Vacarme 10 / processus

Les yeux grand fermés : à propos du doublage de Eyes Wide Shut entretien avec Pascale Ferran

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Pascale Ferran, réalisatrice de Petits arrangements avec les morts, Caméra d’or en 1994, et de L’âge des possibles conçu en collaboration avec les élèves de l’école du Théâtre National de Strasbourg, a « réalisé » la version française de Eyes Wide Shut, ultime opus de Stanley Kubrick sorti sur les écrans le 15 septembre dernier. L’auteur d’Orange mécanique a été l’un des rares à préférer confier le doublage de ses films à des cinéastes plutôt qu’à des directeurs de doublage professionnels.

Nous avons demandé à Pascale Ferran de raconter son expérience afin de comprendre comment se réalise un doublage, manière d’aborder à contre-courant la question — souvent polémique — qui divise partisans de la VF de ceux de la VO.

Vacarme : Dans quelles circonstances et à quel moment vous parvient la proposition de diriger la version française d’Eyes Wide Shut ?

C’était fin avril. Chéreau me téléphone pour m’expliquer qu’il a accepté « un travail important » et qu’il se rend compte que ça ne rentre plus dans son emploi du temps. La production lui a demandé de trouver un cinéaste pour le remplacer et il a pensé à moi. « Et c’est quoi ? » — « Diriger la version française de Eyes Wide Shut de Kubrick. » Là, il y a eu un léger blanc. C’était la proposition la plus incroyable qu’on m’ait jamais faite. J’ai rassemblé le plus vite possible tous les arguments qui plaidaient en ma défaveur : je n’avais jamais fait de doublage et même extrêmement peu de post-synchro (deux jours, je crois, sur Petits Arrangements...), et surtout je ne parle pas anglais. Mais ça n’avait pas l’air d’affoler Chéreau. Alors j’ai dit oui. Tout simplement parce que c’était une proposition impossible à refuser. Une demi-heure après, j’avais en ligne Jan Harlan, le producteur exécutif du film, [et le beau-frère de Kubrick, ndlr] qui m’expliquait que l’unique copie en circulation partait à Los Angeles pour la commission de censure américaine et revenait dans trois jours à Londres où je pourrais la visionner. Dans les premiers jours de mai, je voyais le film pour la première fois.

Vacarme : Il semble que la version française se soit mise en place relativement tard. Ce n’était pas dans les habitudes de Kubrick...

Il faut arriver à imaginer ce que signifie la mort d’un réalisateur au beau milieu des finitions d’un film, et à quatre mois de la sortie prévue de longue date aux États-Unis. A fortiori un cinéaste tel que Kubrick réputé pour son perfectionnisme. Quand Kubrick est mort, il n’était pas malade, personne ne songeait donc à sa disparition. Tout le monde raconte qu’il était même particulièrement en forme la veille de sa mort, il venait de montrer le film pour la première fois à Tom Cruise et Nicole Kidman. Pour lui le montage image était terminé [mais on se souvient que Kubrick n’hésita pas à modifier celui de Shining quinze jours après sa sortie américaine, ndlr], et il semble qu’il en était très content. Mais il restait à finir le montage son, à choisir certaines musiques, à mixer le film, à faire les travaux d’étalonnage en laboratoire, à superviser les versions étrangères, à organiser la promotion, etc. (N’oublions pas que Kubrick était aussi le producteur de son film). Bref, un travail de titan.

Dans les semaines qui suivent, j’imagine que l’équipe est en état de choc. Bouleversée à la fois par la mort de Kubrick et par le travail qui reste à accomplir pour que le film sorte aux dates prévues. La grande question à ce moment-là est : qui prend le relais ? Un triumvirat se met en place qui comprend Jan Harlan, le producteur exécutif, Leon Vitali, l’assistant personnel de Kubrick depuis Barry Lyndon, et Nigel Galt, le monteur image du film. Ils se partagent le travail en fonction de la compétence de chacun. À ce moment-là, je pense que la présence de Nigel Galt est particulièrement indispensable : il faut savoir qu’à la fin d’un montage, le monteur image est celui qui possède la plus grande culture du film avec le réalisateur. Ce sont eux trois qui ont finalisé le film. Néanmoins, ce fonctionnement a mis quelques semaines à se mettre en place. Quelques semaines pendant lesquelles les versions étrangères ne peuvent pas être une priorité. Même si la version française doit être prête pour la sortie nord-américaine, à cause du Québec. Bref, la mise en place de la version française se fait plus tard qu’elle ne se serait faite si Kubrick avait été là. Et donc, dans une relative urgence.

