Vacarme 15 / chroniques

à une ruine

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La ligne de fortifications, d’une longueur de huit cents kilomètres, alterne les tours, les ouvrages d’art, et de nombreuses palissades, bigarrées du fait des couleurs dont on crut bon de les recouvrir : jaune de chrome, rouge, bleu presque phosphorescent. Les mâchicoulis sont parfois ouverts jusqu’au sol - ces vaste fentes ont des bords dentelés qui imposent à la vue que l’on en conserve un aspect tremblant.

Ce sont parfois des lacs artificiels munis de pieux enduits de bitume qui portent la continuité de l’édifice. Mais des routes de terre détruisent parfois celle-ci de façon irrémédiable, qui ne sont garanties par aucune herse, aucune redoute sécurisant en arrière ou en avant de l’ouverture le point de passage ainsi révélé. Tout comme la fondrière qui double de part et d’autre la muraille sur sa longueur est tantôt pleine, tantôt désignée par une ligne de roseaux, tantôt d’une profondeur impressionnante, tantôt large comme un lit de rivière - montrant alors des pentes douces - tantôt munie de ces mêmes pieux, craquelés cette fois-ci à la manière d’instruments de musique conservés dans des conditions indignes. En plusieurs points, où la muraille s’incline selon un angle parfait de dix degrés au dessus du sol, des prairies lapent ce dénivelé de pierre sans justification militaire, le long duquel des troupeaux d’ânes rendus à une existence sauvage se rassemblent, paissent, ruminent entre les orties, mettent bas, circulent flanc contre flanc.

Des courroies de cuir pendent aux voûtes des rares passages conçus semble-t-il afin de réellement autoriser le franchissement de cette longue frontière. Bien qu’elle décrive un arc entre deux chaînes de montagne, on ne saurait dire en contemplant la ligne fortifiée lequel des deux pays qu’elle sépare prit la décision de la bâtir. On ne voit ni d’un côté ni de l’autre les traces de baraquements qui auraient pu abriter les soldats ainsi que le cheptel susceptible d’assurer leur survie. Le vent souffle, les herbes sont folles, oui. Des trous d’eau ressemblent à des puits à cause des monceaux de briques agglomérés à leur circonférence - ceci à l’époque où la muraille fonctionnait ou beaucoup plus tard ? De part et d’autre des tronçons de muraille correctement conservés, on remarque de petits fortins qui portent le nom de fermes, paraît-il. Mais les ronces jaillissent par leurs fenêtres, dont les tiges piquent vers le sol. Ce sont, là encore, des façades vides, des chambranles auxquels on a arraché leurs gonds, ou des portes dont les débris couvrent le sol ; pour pénétrer dans ces bâtiments, il faut franchir de véritables tunnels cerclés de hautes dalles. Toutes ces fermes possèdent des cours intérieures munies de galeries en bois, et d’un sol de pierre quadrillé d’un réseau de rigoles ; les racines d’arbres invisibles le soulèvent. Des chiens sauvages sortent à l’approche des visiteurs, par les portes ou les pans de murs
éboulés - rentrent aussitôt, rassurés en apparence. Ici, pas de sons, pas de glapissements. Mais il se trouve davantage d’équipements abandonnés dans ces fermes qu’au pied de la muraille elle-même - les combats ont peut-être pris place dans ces lieux pour l’essentiel ? Des casques, des baïonnettes, des roues sans essieux, des plateaux de bois, des matures équipant des chars de course affaissés sur eux-mêmes, des fûts de canons en morceaux - une rage immense s’est finalement retournée contre ces matériels.

Quand on sort de ces fermes, la lumière a changé. Un jaune vaporeux s’étend au-dessus de la plaine. Les tours ne sont pas du côté où le soleil retombe. Et alors des feulements se font entendre, des trilles stridentes, des plaintes incomplètes ; et puis le flanc de la muraille a perdu son épaisseur, les jours que lui ont causés les préparations d’artillerie s’élargissent, et semblent palpiter, alors que c’est simplement le lointain qui s’arrondit en eux. Le lointain, mi-obscur mi-joyeux, murmure sa prolifique perspective par les fenêtres sans volets, les orifices, contre la crête des courtines, et se miroite sur les marécages qui ont participé en leur temps de la ligne défensive.