le temps de vivre et le temps d’oublier
par Mohamed Rouabhi
J’ai revu Mahdi et Dani. Ils étaient là, à Épinay. Ils étaient assis autour d’une table et ils fumaient. Ils fumaient des cigarettes qu’ils avaient achetées dans l’avion, la veille, un avion israélien qui venait d’atterrir tout près de Paris, qui venait de se poser tout près d’ici, après être passé tout près de chez moi. Ils avaient l’air fatigué, ils avaient l’air vieux et lointain, l’air de sortir d’un interrogatoire, d’une tempête en pleine mer, l’air de sortir d’une forêt qui brûle. L’air d’avoir fait un long voyage dans le temps.
Il y a maintenant deux ans que nous nous sommes rencontrés à Ramallah avec Mahdi et Dani. De mon groupe d’écriture à l’Université de Bir Zeït, ils étaient déjà les deux garçons les plus âgés. 24 ans.
J’ai toujours connu Mahdi avec de la barbe. Je ne sais pas ce qu’il cache. Je ne sais pas ce qu’il veut montrer. Un jour, Mahdi m’a raconté l’Intifada, la guerre, la sienne, celle des enfants de son âge quand on a l’âge de faire la guerre contre les illusions, les fantômes qui se déplacent en jeep blindée derrière les check point, sur la cime des montagnes ou entre les oliviers calcinés. Même des fois dans le ciel.
À cette époque, personne ne pensait que les morts allaient s’arrêter de mourir et que les vivants se préparaient à recommencer plus tard ce qui plus tôt n’avait déjà servi à rien, car personne ne comprend que, quand on arrête de mourir, on recommence à oublier. Alors il a fallu recommencer l’histoire, il a fallu de nouveau demander aux montagnes de se briser en mille morceaux, morceaux de pierres, étoiles filantes, comètes qui tiennent dans le creux des mains, comme les rêves dans la solitude des nuits.
À cette époque, quand l’histoire a commencé, personne ne croyait qu’elle allait durer et finir, laisser place aux déclarations de paix, aux efforts internationaux, puis à nouveau dresser des tables pour négocier les cadavres, négocier la terre pour creuser les tombes, négocier les maisons pour bâtir les mausolées. Puis l’échec des négociations, la négociation des échecs, mettre bout à bout les impostures, les mensonges, les promesses de lendemains qui flambent, le jeu faussé des élections. Les élections en Israël sont l’occasion spectaculaire pour le pistolet de changer de main. Celui qui s’en va ne s’en va d’ailleurs pas vraiment. Il reste en embuscade quelque temps et l’on a aujourd’hui un bel exemple de collaboration entre les hommes de gauche et les hommes de droite qui défendent tous deux des rêves de paix.
Dans les journaux israéliens, pendant la campagne électorale du boucher Ariel Sharon, une publicité disait Leader For Peace.
Ils ont mis la paix entre eux et la paix entre eux et les Arabes avec les outils du meurtre et de l’assassinat politique. La politique en Israël est l’affaire de l’armée et de la police, des services de renseignement et des agents infiltrés pour qui rien ni personne n’est un obstacle. L’État Israélien n’a jamais dit, lui, qu’il renonçait au terrorisme.
J’ai demandé à Dani une Marlboro. Il faisait déjà nuit dehors, il faisait encore froid. Je me suis assis à côté de lui et j’ai redit les mots que je n’avais pas dits depuis longtemps. Les mots de bienvenue, que la paix soit sur toi, non, ici ce n’est pas encore la paix des braves, c’est une trêve, c’est un moment de silence, une autre manière de soir.
J’avais envie de partir, j’avais envie de me lever et de sortir dans le froid, de remonter sur mon scooter et de rouler sur les routes désertes et abîmées du soir.
On m’a dit c’est compliqué, c’est très compliqué ce qui se passe là-bas. Qu’est-ce qui est compliqué, et pour qui ?
Le temps, tout le monde l’a pris, le temps, les uns en ont gagné pendant que les autres le perdaient inutilement. Combien de temps encore faudra-t-il pour recouvrir la terre de Palestine de maisons juives, toutes blanches, bien alignées en haut des collines, un garrot de béton et de fer qui encercle les souffles ? Je me souviens des publicités dans les journaux israéliens qui proposaient des offres alléchantes pour aller habiter de nouvelles colonies autour de Jérusalem. Un prix, des avantages défiant toute concurrence. Des exonérations sont même proposées par l’État dans certains cas. Pourvu qu’on pose ses valises.
Le temps des négociations est maintenant révolu, laissant place au temps des règlements de compte qui, d’une manière régulière, viennent remettre tout à plat, pour repartir plus tard, quand Dieu sait qui décidera qu’il faut arrêter pour recommencer.
Personne n’avait prévu que ce qui allait se passer là-bas aurait des répercussions ici.
Mahdi me raconte qu’il voyait à la télévision des images de la banlieue parisienne et qu’il ne pensait pas que les gens réagiraient comme ça en France et dans les pays arabes, particulièrement en Égypte, que les Palestiniens ne portent plus dans leur cœur depuis le Camp David épisode un.