Vacarme : Est-ce une pratique courante que de confier le doublage d’un film à un metteur en scène ? Kubrick y avait-il systématiquement recours ?

L’écrasante majorité des films doublés sont dirigés par des directeurs de doublage professionnels. Les exceptions les plus connues concernent les films de Kubrick et de Fellini, tous deux très attentifs au doublage de leurs films qu’ils confiaient généralement à des réalisateurs. Selon moi, les références en matière de VF des films de Kubrick sont 2001, Orange Mécanique et Shining. Toutes les trois sont absolument magnifiques, dans le travail de restitution. Celle de Shining est la plus parfaite, à mes yeux, grâce à la présence de Jean-Louis Trintignant qui double Nicholson. Il y a quelque chose qui tient du miracle dans le rapport entre le corps de Nicholson et la voix de Trintignant. Ce n’est pas une affaire d’adéquation, ce n’est pas un choix immédiat ou évident. C’est, pour moi, davantage de l’ordre de la re-création d’un personnage, par l’alliance presque alchimique entre deux grands comédiens.

Pour Kubrick, la ligne était claire : il choisissait le plus souvent possible des réalisateurs, sauf dans les pays où il travaillait avec un directeur de doublage de confiance. C’est le cas en Italie. Ce fut longtemps le cas en France, avant qu’il ne confie le doublage de Shining à Michel Deville. Pour Eyes Wide Shut, Carlos Saura a dirigé la version espagnole et Edgar Reisz, l’auteur de Heimat, la version allemande. Je ne sais pas s’il y a eu d’autres versions étrangères réalisées.

Vacarme : Vous ne possédiez aucune expérience en matière de doublage, qu’est-ce qui vous décide à vous affronter à une machine aussi complexe et puissante qu’un film de Kubrick ?

Ce à quoi je pense tout de suite, c’est qu’on est en train de me proposer de travailler jour après jour sur le film d’un des réalisateurs qui comptent le plus pour moi. Ma première pensée va à Lolita, c’est-à-dire le premier film de Kubrick que j’ai vu à 17 ou 18 ans et qui a ouvert entre ses films et moi un dialogue qui ne s’est jamais interrompu. Je suis obsédée par Barry Lyndon par exemple. Depuis des années, je voudrais comprendre comment on arrive, en terme de mise en scène, à fabriquer un film comme celui-là. Parce qu’il y a un profond mystère dans les films de Kubrick, dans la façon dont il invente un temps cinématographique propre à chaque film, et la quintessence de ce mystère, pour moi, est dans Barry Lyndon. Donc depuis déjà très longtemps, dans mon rapport à Kubrick, il y a quelque chose de l’ordre d’une quête. Et quand la proposition arrive, c’est ça que j’ai en tête, ce rapport-là, intime, personnel, à ces films. Et la certitude que je vais apprendre énormément de choses. Comme une sorte de stage accéléré de mise en scène. Donc c’est un cadeau. Un double cadeau même, puisque cette proposition m’était faite par Patrice Chéreau, alors qu’il s’agissait avant tout de diriger des comédiens.

Il faut bien voir aussi que c’est une chose qu’un réalisateur vit très rarement, le fait d’être appelé. En général, c’est moi qui appelle les gens, jamais ou presque on ne m’appelle pour me proposer une collaboration. Là, je me trouvais dans la situation du comédien qui est contacté par un metteur en scène qu’il admire et qui lui annonce : « Voilà j’ai pensé à vous pour un rôle. » C’est quelque chose de magnifique : s’entendre dire que votre travail est désirable. J’avais l’impression d’être appelée comme interprète, ce qui était vrai d’ailleurs d’une certaine façon, puisque c’était pour être au service de l’œuvre de quelqu’un d’autre. Or je m’aperçois de plus en plus que cela me va très bien, cet aller et retour entre mes propres histoires et celles des autres. C’est déjà pour cela que j’avais sauté sur la proposition du TNS de me mettre au service des comédiens de l’école pour réaliser ce qui est devenu L’âge des possibles. Ou que j’ai besoin, régulièrement, de travailler comme scénariste. Je crois que je ne m’aime pas du tout assez pour rester trop longtemps en tête à tête avec moi-même et mon propre imaginaire.

Vacarme : Quelles qualités doit posséder un metteur en scène qui s’attaque au doublage d’un long métrage ?

