l’épreuve de droit retour sur « l’affaire Pinoncelli »
par Agnès Tricoire
Le 25 août 1993, l’artiste comportemental Pinoncelli se présente devant le ready-made le plus célèbre de l’histoire de l’art, Fountain : un urinoir de commerce signé par Marcel Duchamp d’un faux nom et exposé à l’horizontale. Il pisse dedans puis le casse à coups de marteau. Il est condamné cinq ans plus tard à verser à l’État 286 000 francs, au titre des dommages et intérêts. Au cours du procès, il a invoqué son droit moral de co-auteur pour contester la restauration dont a fait l’objet Fountain, qui a effacé toute trace de son geste. L’affaire est un monstre, tant - en termes de droit - elle pose de questions. Un ready-made peut-il juridiquement être considéré comme une œuvre - et bénéficier à ce titre d’une protection ? Dans quelle mesure le geste de Pinoncelli requiert-il un discours institutionnel pour être reconnu ? L’État, en sa qualité de propriétaire, est-il en droit d’invoquer la protection d’une œuvre dont il n’est pas l’auteur ? Le droit est-il adéquat à certaines des pratiques artistiques de la modernité ? L’arrêt du Tribunal et les commentaires qu’il suscita montrent en tout cas sa difficulté, sinon à statuer, du moins à le faire d’une manière cohérente avec ses propres présupposés. Les cascades de justifications par lesquelles le droit tente ici de faire entrer un objet inappropriable dans ses catégories ont au moins le mérite tout involontaire d’être pour le lecteur non averti le vecteur d’une irrépressible hilarité - la plus belle œuvre de Pinoncelli ?
Agnès Tricoire est avocate. Elle revient sur le jugement.
New York, 1917. Marcel Duchamp se procure un urinoir chez Matt, un drugstore de Manhattan. Sous le pseudonyme de Richard Mutt, il le propose sans succès à une exposition libre de sculpture, après l’avoir intitulé Fountain et renversé, de sorte qu’il soit inutilisable dans sa fonction première. « Certains, écrit-il dans la revue The Blind Man , ont prétendu que c’était du plagiat » ; d’autres ont mis l’accent sur l’absence d’exécution personnelle. Pourtant, « que Mr Mutt ait fabriqué ou non la fontaine de ses propres mains n’a aucune importance. Il l’a CHOISIE. Il a pris un objet de la vie quotidienne, l’a mis en situation de façon à faire oublier son caractère utilitaire par un nouveau titre et un nouveau point de vue - et il a créé une conception nouvelle de cet objet. »
Le geste de Duchamp est sans doute l’acte le plus commenté de l’histoire de la modernité. En résumé, il réfute qu’il y ait, dans une œuvre d’art, une qualité essentielle ; il propose un processus artistique déconnecté de la fabrication ; et il bouleverse la définition de l’œuvre en abandonnant le critère de la forme au profit de celui de la présentation.
Ce faisant, le ready-made de Duchamp défie encore aujourd’hui l’appréhension des œuvres par le droit : en effet, celui-ci ne peut faire l’économie d’une identification de son objet, c’est-à-dire de la production de critères d’appréciation de l’œuvre d’art en tant que telle. Or le critère que s’est donné le droit trahit une esthétique encore ancrée dans le XIXème siècle. Le ready-made brouille, sans pour autant la dissoudre, la piste de l’originalité, clé de voûte de la définition juridique de l’œuvre d’art. Pour être « originale », une œuvre ne doit pas être la simple reproduction d’une œuvre exis-tante. Mais - et c’est ce qui distingue le droit de la propriété artistique et littéraire de celui de la propriété industrielle, qui fonde objectivement la protection sur la nouveauté - l’originalité de l’œuvre d’art est à chercher dans la façon dont elle exprime la personnalité de l’auteur.
Duchamp questionne la frontière entre l’objet industriel et l’objet artistique - « Les seules œuvres d’art produites par l’Amérique sont ses appareils sanitaires et ses ponts. » Il rend par ailleurs impossible l’identification de l’originalité à l’exécution matérielle de l’œuvre. L’originalité, dans ce cas, relève aussi et peut-être d’abord de l’idée. Or les idées sont de libres parcours. En droit, la question posée par Fountain est donc de savoir si elle présente suffisamment, dans sa forme, de caractéristiques originales (signature, présentation) pour être qualifiée d’œuvre .
