Vacarme 06 / brèves

Finkielkraut à propos du procès Papon

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« Ce qui sous-tend le procès Papon, c’est tout de même le judéo-centrisme. (...) L’histoire doit obligatoirement s’ordonner par rapport aux événements qui touchent la communauté juive (...) Il n’est pas question de nier l’horreur qui a frappé celle-ci en Europe durant la seconde guerre mondiale, mais il n’est pas honnête d’oublier que le conflit fit, en six ans, des dizaines de millions de morts, (...) ni surtout d’oublier que le communisme est responsable de 150 millions de morts. »

Jean-Marie Le Pen (in National Hebdo, cité par Le Monde du 26-27 octobre 1997)

Toujours à propos du procès Papon :

« D’autres massacres collectifs, d’autres crimes contre l’humanité que l’extermination des juifs ont été commis dans la seconde moitié du siècle. Ils n’en ont certes pas l’ampleur : seuls les nazis ont pris la décision inimaginable de faire disparaître un peuple de la terre. Mais ces actes n’en restent pas moins effroyables, et ils n’ont pas été jugés. Les crimes du communisme n’ont pas été jugés. »

Alain Finkielkraut, in Le Monde du 14 octobre 1997.

Le lecteur appréciera.

Nous nous contenterons pour notre part de souligner ceci : de cet indéniable fait que constituent l’ampleur et le nombre des massacres de masse au XXe siècle, Alain Finkielkraut tire argument pour décréter que le procès Papon est illégitime. Illégitime au regard de ce qui serait notre principal devoir aujourd’hui : nous occuper de morale, et même d’éthique, (ça fait mieux). Nous occuper de « morale » : stratégie du vertueux républicain que veut incarner Finkielkraut (« philosophe », naturellement, à la mode Allègre...) pour évacuer le plus efficacement possible ce gros mot : « politique ». À l’aune de l’éthique, les crimes sont égaux, c’est-à-dire politiquement indifférents. Le procès Papon pourrait donc ne pas être « inutile » (sic), s’il nous permettait de penser à autre chose qu’au nazisme pour réfléchir aux vraies questions (morales, naturellement), celles que poserait « l’ère du fonctionnement », pur destin d’une « rationalité qui s’est détachée de toute éthique » : recollez-les ensemble (la rationalité et l’éthique), et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. Un monde purifié de cette chose impure : le politique. Un monde où l’histoire, la justice, l’école dispenseraient d’utiles « leçons » (de morale, républicaine bien sûr). Mais la question du procès Papon est-elle celle de son « utilité », ainsi que Finkielkraut veut nous le faire croire, cette « utilité » supposée conférant, et elle seule, quelque légitimité à ce procès ? Prétendre une chose pareille permet en tout cas de tourner le dos à la considération des enjeux — difficiles — d’un tel procès : ceux d’avoir à apprécier la responsabilité politiqued’un homme, face à la politiqued’extermination des juifs. L’« utilité » n’a rien à voir là-dedans — sauf à croire, angéliquement, mais cet angélisme est suspect, aux « enseignements » de l’histoire (tirés par quelque « philosophe » allégriste), d’autant plus efficaces qu’il ne sera pas plus question, à suivre Finkielkraut, d’histoire que de politique. Il convient, nous enjoint-t-il, de ne point « nier que le passé est passé » (n’en parlons donc plus !) - le passé : entendons ce qui a eu le tort d’avoir lieu dans des espaces politiques, et non pas sidéraux ou idéels. Par contre, nous devonsnous souvenir, jusqu’à en être « hantés » ( « hantés » : c’est bon pour la morale), du tragique divorce de la rationalité et de l’éthique, ce véritable événement du XXe siècle !

Bon. Cela prêterait à rire, car le ridicule n’est pas loin, si ce à quoi Finkielkraut veut en venir au bout du compte, et les autres moyens qu’il emploie à cette fin, ne donnaient froid dans le dos.