J’ai l’impression que la direction de doublage réclame trois qualités, presque des propriétés au sens physique du terme. Il y en a deux que j’espérais posséder, quant à la troisième il s’agissait de faire son possible pour être à la hauteur. La première, c’est l’intérêt pour le travail avec les comédiens. Or c’est l’une des parties de mon travail où j’éprouve le plus de plaisir. Le deuxième atout était que je m’intéresse beaucoup au montage son, au mixage, au travail dans un auditorium. Je crois qu’il n’y a pas tant de réalisateurs qui apprécient le moment du mixage. Or c’est une étape d’un film où je me sens vraiment chez moi. C’est étroitement lié au mixeur avec lequel je travaille, Jean-Pierre Laforce, qui est quelqu’un dont j’estime énormément le point de vue, le rapport à la mise en scène. Il se trouve que, par bonheur, c’est aussi le mixeur de Patrice Chéreau et qu’il était donc libre pour être l’ingénieur du son des enregistrements en auditorium. Il fallait enfin et surtout être capable de déchiffrer le langage cinématographique de Kubrick. C’est cela évidemment qui me faisait le plus peur. Il allait falloir travailler beaucoup, voilà tout. J’ai lu la nouvelle de Schnitzler immédiatement après avoir vu le film une première fois en anglais, c’est-à-dire sans le comprendre vraiment. J’espérais que la nouvelle m’en apprendrait un peu, ce qui fut le cas. Eyes Wide Shut est extrêmement fidèle à l’intrigue de Schnitzler, c’en est presque troublant. Il l’est moins, à mes yeux, quant au sujet central, ce que j’appellerais le centre de gravité. J’ai l’impression que Kubrick s’est intéressé aussi peu que possible à tout l’arrière-plan psychanalytique de la nouvelle. Pour recentrer le film autour de la question de la formulation. Ce que le film n’arrête pas de montrer, c’est qu’il n’y a pas de différence de statut entre ce qui a eu lieu et ce qui aurait pu avoir lieu, dès lors que cette hypothèse est formulée. D’une certaine façon, le film est une expérience de laboratoire. Qu’est-ce qui se passe quand on injecte une dose d’imaginaire appartenant à l’un des deux membres d’un couple — ici, la femme — dans la tête de l’autre ? Comment cet imaginaire infuse-t-il, jusqu’à modifier la vision du monde de l’homme et donc déteindre sur le réel ?

Vacarme : La réalisation d’une version doublée commence par l’adaptation des dialogues originaux. Y avez-vous pris part sous une forme ou une autre ?

Ce sont Anne et Georges Dutter qui ont adapté les dialogues de Eyes Wide Shut en français. C’étaient déjà eux qui avaient traduit Full Metal Jacket et Kubrick avait souhaité qu’ils travaillent sur son film suivant.

Le travail des adaptateurs s’effectue sous une triple contrainte qu’il faut en permanence respecter. Il y a, en premier lieu, la contrainte du sens, être en permanence au plus près du sens originel. La seconde contrainte est le synchronisme. C’est la plus lourde. Au départ, il y avait des gens pour me dire, sans doute pour me rassurer : tu verras, si les comédiens sont bien, ce n’est pas si grave s’ils ne sont pas parfaitement synchrones sur telle ou telle réplique. Très vite, on s’aperçoit du contraire, qu’il n’y a rien à faire : plus on est synchrone, plus on a le sentiment que la voix sort du corps. La troisième contrainte est la même que celle de n’importe quelle adaptation, c’est celle du niveau de langue, du choix de tel ou tel mot en fonction et des personnages et de la musicalité de la langue. Ces trois contraintes mêlées sont évidemment assez difficiles à gérer.

J’ai passé trois journées avec Georges et Anne afin de retravailler le texte français. Nous avons opéré toutes sortes de petites modifications. On s’arrêtait chaque fois que j’avais l’impression que quelque chose accrochait. C’était, en général, soit parce que je ne comprenais pas immédiatement le sens en français (ici, le fait de ne pas parler anglais devenait un avantage, puisque je n’avais pas d’autres références que la traduction), soit parce que j’avais l’impression que le texte français n’aidait pas suffisamment la scène à se jouer. La plupart des scènes sont un tête à tête entre Bill / Cruise et un autre personnage. Et la plupart du temps (je pense spontanément aux scènes avec Alice / Kidman et Domino ou Sally), le texte n’est que la partie émergée de la pensée. Il y a souvent des temps très longs mais, dans ces temps, il ne faut jamais que la pensée se perde. C’est à cela, je crois, que j’étais le plus attentive, que le texte ouvre l’espace du jeu et qu’il soit le plus juste possible rythmiquement. Parce que, pour le reste, la précision du sens et le synchronisme, ils étaient infiniment plus compétents que moi.