Pour la petite histoire, l’édition 1917 de Fountain - « l’original » ? - a été perdu. Duchamp en fit des « reproductions » à l’identique en 1964. C’est l’une d’entre elles qui fut acquise 1986, avec douze autre ready-made, par le Centre Pompidou, pour la somme d’un million trois cent mille francs.
Duchamp au Carré
Nîmes. 25 août 1993. Le Fountain du Centre Pompidou est montré dans l’exposition inaugurale du Carré des Arts, « L’Objet dans l’art au XXème siècle ». Pierre Pinoncely, alias Pinoncelli, se présente devant l’œuvre de Duchamp, urine dans le bloc de porcelaine et lui donne un violent coup de marteau.
Pinoncelli n’en est pas à son coup d’essai. En 1969, il avait perpétré un « Attentat culturel contre André Malraux », en l’aspergeant au pistolet à peinture lors de l’inauguration du Musée Chagall.
Ici, Pinoncelli se réclame de Duchamp pour justifier son geste. 1) Il s’agit d’« achever l’œuvre de Duchamp, en attente d’une réponse depuis plus de quatre-vingts ans ; un urinoir dans un musée doit forcément s’attendre à ce que quelqu’un urine dedans un jour, en réponse à la provocation inhérente à la présentation de ce genre d’objet trivial dans un musée (...). L’appel à l’urine est en effet contenu ipso facto - et ce dans le concept même de l’œuvre - dans l’objet, vu son état d’urinoir. L’urine fait partie de l’œuvre et en est l’une des composantes (...). Y uriner termine l’œuvre et lui donne sa pleine qualification. » 2) Il s’agit aussi de prendre au mot les propositions de Duchamp, pour qui le ready-made était réciproque : on devait pouvoir, disait-il, « se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser ». Or Pinoncelli, en pissant dans l’urinoir, lui a rendu sa fonction initiale, c’est-à-dire aussi son statut d’objet industriel. Il n’a donc pas cassé une œuvre d’art, mais « un simple objet industriel de série ».
Le 26 août 1993, Pierre Pinoncely comparaissait devant le Tribunal correctionnel de Nîmes, qui le condamnait pénalement pour « dégradation d’un objet d’utilité publique » à un mois de prison avec sursis.
En 1996, Fountain fut à nouveau présenté dans l’exposition « Masculin Féminin ». Il avait été restauré par Mme Nollinger pour un coût de 16 336 francs et 80 centimes. Restauration efficace, puisqu’un huissier dépêché sur place n’y observait « aucune trace de dégradation apparente » : le geste de Pinoncelli était effacé.
L’affaire n’était pourtant pas terminée. Fountain avait été assurée par l’État pour 450 000 francs. Après la dégradation, puis la restauration de la pissotière, M. Privat, expert de la société d’assurance AXA, estimait que l’œuvre avait perdu 60% de sa valeur. Selon une conservatrice du Musée national d’arts modernes, l’œuvre avait subi un préjudice matériel - « la restauration est parfaite, mais visible, et la pièce est très fragilisée » - mais surtout, l’intégrité de Fountain était profondément atteinte sur le plan intellectuel : l’urinoir avait perdu « son statut de ready-made neuf et intact, sans passé, sans usure » ; mieux, « sa fonction (...) d’objet tout trouvé, prêt à l’emploi de l’art, donc d’art tout fait », ainsi que « son statut de simulacre commercial » - Fountain était, rappelons-le, une réédition - « disparaissaient par force ». C’est pourquoi le ministère de la Culture saisissait le Tribunal de grande instance de Tarascon d’une demande en dommages et intérêts contre Pinoncelli.
Ce dernier contestait avoir dénaturé l’œuvre : il prétendait l’avoir « prolongée » et « achevée ». En outre, il se considérait lésé dans son droit d’auteur, par la restauration commanditée par l’État, dans laquelle il voyait l’annulation pure et simple de son geste et l’effacement de sa contribution de co-auteur : « Si les responsables artistiques du Centre Georges Pompidou avaient compris [sa] démarche, ils auraient laissé l’œuvre de Duchamp telle que Pinoncelli l’avait marquée et l’auraient exposée telle quelle. » Il invoquait donc son droit moral sur l’œuvre cassée redevenue œuvre grâce à son geste. C’est encore sur le terrain du droit qu’il se plaçait quand, recourant à la notion juridique d’œuvre, il estimait avoir augmenté la valeur de l’œuvre « originale ». L’œuvre-puis-objet-puis-œuvre « devenue “unique”, avait en plus une forte valeur ajoutée par rapport au “multiple” qu’était l’urinoir ».