Second argument, assez tordu il faut bien dire, pour discréditer la tenue du procès Papon : celui qui passe justement par cette étrange relation à l’histoire, et dévoile, sous la posture morale (et l’imposture intellectuelle), une position politique quant à l’actualité, parfaitement reconnaissable, celle qui concerne la « nécessité », obsessive, de la « maîtrise des flux migratoires ». « Revivre Vichy, mais les armes à la main : tel était, lors des manifestations contre les lois Debré, l’étrange désir des signataires du manifeste des 121 noms difficiles à prononcer », écrit Finkielkraut, dans ce même article sur le procès Papon. Cela semble tomber comme un cheveu sur la soupe. C’est pourtant cette soupe aux cheveux que Finkielkraut veut nous faire ingurgiter. Résumons : il ne faut pas juger Papon, ni laisser les citoyens réfléchir sur le régime de Vichy, parce que cela favoriserait l’« oubli du présent » et de ses urgences ; à savoir lutter contre l’« immigration clandestine », nouveau syntagme promu par le Front national, et entonné en chœur par bien des politiques de gauche comme de droite au nom de l’unité républicaine (en dépit de tous les chiffres qui invalident les fantasmes de flux migratoires enflant toujours davantage). En février 1997, au moment des manifestations contre les lois Debré, Finkielkraut, déjà, prétendait interdire, par le biais d’une sacralisation bien commode de la mémoire de l’époque vichyste, toute référencepolitiqueà cette époque : référence n’est pas confusion, que l’on sache, et, lors de la manifestation qui choisit de partir de la gare de l’Est, nul n’oublia sa vigilance au présent, ou ne se crut autorisé à « mimer le départ des déportés », pour reprendre les termes qu’employait alors Finkielkraut (Libération, 22 février 1997).

Donc oublions Papon. Foutons-lui la paix. Nous avons mieux à faire. La République nous requiert, pour la défendre contre ce qui menacerait d’en altérer la pure unicité. Et d’ailleurs, écrit Finkielkraut, la première raison, et la principale, qui devrait nous interdire de juger Papon tient en un mot : « Maurice Papon, d’abord, est un survivant. » Suivent, de peur que nous n’ayons pas compris, quelques tranquilles points sur les i : « Plus de cinquante ans après les faits qui lui sont reprochés, presque tous ceux qui l’ont côtoyé, ses supérieurs et ses subalternes, ses amis et ses adversaires, sont morts. » (Ils ne sont pas les seuls, peut-être !... Les passagers des trains en direction d’Auschwitz aussi ; mais là n’est pas la question, n’est-ce-pas, de quoi parlez-vous donc ? !)

Ainsi donc, Maurice Papon est un « survivant ».

L’usage de ce signifiant-là, dans cette affaire, accomplit quelque chose comme un meurtre. Et ce meurtre vise la mémoirepolitiquedu langage. Il perpètre une opération, violentissime, de purification sémantique : on fera comme sice terme n’était pas, — ne devait plus être, n’avait jamais été — chargé de ce dont l’histoire l’a fait porteur dans l’usage contemporain, lorsque l’on parle de la Shoah. Comme si ce terme, en une sorte d’apesanteur du langage, était vierge de toute trace de quoi que ce soit. « Comme si » : car, bien sûr, Finkielkraut n’ignore pas qu’il n’en est rien.

Ce geste de neutralisation linguistique n’est pas politiquement neutre. Le « philosophe » professeur de vertu, l’infatigable croisé de la République une et indivisible, qui choisit de vidanger les mots trop particuliers, les mots trop étrangers au français tel qu’idéalement il devrait exister, s’il naissait dans les dictionnaires, comme les enfants naissent dans les choux, et ne devait rien de ses usages à l’histoire collective, le national-laïque qui inflige aux signifiants ce traitement radical, de façon qu’ainsi toutes choses soient égales, fait cela en fonction d’une représentation bien précise de l’espace et de l’action politiques. Les troublants échos des discours les plus éculés de l’extrême-droite dont résonnent ces tonitruantes leçons de république, qu’une certaine « gauche » ne craint pas de reprendre à son compte parfois, requièrent notre vigilance : non pas « éthique », mais politique, tout simplement.