Vacarme : Comment le choix des comédiens s’est-il effectué ? Étiez-vous libre de les choisir ?

J’étais libre mais surtout parce qu’il n’y avait absolument pas le temps que je ne le sois pas ; c’est-à-dire pas le temps de chercher davantage, par exemple, en cas de désaccord. Il y avait huit jours d’essais en tout et pour tout, ce qui est vraiment très (trop) court.

Pour le casting, on pense d’abord à tous ceux que, pour une raison ou pour une autre, on aurait envie d’entendre pour jouer le personnage.

Tout au long de ces essais, je discutais régulièrement avec Lori Rault qui était en charge de la supervision du doublage pour Warner France et qui avait déjà supervisé le doublage de Full Metal Jacket. Des discussions toujours très fécondes même et surtout quand elle n’était pas totalement convaincue par le comédien que je préconisais. Ce n’est arrivé que deux fois sur la douzaine de personnages. En l’occurrence, j’ai tenu bon. Dans l’ensemble, Lori penchait davantage que moi vers des comédiens qui avait l’habitude du doublage. Je n’avais rien contre a priori, mais je ne voulais jamais perdre de vue l’objectif premier qui était de constituer une troupe de comédiens dont le mélange produirait une sensation de version originale.

Pour les nombreux rôles secondaires, qui n’ont en général qu’une scène, j’ai vu toutes sortes de comédiens et y compris des gens qui n’avait fait qu’une demi-journée de post-synchro dans leur vie. C’était par exemple le cas pour Véronika Varga et Christèle Tual qui doublent Domino et Sally. Les deux avaient une oreille très musicales et elles se sont faites très vite à la technique. Mais surtout, sur une scène de dix minutes, si la comédienne est très convaincante dans son interprétation de la scène et par rapport à la comédienne du film, ça vaut vraiment le coup de prendre un peu de temps pour régler les questions de synchronisme, parce qu’on gagne une saveur inégalable.

Ensuite, nous avons montré tous les essais des comédiens choisis à Jan Harlan. On a discuté longuement de chaque personnage et de l’interprétation de certaines scènes, particulièrement celle avec Domino parce qu’il voulait être sûr que la voix française ne détermine rien socialement, qu’elle n’indique pas que c’est une prostituée. Kubrick tenait à ce qu’on comprenne que Domino était étudiante et qu’on ne puisse pas savoir si elle se prostituait en amateur ou en professionnelle, régulièrement ou pas. Il se trouve que le choix de Véronika Varga était parfait pour cela. Par contre, suite à la discussion, on a modifié le texte français afin que Domino vouvoie Bill / Cruise dans la première partie de la scène.

Vacarme : Quels ressorts président en dernier lieu aux choix définitifs des comédiens ?

La question que je me suis posée pour chaque personnage était : quel comédien français pourrais-je avoir envie de distribuer pour incarner ce personnage dans ce film-là ? Qui, par exemple, pourrait incarner Alice ou Bill en France ? Je trouvais qu’il était intéressant de passer par cette question-là parce que ça élargissait le spectre par rapport à la question seconde qui est : quel comédien peut se glisser vocalement dans le corps de Tom Cruise ou de n’importe quel autre comédien du film ? À l’arrivée, je crois que j’ai trouvé à peu près la moitié du casting comme cela.

Comme je n’avais jamais fait ce type de travail, je n’avais jamais pensé aux acteurs en terme de tessiture pure. Là, il me fallait « voir les voix ». Et aussi comment les voix fonctionnaient entre elles. Parce qu’il y a des équilibres posés par Kubrick qu’il faut absolument conserver. Pour Nicole Kidman par exemple, une des premières comédiennes à laquelle j’avais pensé était Dominique Reymond. Elle a une voix magnifique, et je l’imaginais bien dans le rôle d’Alice, un personnage de femme qui est le moteur du couple, avec ce mélange bien particulier de cérébralité et de grâce. Dominique est venue pour des essais et il y avait notamment la scène avec Szavost, le séducteur hongrois. Sa voix à lui, c’est une sorte de convention absolue, comme l’est le personnage tout entier, une image d’Épinal du genre : le séducteur de cinquante-cinq ans avec une voix extrêmement grave.