L’art des juges
Tarascon, 20 novembre 1998. Le Tribunal de Grande Instance condamne Pinoncelli à rembourser à AXA le prix de la restauration de Fountain (16 336,80 francs) ainsi que les 270 000 francs correspondant aux 60% de perte de valeur de l’œuvre de Duchamp consécutive à son geste. Dans une chronique intitulée « De l’urinoir comme un des beaux arts : de la signature de Duchamp au geste de Pinoncely » (Dalloz 2000, p. 98), Bernard Edelman salue cette décision dans les termes qu’on réserve aux œuvres d’art : elle est, dit-il, un « coup de génie ». Contre-pied :
La décision commence ainsi :
« L’action de pénétrer dans un musée, armé d’un marteau, d’uriner dans une des œuvres exposées puis d’utiliser le marteau pour la briser s’inscrit (...) dans le cadre de la responsabilité pour faute. En effet, si uriner dans un urinoir peut rendre l’objet exposé comme une œuvre d’art à son usage premier, nul ne peut prétendre qu’une pissotière s’utilise à coups de marteau. Tout est dit pour le juriste. »
Le juriste aurait pu s’arrêter à ce qu’il appelle « un syllogisme incontournable ». Il choisit néanmoins d’expliquer sa décision, soucieux de se défendre « de l’imperméabilité supposée de l’institution judiciaire à toute démarche “artistique d’avant-garde” ». Pourtant, on peut déjà soupçonner, dans l’expression « objet exposé comme une œuvre d’art », une réserve quant à la qualification d’œuvre de Fountain, tout comme dans les guillemets qu’il accole à l’expression « artistique d’avant-garde ». On peut aussi s’étonner qu’à ce stade du raisonnement, le Tribunal semble admettre avec Pinoncelli que le happening ait modifié l’identité de Fountain en le faisant déchoir du statut d’œuvre au banal statut d’objet.
La suite est en effet un édifiant exercice de rhétorique qui feint ne pas se prononcer sur la qualification d’« œuvre de l’esprit » - au sens où l’entend le droit d’auteur - du geste de Duchamp et de celui de Pinoncelli, mais qui n’en dit pas moins. Le Tribunal affirme que « le raisonnement juridique » se trouve confronté à « une double mystification » :
- La mystification de Duchamp, d’abord : sa démarche « s’inscrit dans le débat, initié par quelques provocateurs, sur les relations entre l’art et la société industrielle ». Duchamp aurait créé des œuvres dépourvues d’émotion esthétique, « par la seule force de l’esprit, en se contentant de déclarer “œuvre” d’art de simples objets de la vie courante ».
- La mystification de Pinoncelli, ensuite, qui « s’arroge un droit de “valorisation” par le marteau de la création d’autrui et pousse la théorie de l’art conceptuel jusqu’à revendiquer l’absolution totale pour ses actes dès lors qu’il les a déclarés symboliques ».
On ne saurait être plus clair : le ready-made n’est pas une œuvre d’art ; c’est une « mystification » à laquelle s’est laissé prendre l’État français. Sans doute le Tribunal accorde-t-il à l’État des circonstances esthétiques atténuantes en rappelant que « le concept de ready-made n’est qu’un des multiples aspects de l’œuvre de Duchamp ». La tentation moralisatrice ne change toutefois rien à l’affaire : il s’agit de protéger les intérêts financiers de l’État.
Quant à Pinoncelli, le Tribunal s’avance plus à découvert. S’il se garde de lui dénier la qualité d’artiste, il « s’interroge » « sur le point de savoir en quoi [son] intervention continue tout ce que l’œuvre de Duchamp comporte de provocation et de canular » et « en quoi le regard du spectateur sur “l’œuvre d’art en général” pourrait s’en trouver changé ». Or « l’artiste paraît avoir des difficultés à assumer (la) singularité (de) son action artistique » - quand bien même le bris des œuvres d’autrui est une activité qui le rend familier des tribunaux - et « se drape » dans sa dignité d’« artiste de comportement » pour s’affranchir des conséquences de ses gestes : « Sitôt le coup de marteau donné, le geste artistique posé, tout disparaît, l’acte et ses conséquences. » Ce geste, conclut le Tribunal, relève bien d’une mystification : parce qu’il prétend « valoriser » l’œuvre de Duchamp ; et parce qu’il prétend fuir, sous prétexte d’art comportemental, les conséquences financières de son acte.
