais plutôt un redéploiement de pratiques hybrides.

Il faut se méfier d’une valorisation excessive de la différence. On peut condamner “la nostalgie de l’universel” et en même temps rester sceptique vis-à-vis de “la nostalgie pour la différence de l’Autre”. S’il peut y avoir réagencement et récupération d’éléments du passé, il ne peut en revanche pas y avoir de retour au passé. On ne peut revenir en arrière. Hong Kong ne peut revenir à la Chine d’il y a 150 ans. Heureusement.