Pendant les deux mois qui ont précédé la période de Ramadan, il y eu en France des manifestations de soutien aux Palestiniens d’un côté, et à l’État d’Israël de l’autre. Mais cela a été bien tardif. Notre Premier Ministre socialiste Lionel Jospin, tout comme un autre socialiste célèbre il y a dix ans pendant la Guerre du Golfe, a demandé aux Français de ne pas se mêler de cette histoire et de ne pas faire d’amalgame. Ce qui n’a pas empêché une trentaine d’attentats et de dégradations contre des monuments, des écoles ou des lieux de culte juifs. De nombreuses inscriptions antisionistes et anti-juives exhortant les Juifs à quitter la Palestine, la France ou encore la surface de la terre se sont retrouvées peintes sur des lieux publics, des cages d’escaliers, dans le métro, dans des cimetières. Les caméras de la télévision publique sont là pour nous montrer la haine qui suinte sur nos murs...
Par hasard, je rencontrai, à la Maison d’Arrêt de Villepinte, un jeune homme incarcéré pour l’incendie d’une synagogue, à Villepinte, justement. Je lui demandai ce qui avait motivé son acte. « C’est la solidarité entre Arabes, mon frère ! », me lance-t-il de la cour de promenade où il faisait sa ronde quotidienne. C’était bien la première fois depuis Nacer et Khadafi que j’entendais ce mot de solidarité entre Arabes. Le panarabisme avait fait long feu depuis belle lurette et plus personne ne croyait qu’un jour il reviendrait dans la bouche des apprentis activistes français du XXIème siècle.
Par ailleurs, sont organisées pendant cette période quelques manifestations qui mobilisent peu de monde, des rassemblements cette fois plus pacifiques. On y retrouve les partis politiques abonnés aux bonnes causes tardives, les syndicats, les associations. Mais ces gens ne se mêlent pas aux autres, ceux qui sont à la tête du cortège, cagoulés de foulards blancs et noirs, et qui scandent comme un seul homme des slogans en arabe, des chants de résistance, des requiems.
Et puis il y a les autres. Ceux qui un jour se retrouvent à l’appel du CRIF, devant l’ambassade d’Israël à Paris un mardi après-midi miraculeusement ensoleillé, et qui ont planifié leur manifestation comme un plateau de tournage, avec les têtes d’affiche : Michel Boujenah, Patrick Bruel. Ce dernier, s’exprimant devant les caméras de LCI, parle avec son cœur. Il nous raconte les soldats d’Israël qui font leur métier de soldats d’Israël et qui se font harceler chaque jour que Dieu fait par des bandes de jeunes fanatiques armés, des voyous qui ne respectent pas la loi, qui d’ailleurs ne respectent rien. À grand renfort de stars de cinéma et du show-biz acquises tout entières à la cause sioniste, le CRIF multiplie les appels à la solidarité avec le peuple d’Israël.
Le mois du Ramadan a été lui escamoté au profit du mois du rapprochement entre les religions et l’on a vu s’improviser des réunions de tout poil, mêlant juifs, musulmans et chrétiens, des croyants sortis de je ne sais quelle
agence, des représentants des communautés soi-disant, souvent épaulés par des représentants de l’État, et qui venaient sur nos écrans participer à des tables rondes, à des moments de réflexions, l’émotion et la gravité dans le regard et la voix.
Pour certains, l’émotion passe furtivement lorsque tôt le matin on allume le poste de télévision pour glaner quelques images de là-bas.
Là, pour qui sait lire entre les trames, il faut noter ce qui différencie fondamentalement les infos de TF1 et LCI d’une part, et celles des chaînes du service public d’autre part.
Sur ces dernières, il faut observer attentivement les reportages faits à Jérusalem et particulièrement le bandeau inférieur qui indique le nom du journaliste et la ville. Si la ville est Jérusalem et la chaîne France 2, nous verrons alors indiqué entre parenthèses le mot Israël, ce qui signifie que les rédactions de ces chaînes publiques ont un jour opté pour l’annexion de la ville de Jérusalem à l’État d’Israël, en 1967.
Mahdi est retourné chez lui. Il a repris l’avion par lequel il était arrivé. L’avion, entre-temps, a été nettoyé, le plein a été refait, des techniciens sont venus contrôler les instruments de bord et les systèmes de sécurité et tout remettre en état de marche. Entre-temps, les citoyens du pays qui est dans son pays ont choisi de nommer quelqu’un d’autre pour emmener les deux pays en même temps dans un tourbillon sans fin. Ils ont choisi à une forte majorité de lier leur destin à celui d’un homme qui a tenu les armes toute sa vie pour faire la guerre aux Arabes.
Mahdi m’a envoyé une photo. Si je ferme les yeux, je le vois dans le centre ville de Ramallah, traverser Main Street dans la cohue, s’engouffrer dans le petit magasin chrétien entre l’hôpital et le parking, tendre son bon vert, payer 25 shekels, récupérer sa pellicule développée, ouvrir l’enveloppe dans la rue avec ses dents et tenir dans ses mains les visages qui viennent d’ailleurs, les tenir fort dans le froid.
Pour ne pas les oublier.
Drancy. Février deux mille un.