l’invention de la seiche
à N.T.
La seiche est un mollusque, un être divisé, en elle le dur se sépare du mou. Lointaine parente de l’escargot, elle porte, comme lui, sa coquille sur son dos. Son os d’un blanc de craie, dont les oiseaux raffolent pour s’affûter le bec, imprime une forme ovale au manteau rayé qui la couvre et retombe en nageoires. Le frémissement constant de cet ourlet mobile la propulse dans l’eau salée, silencieuse, le long d’une trajectoire horizontale qui l’éloigne peu des côtes, frôle les tombants rocheux illuminés d’hydrains et d’anémones multicolores, au pied desquels pétoncles et ormeaux s’enfouissent. Lorsqu’elle s’approche des fonds nus où prolifèrent les algues rouges, c’est pour se poser sur le sable et s’y blottir, amoncelant sur son dos, grains de sable et graviers à la mode des soles et des raies. La seiche file comme un obus, ses pieds rangés en une chevelure collante ; pour reculer, elle expulse le liquide du siphon qu’elle a sur le ventre. Elle souffle, nage le soupir coulé, et s’il advient qu’on la retire de l’eau elle se plaint d’un bruit sec qui évoque le frottement. La seiche a plus d’un tour dans son sac, au milieu de ses huit tentacules recouverts de ventouses elle en dissimule deux, plus longs et terminés en massue, qu’elle lance vers ses proies et rétracte vers sa bouche. On dit qu’elle se cramponne si fort à ce qu’elle tient qu’il faudrait lui sectionner un bras pour l’en séparer. À la lisière de cette forme oblongue où ses bras mous semblent ensachés, la seiche ouvre deux yeux proéminents, aux paupières tombantes, qu’on dirait pris au visage d’un mammifère. Sous cette paupière épaisse, la pupille, étroite, luit dans un noir profond : elle a l’exacte forme de la lettre Omega. Les yeux de ce céphalopode, d’une perfection remarquable, portent dans leur iris cette lettre, depuis l’ordovicien, des millions d’années avant que n’apparaisse le tracé d’une première écriture - à l’origine, cet Omega, dernière lettre de l’alphabet grec, provient de la seizième lettre d’une écriture protosinaïtique, qui représente exactement un œil. La lettre prit ensuite un caractère stylisé en hébreu ancien : le contour de l’œil se simplifia en conservant une forme arrondie. L’oyinou ayin hébraïque signifie l’œil et la source, et plus largement tout le champ du visible, du voir, de l’apparition, de l’apparence et de la lecture... - la seiche porte ce signe soudé au corps, la lettre même de la scopie se trouve inscrite dans cet œil las que le mollusque promène sur le monde. Mais comment voir sans être vue ? Pour conserver sa place dans la chaîne des vivants, la seiche dut y aller de son invention. Si son bec corné brise les crustacés qu’elle ingère, le gosier d’un poisson, d’un cétacé ou d’un oiseau de mer peut la happer à son tour. C’est là que son invention prend tout son sens, car voici le tour sorti du sac : inquiétée, la nageuse projette vers l’assaillant une abondante sécrétion de substance noire. Celui qui la suivait se trouve plongé dans l’obscurité. Les repères s’effacent, les formes se dissolvent, le monde est illisible, la seiche est invisible. L’adversaire garde la vue sans voir, de l’avoir vue il reste sans l’avoir. Il lui faut attendre immobile dans l’eau que la paupière d’encre qui obstrue sa vision se soulève. Mais une fois le nuage dissipé, nulle trace... La seiche a disparu.
Post-scriptum
Le noir de sépia, l’encre d’un noir profond, que la seiche conserve dans son sac, fut l’une des premières substances utilisées pour tracer, de l’alpha à l’oméga, les signes de l’écriture.