Dominique était formidable, mais sa voix était vraiment trop grave. Et donc, non seulement sa voix ne rentrait pas dans le corps de Kidman, mais les scènes avec Szavost ne fonctionnaient plus. Parce qu’il n’y avait plus le contraste et le relief qu’il fallait entre les deux voix pour que la scène se joue.

Mais, pour finir, le critère absolu reste : est-ce que cette voix peut sortir de ce corps-là ? Selon le comédien original, les possibilités sont plus ou moins grandes. Par ailleurs, un comédien peut jouer un peu sur sa voix. Il n’a pas la même, selon l’énergie qu’il met et la façon qu’il a de la porter, donc il peut travailler : monter un peu, descendre, moduler dans les deux sens. Mais, globalement si on s’éloigne trop de la tessiture de l’acteur et de son âge, ce n’est plus possible. Pour les enfants, il faut être au plus près de leur âge réel ; là, c’est à quelques mois près que ça se joue.

Kidman a une voix magnifique avec une très grande capacité d’amplitude, une modulation incroyable dans les graves comme dans les aigus. Pour elle, spécifiquement, il y avait à affronter une difficulté purement technique : elle a des scènes très longues où elle parle énormément. Elle est très souvent filmée en plan serré et l’on voit donc extrêmement bien sa bouche. Il fallait donc quelqu’un qui soit particulièrement au point techniquement. Sans compter les fous rires hystériques, les crises de larmes, le moindre sanglot, le moindre reniflement, tout doit être restitué à l’identique pour que ça « rentre ». Toutes choses qui exigent des niveaux de virtuosité technique exceptionnels. Virtuosité technique qu’il faut bien sûr arriver à dépasser pour aller aux vraies questions qui sont celles de l’interprétation proprement dite.

Finalement, Kidman a été doublée par Danielle Douet, une comédienne qui conciliait deux avantages. On avait déjà travaillé ensemble — c’est elle qui interprète la mère de Jumbo dans Petits arrangements avec les morts —, et j’avais fait, à l’époque, de très longs essais avec elle. Je savais qu’une fois mise en confiance, c’est une comédienne qui a des capacités de jeu exceptionnelles. D’autre part, elle fait beaucoup de doublages, ce qui lui permettait d’être totalement libérée des contraintes techniques et de se concentrer presque uniquement sur les questions d’interprétation. Sur Cruise, c’était autre chose. C’était moins difficile techniquement, mais il est présent dans chaque scène et, à un moment donné, c’est lui qui porte le film sur ses épaules. Il me paraissait évident que je pouvais prendre un comédien comme Yvan Attal que je trouvais extraordinairement convaincant, et pour le rôle et dans le corps de Tom Cruise, mais qui n’avait pas fait de doublage, uniquement de la post-synchro sur les films dans lesquels il joue. Et puis — ce qui a évidemment compté dans mon choix —, Danielle Douet et Yvan Attal, en tant que comédiens, fonctionnaient très bien ensemble. Il y avait une évidence de « couple ». Pour ces deux rôles, j’avais vu une petite dizaine de comédiens. Sur les autres, en général quatre ou cinq. Et il y en avait toujours un — pas deux — qui s’imposait. Bernard Verley, qui double Sydney Pollack, s’est, par exemple, imposé d’emblée.

Vacarme : La pensée que l’on reconnaisse la voix de certains comédiens constitue-t-elle un obstacle ?

C’est comme pour le reste ; il n’y a pas de règles. Cela dépend et du film et du personnage. Dans Eyes Wide Shut, il n’y a que Sydney Pollack pour qui je pouvais imaginer un acteur dont on reconnaisse la voix, à cause de son côté « grand organisateur ». En fait, la première personne à qui j’ai pensé pour le rôle était Michel Piccoli mais il n’était pas libre. En ce qui concerne Tom Cruise et Nicole Kidman, cela m’aurait gênée que l’on identifie leurs voix. Et sincèrement, je ne pense pas qu’on puisse reconnaître Yvan Attal.

Vacarme : Concrètement, comment travaillez-vous en studio ?