Ici le Tribunal dévoie la description que fait Pinoncelli de son geste artistique. Ce dernier n’est certes pas avare de termes pour qualifier son geste - il s’agit d’« achever », de « terminer », de « prolonger » l’œuvre de Duchamp -, mais il réserve le verbe « valoriser », non à son acte, mais à ses conséquences. C’est toute la différence entre mystification et divergence de vue.
L’analyse des œuvres de Duchamp et de Pinoncelli en termes de mystification était cependant un préalable nécessaire à la stratégie des juges : prendre Pinoncelli à son propre piège. Ils commencent donc par souligner le « légitime souci » de Pinoncelli de « voir reconnu le caractère artistique de son geste qui, pour être éphémère, n’en a pas moins eu des conséquences durables ».
Or cette reconnaissance passerait par « l’évaluation patrimoniale de l’impact de ce geste sur l’objet du désir artistique » : c’est là que le Tribunal dérape. « Il est permis de penser, poursuit-il, que par sa requête, le ministre de la Culture, loin de se comporter en mercanti inaccessible à l’évolution de l’art contemporain, entend que soit évalué le contenu artistique du geste de Pinoncelli ». Pinoncelli n’ayant pas, par son geste, contesté la portée artistique de celui de Duchamp, il ne peut donc ignorer la valeur de l’urinoir avant son intervention, ni prétendre que l’urinoir cassé ne vaut rien. Pour que soit reconnu le « caractère artistique » du geste de Pinoncelli, le Tribunal se dit donc contraint de le condamner à verser des dommages et intérêts à l’État : « Ainsi seulement peut prendre tout son sens la revendication de Pinoncelli de voir son geste artistique faire corps avec l’œuvre de Duchamp. » Ce qu’il fallait démontrer.
Rien que le droit
« Où l’on peut voir que la légitime revendication, par l’État français, d’une juste indemnisation de l’atteinte portée à son patrimoine n’est en rien opposée à l’approche symbolique et conceptuelle que revendique Pinoncelli. » La pirouette rhétorique serait amusante, si son ironie ne révélait pas une idéologie contestable. On peut en effet s’inquiéter qu’une décision de justice ouvre des portes qu’on espérait fermées depuis longtemps. Voilà qu’un Tribunal prétend définir le contenu artistique d’une œuvre - ou d’un geste qui se dit œuvre - en faisant fi de ce qu’en dit lui-même l’artiste. Voilà qu’un Tribunal se mêle du processus artistique en prétendant que par la condamnation qu’il prononce, il fait entrer un acte dans la sphère de l’art. Voilà des magistrats qui se substituent à la fois à l’artiste poursuivi et à l’institution de l’art. Le « coup de génie » salué par Bernard Edelman ressemble fort à une inquiétante extension de prérogatives.
Il y avait pourtant des moyens de raisonner en droit. S’il voulait absolument coincer Pinoncelli, le Tribunal pouvait, par exemple, lui rappeler le vieux principe juridique selon lequel « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude ». En dégradant un bien public, Pinoncelli avait sciemment commis une faute, pour laquelle il avait d’ailleurs été pénalement condamné à Nîmes. Il devait donc logiquement réparer le préjudice causé par cette faute.
Le Tribunal pouvait aussi, à l’instar de Pinoncelli qui s’estimait lésé dans son droit moral par la restauration de Fountain, se situer sur le terrain du droit d’auteur. Nul ne peut en effet forcer un artiste à accepter que son œuvre soit transformée, détruite ou dénaturée, même par un autre artiste. Ce droit au respect de l’œuvre se transmet aux héritiers. Or Pinoncelli ne pouvant démontrer qu’il avait l’accord de Duchamp ou de ses ayant-droits, il ne pouvait s’intituler co-auteur de Fountain.
Notons toutefois que ce terrain était dangereux pour l’État qui, pour être propriétaire de l’œuvre, n’est pas titulaire du droit moral. Or les héritiers s’étaient bien gardés de se manifester. Dans ces conditions, le Tribunal pouvait considérer que l’État n’était pas recevable à agir contre la dénaturation de Fountain.
Pourtant, l’argumentation de la conservatrice de Beaubourg ressemblait fort à une invocation du droit moral. Le geste de Pinoncelli aurait dénaturé le concept de l’œuvre, défini comme son « statut » d’objet « neuf et intact », sa « fonction » d’objet « tout trouvé », d’objet « d’art tout fait ». L’État, avec son assureur AXA, estimait que la dénaturation de Fountain lui avait fait perdre 60% de sa valeur - chiffre d’ailleurs admis par le Tribunal, sans tenir compte des constatations de l’huissier de Pinoncelli qui n’avait pu déceler, après restauration, « aucune trace de dégradation apparente ».