Ce n’était pas facile parce que la version du film avec laquelle nous travaillions n’était pas mixée, c’était une copie de travail. Dans une situation normale, une équipe de doublage travaille à partir de la version internationale du film, c’est-à-dire de l’intégralité du mixage duquel on a ôté les dialogues, mais avec tous les sons d’ambiance, les musiques, les bruitages. Dans ce cas, les comédiens qui doublent le film ne viennent qu’ajouter les voix françaises. On se rend compte beaucoup plus rapidement si une voix « rentre » dans la bande-son.

En doublage, nous travaillons sur ce que l’on appelle des boucles, c’est-à-dire des petits bouts de films d’environ une minute. Cela s’appelle des boucles parce qu’avant il s’agissait réellement de boucles de film. L’appareil sur lequel était calée la rythmo ne fonctionnait que sur une durée qui était la durée des boucles. Ce système de numérotation, par boucles, a été conservé, il permet de savoir où on en est dans la scène. Ensuite, c’est à celui qui dirige le doublage de décider d’aller de telle réplique à telle autre. Il ne faut pas que ça soit trop long. Ça dépend, bien sûr de ce qu’il y a à mémoriser mais, sur ce film-là, il était clair qu’il fallait des boucles relativement courtes parce que cela demandait une mémorisation immédiate énorme pour arriver à respecter les soupirs, les respirations, les silences souvent incroyablement longs entre deux mots. Je crois que l’indication que j’ai donnée le plus souvent, c’est : je ne vous entends pas suffisamment penser. Il fallait en permanence qu’entre chaque mot, la pensée soit tenue pour que la tension ne se perde pas.

Vacarme : Avez-vous toujours en tête qu’il s’agit de « traduction » et non d’« interprétation » ?

J’avais tout le temps la sensation d’être à la recherche d’un manuscrit perdu... de faire du déchiffrement. J’ai passé le plus clair de mon temps à essayer de comprendre quelle intention il y avait derrière chaque réplique pour être sûre de pouvoir la réindiquer au besoin aux comédiens. Mais, pour en arriver là, il faut nécessairement en passer par un déchiffrement de la mise en scène. Pour répondre à votre question, j’avais la sensation d’être en permanence dans une tentative de restitution pure. Sauf qu’on sait très bien que la restitution pure, cela n’existe pas. Il s’agit toujours, déjà, d’interprétation. De ce point de vue-là, c’est exactement comme un travail de traduction. Mais je restais arc-boutée sur cette morale, cette posture : la restitution.

Il y a dix secondes qui m’ont posé un vrai problème parce que je ne comprenais pas l’intention. Ce sont les dix premières secondes du fou rire de Kidman au milieu de la scène dite « du pétard ». La façon dont Kidman le joue est très étrange, parce que le rire n’éclate jamais vraiment. Alors que c’est d’un fou rire nerveux qu’il s’agit, dont elle sort épuisée et les yeux humides. On la refait deux ou trois fois, à quelques jours d’intervalle et, pour finir, on l’a montée pour être au plus près musicalement de ce que fait Kidman. Mais la question reste ouverte pour moi, encore aujourd’hui. Je ne suis toujours pas sûre de comprendre exactement ce qu’elle fait. Ceci étant dit, je trouve ça plutôt joyeux : que, sur un film de 2 h 40, il y ait dix secondes qui reste un mystère complet.

On travaillait en permanence avec la copie originale du film sous les yeux. Chaque séance commençait par le visionnage de la scène originale en entier. Puis on réécoutait, plusieurs fois au besoin, le petit bout qu’on allait enregistrer. Tout en sachant qu’il ne fallait surtout pas chercher à restituer la musique de la langue anglaise. Parce que ça, c’est la fin de tout : ça sent tout de suite le doublage à plein nez. L’important, c’était de comprendre en profondeur la logique de la scène, puis de chaque réplique à l’intérieur de celle-ci. Il me fallait aller sans arrêt du global (la situation de base de la scène, sa raison d’être dans la film tout entier, les correspondances avec d’autres scènes, les effets de miroir, etc.), au local : l’évolution de la scène elle-même, les intentions cachées derrière chaque réplique, etc. Ces allers et retours permanents étaient ce qu’il y avait de plus passionnant dans ce travail et, d’une certaine façon, ce pour quoi j’étais le mieux armée parce que c’est la même chose sur un tournage.

Vacarme : Que change le fait de se trouver dans un auditorium de doublage ? Y a-t-il une façon différente de diriger les comédiens ?

Oui et non. Profondément, c’est la même chose, mais comme la technique n’est pas du tout la même, il y a un temps d’adaptation. Ce qu’il y a de magnifique dans le travail avec les comédiens, c’est qu’on ne sait jamais exactement ce qui va les aider. En doublage, par exemple, parfois tout semble très juste, et pourtant on a l’impression que ça ne rentre pas au mieux. Alors on réécoute la scène en anglais et on finit par comprendre que cela ne va pas tout à fait sur le port de voix. C’est cela — la façon de porter la voix — qui va permettre au comédien doubleur de trouver l’énergie juste, et c’est une énergie qui vient du corps, de la façon dont il se tient dans l’espace. Donc, à un moment, on l’aidera avec une indication purement technique — le port de voix ou la prise de respiration —, et à un autre il faudra lui parler de l’intention proprement dite. Le spectre est aussi large que cela. Il arrive un moment où tout est en place, où le comédien a trouvé le personnage, et où il s’agit juste de l’accompagner, de l’aider à être dans l’état qui lui permet de sangloter pendant trois ou quatre minutes d’affilée...

Yvan Attal, il fallait qu’il aille vers Tom Cruise, il avait un travail à faire — ne serait-ce que de port de voix et d’énergie. S’il n’était pas dans la bonne énergie, ce n’était pas la peine de tenter un enregistrement. Et quand ça se mettait à marcher, ce n’était plus Yvan Attal, pas davantage Tom Cruise, mais une sorte d’hybride bizarroïde qui était, pour moi, « la voix française de Tom Cruise ». Il y a une sorte d’alchimie assez troublante où le comédien laisse tellement infuser en lui la façon dont son alter ego original joue, parle, respire, qu’à un moment il n’est plus lui-même. Et comme, par ailleurs, il est complètement masqué puisque « ça » n’est pas son corps, il peut arriver — quand il a dépassé les questions techniques — à une forme de jubilation absolue : le fait d’avancer masqué s’accompagne d’une liberté incroyable, le tout dans la plus grande des contraintes. Le troisième jour, Yvan Attal a trouvé le rire de Tom Cruise qui est un rire très sorti, très américain, terriblement sur le jeu social — parvenir à reproduire le rire d’un comédien est peut-être la chose la plus difficile. Il en était si content qu’il n’arrêtait plus de « rire comme Tom Cruise ». À ce moment-là, il n’était plus du tout lui-même.

Mais, d’une certaine façon, ce qui valait pour les comédiens, valait aussi pour moi. C’était quelque chose de très troublant et que j’ai du mal à formuler parce que c’est vraiment de l’ordre du ressenti. Mais j’ai l’impression d’avoir compris, de façon très physique, très concrète, quelque chose de la méthode de travail de Kubrick sur ce film, en étant dans l’imitation, dans la reproduction de ce qu’il avait fait avec les comédiens. On sait, par exemple, pour l’avoir entendu dire, qu’il y a eu énormément de retakes (retournages) sur Eyes Wide Shut. Or, même en doublage, il était impossible, pour nous, d’accéder à certaines scènes autrement que par retakes. La première longue scène entre Kidman et Cruise, par exemple, qui dure quatorze ou quinze minutes, est d’une complexité et d’une précision démentes. Il y a une intention différente par réplique et chaque réplique marque le début d’un virage vers un autre état, etc. Et très vite, j’ai compris qu’on n’obtiendrait jamais la scène en une seule séance de travail continue, même étalée sur plusieurs jours. Il fallait passer une couche, puis s’éloigner de la scène, prendre un peu de recul et y revenir, et ce, plusieurs fois. Exactement comme des retakes. C’est la scène sur laquelle on a travaillé le plus longtemps, en y revenant chaque fois que c’était possible.

Vacarme : Comment le mixage de la version française s’est-il passé ? Avez-vous pu y participer ?

À la fin des enregistrements, l’urgence était telle que nous envoyions le doublage bobine par bobine. La semaine suivante, la version française était mixée à Londres par l’équipe de Kubrick. Je les ai rejoints le dernier jour pour écouter le mixage de la VF, mais je dois bien dire que c’était plus émouvant que réellement utile, parce que nous n’avions pas le temps. Je n’avais jamais eu la possibilité d’entendre la version originale mixée auparavant, j’écoutais la VF bobine par bobine et c’était par elle que je découvrais le mixage de l’original.