Le Tribunal accueillit telle quelle la prétention de l’État : « Le préjudice patrimonial de l’État, écrit-il, résulte des dommages causés à l’œuvre de Duchamp, qui se retrouve tant dans le concept de ready-made que dans l’objet lui-même. » La plume du Tribunal aurait-elle dépassé son intention ? Le droit d’auteur, on l’a vu, ne permet pas la protection des idées, mais seulement des formes originales. Dans ces conditions, le concept de ready-made - une idée - ne peut être considéré comme la propriété de Duchamp. Seul Fountain, en tant que ready-made singulier, est cité pertinemment par le Tribunal comme pouvant faire l’objet d’un dommage. Les juges suggèrent pourtant que le concept de l’objet exposé comme œuvre d’art est aussi susceptible de subir un dommage.
Le Tribunal est donc particulièrement aventureux quand - alors qu’il refuse de qualifier juridiquement Fountain comme une œuvre protégée - il prétend apprécier le préjudice causé au concept de l’œuvre, à sa fonction intellectuelle et à son fonctionnement en tant qu’œuvre.
Mais il est également aventureux quand il remet en cause la distinction juridique entre le droit de propriété sur l’œuvre et le droit d’auteur.
En d’autres termes, il admet que l’État puisse exiger des dommages et intérêts pour dénaturation du concept de son Duchamp, sans avoir à prouver que son Duchamp est une œuvre, et alors qu’il n’est pas titulaire du droit moral. Après tout, un artiste comme Christo dont on aurait peint l’emballage en rose alors qu’il l’aurait voulu jaune, devrait quant à lui justifier la protégeabilité de son emballage selon les critères du droit d’auteur pour pouvoir réclamer des dommages et intérêts sur le fondement de l’atteinte à l’intégrité de son œuvre.
Paradoxes et compromis
Imaginons que je brise un lit dans un musée.
- Soit ce lit n’est pas présenté comme une œuvre - il sert, par exemple, au gardien de musée. En le brisant, je n’ai pas brisé pour autant le concept du lit. Réparer le dommage, c’est rembourser à son propriétaire le prix du lit.
- Soit ce lit est représenté dans une œuvre par un monsieur qui dit « je suis un artiste ». En le brisant, c’est la représentation que je brise. Réparer le dommage, c’est rembourser le prix de l’œuvre.
- Soit ce lit est présenté comme une œuvre par un monsieur qui dit « je suis un artiste ». En le brisant, je brise à la fois l’objet et sa présentation. Pour réparer le dommage va se poser la question de l’évaluation de la présentation.
En droit, il n’y a qu’une alternative. Dans l’affaire de la pissotière, soit la présentation n’est pas l’œuvre - et le seul préjudice est le coût de la pissotière ; soit la présentation est l’œuvre - et c’est alors 100% du prix estimé de Fountain qu’aurait dû payer Pinoncelli.
Le raisonnement des juges - tout comme celui de l’État - prétend sortir de cette alternative en estimant la valeur du dommage subi par Fountain à un pourcentage du prix total de l’œuvre. On comprend mal comment, dans le cas d’un objet non réalisé par l’artiste, le Tribunal peut évaluer la perte de concept de l’objet comme élément déterminant du préjudice sans faire de ce « préjudice conceptuel » tout le préjudice. Il n’y a pas de raison que le concept équivale à 60% du prix - et non à 49% ou à 18%.
C’est pourtant ce que fait le Tribunal. Sans doute la qualité du plaignant - l’État - a-t-elle joué en faveur d’un étrange compromis. Au bout du compte, la seule certitude qu’on peut avoir en lisant ce jugement est que Fountain coûte 450 000 francs, pas que c’est une œuvre. Le Tribunal n’en pense toutefois pas moins, qui se dit soucieux de « rendre justice à l’État, malheureux propriétaire d’œuvres provocatrices », mais qui lâche, comme un dernier aveu : « Le Tribunal n’a pas à substituer ses propres choix artistiques à ceux de l’autorité compétente en matière d’achat d’œuvres. » Il faut croire que la tentation a été grande.
Épilogue
1917-2001. Les juristes sont toujours perturbés ; Marcel Duchamp rigole dans sa tombe.