La vraie question, celle qui m’a beaucoup troublée, c’est que je n’avais jamais réalisé, avant ce jour, à quel point sont grandes les différences de culture de mixage entre la France et les pays anglo-saxons, en particulier les États-Unis. Dans l’ensemble, je trouvais que les voix manquaient de dynamique, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas assez de contraste, à mes yeux, entre les moments où les comédiens chuchotent et ceux où ils s’énervent ou crient. Mais je crois que c’est une question de culture : d’abord les voix anglo-saxonnes se situent dans une fréquence plus medium que les voix françaises qui possèdent naturellement une plus large amplitude, et donc, pour que les voix françaises rentrent dans leur mixage, ils ont tendance à comprimer les voix. Par ailleurs, une telle utilisation « à l’américaine » du mixage permet d’être sûr que, même à la centième copie, même après plusieurs générations, les voix continueront à se situer dans des fréquences différentes de la musique et du bruitage. Les Anglo-saxons réservent donc une part des fréquences uniquement aux voix, ce qui leur permet de mettre la musique et les effets sonores dans les autres fréquences, et en général plus fort. Je dois avouer que ce rapport au mixage n’est pas le mien. Pour moi, il n’existe pas de hiérarchie déterminée entre une voix, un bruit, une musique. C’est au coup par coup, selon ce que la scène veut raconter.

Mon trouble venait de ce que je connaissais la version française par cœur et je n’arrêtais pas de me demander ce jour-là : est-ce que nous ne perdons pas trop en intensité ? Parce qu’en perdant en contraste, on a l’impression de perdre en tension donc en intensité. J’étais perplexe. D’un autre côté, un des aspects les plus importants de Eyes Wide Shut est son aspect « rêvé », quelque chose de très envoûtant dans la manière dont le temps s’écoule. Il arrive un moment où l’on ne sait plus si l’on se trouve dans le rêve ou la réalité. Du coup, je me disais : si ça se trouve, ce sont eux qui ont raison, l’absence de relief des voix n’est pas, ici, une question de culture, il s’agit simplement de la seule façon de mixer ce film-là. Mais quand même, est-ce qu’il ne faudrait pas creuser un peu plus les silences ou monter un peu ceci ou cela ? Bref, je me posais toutes ces questions et je n’ai toujours pas la réponse aujourd’hui.

Vacarme : D’avoir dirigé la version française de Eyes Wide Shut a-t-il modifié votre point de vue sur les versions doublées ?

Non, j’ai l’impression que c’est plutôt l’inverse : c’est le point de vue que j’avais comme spectatrice sur le sujet qui a influencé ma démarche. Kubrick est un le seul réalisateur dont j’ai vu à peu près tous les films en VF à un moment ou à un autre. J’ai commencé par voir tous ses films en VO au cinéma, le plus souvent plusieurs fois, puis à un moment, j’ai vu la VF, soit à la télévision, soit en me trompant en achetant la cassette vidéo, ce qui est le cas de Shining par exemple.

Et j’ai toujours trouvé que, lorsqu’on connaît bien un de ses films en VO, cela devient extrêmement agréable de le revoir en VF pour ne plus avoir à se concentrer sur les sous-titres, qui sont toujours, par ailleurs, un résumé du sens. Il me semble que je vois ces films autrement, qu’il me reste à l’oreille les sons de la version originale, mais que je peux rester « scotchée » aux images.

D’une certaine façon, on arrive à ce paradoxe amusant où, plus il s’agit d’un film où la mise en scène est prépondérante, plus la vision du film plein écran — sans sous-titres et sans les allers retours entre le bas et le haut de l’écran — est indispensable. Hitchcock, par exemple, préférait que les spectateurs étrangers voient ses films doublés. En ce qui concerne Kubrick, c’est un peu plus compliqué parce que le travail avec les comédiens est un endroit de plus grande inventivité que chez Hitchcock et il y a donc une déperdition terrible à ne pas entendre les comédiens originaux. Mais quoi qu’il en soit, quand on ne parle pas anglais, les deux versions sont réellement complémentaires. C’est pour cela que je ne me suis jamais posé de questions de principe sur l’utilité de la VF. Et qu’il me paraît évident qu’il faut apporter le plus grand soin au doublage d’un film. À la fois pour tous les spectateurs qui découvriront le film grâce à cette version (et ils sont beaucoup plus nombreux que ce que j’imaginais), et pour tous ceux qui, comme moi, apprécient à un moment ou un autre de le revoir en VF. En ce qui concerne Eyes Wide Shut, j’ai juste mis toute mon énergie de réalisatrice à satisfaire la spectatrice qui est en moi. C’était très réconciliateur.