28 mars 1997
Nous avons perdu une bataille. Le Front national a réussi à investir l’espace déserté de la politique française.
Certains disent qu’il pose de bonnes questions, ou qu’il capitalise sur les peurs des Français. C’est d’autre chose qu’il s’agit, et de plus grave : le Front national fait de la politique. Et s’il peut ainsi parader, c’est parce que nous le laissons tournoyer seul entre quatre points cardinaux qui devraient être les nôtres - si toutefois nous nous entêtons à nous dire « la gauche ».
1. La représentation. On ne s’étonne pas assez de ce que, si quelques-uns quittent les villes tombées aux mains du FN, on y enregistre à l’inverse peu d’arrivants. Pas de chômeur attiré par la préférence nationale, pas de famille rassurée par l’ordre blanc que promettent pourtant les nouvelles équipes municipales. Si les slogans sont partout les mêmes, les lieux, apparemment, ne sont pas interchangeables. Et si c’était cela, le problème ? S’il y avait, dans l’engouement des Vitrollais, le désir d’être représenté chez soi, là où l’on est et où l’on veut rester ? Car une chose est sûre : les habitants de Vitrolles trouvent aujourd’hui plus d’enthousiasme et d’eux-mêmes dans l’infâmie publique que dans les opérations de prestige, d’image, menées par le maire sortant. Ce n’est pas beau, certes, ce n’est pas même qu’ils s’y reconnaissent. Mais l’image, au moins, est cette fois politique.
2. La démocratie. Aujourd’hui, Le Pen peut mourir (il ne faut pas souhaiter la mort des gens). Le Pen peut mourir, et son parti continuer, ce qui était simplement impensable il y a encore cinq ans. À trop insister sur le culte du chef, on oublie que ce parti a aujourd’hui des militants, des sections. Une base existe, qui ne se perçoit même pas comme « la base » - parce que la présence du chef, justement, lui évite de s’embarrasser de problèmes de courants, de cadres et de relais. Bien sûr, c’est un fonctionnement totalitaire. Le terrible est que les militants trouvent, apparemment, plus de démocratie dans ce totalitarisme-là que dans le fonctionnement opaque des autres partis, dans les chicanes multiples contre lesquelles la parole rebondit. Il faut lire l’interview de Frédéric, militant du FNJ, recueillie par Bourdieu dans La Misère du monde : Le Pen, il s’en fiche, c’est juste un tribun.
3. La parole. Au lendemain de l’élection de Vitrolles, François Hollande, porte-parole du PS, tentait encore d’expliquer : « Regardez les propositions du FN, ils n’ont pas de programme économique, social. » C’est la vérité, mais elle ne convaincra aucun électeur. La politique n’est pas seulement affaire de propositions justes et sensées ; mais de noms, de la puissance d’emportement des noms. Le FN nomme tout, tout le temps : immigration, mondialisme, insécurité. Rhétorique et démagogie ? Oui mais : classe ouvrière, révolution, autogestion, changer la vie. Renoncer, comme la gauche l’a fait, à trouver d’autres mots, ce n’est pas seulement aller vers plus de sincérité et plus de réalisme. C’est oublier que la parole est politique lorsqu’elle troue le présent pour nommer des vérités à venir. Le FN, lui, le sait. Il risque même de tenir ses promesses.
4. L’alternative. Nous avons aujourd’hui le choix entre une contradiction, « la seule politique possible », et un pléonasme, « l’autre politique ». Cela ne fait pas une alternative - parce qu’on ne fait jamais de politique qu’autre, et avec de l’autre. La thématique de l’immigration trouve là à la fois sa grande force et son absurdité : promettre de l’autre, du nouveau, du possible, dans l’éviction des autres et du signe qu’ils nous font. Croire que l’on peut mettre de l’eau dans ce vin-là, que l’on peut composer la fascination de l’autre avec le bon sens et rester raisonnable, ce n’est pas manquer de cœur. C’est manquer de logique.
Tout ceci n’est pas écrit contre les partis. Au contraire : il y a longtemps que nous n’avions pas ressenti aussi brutalement l’absence et le besoin des partis. Le passage au politique des mouvements sociaux est le problème le plus urgent et le plus difficile de ce temps. Si nous voulons reprendre l’initiative, quatre tâches nous attendent.
- Reprendre à la racine la question de la représentativité. Nous assistons aujourd’hui à un étrange partage, où les élus de la gauche s’expriment en position d’experts à propos des mouvements militants, et s’arrogent le droit de les juger de l’extérieur, craignant sans cela de perdre ce qu’ils croient être leur crédibilité. Or nous n’avons besoin ni de consultants, ni de notables. Nous avons besoin de représentants.
- Faire droit à l’exigence démocratique au sein même des partis. On ne mimera pas, et heureusement, le bel unanimisme du FN. Mais dans notre camp, une opinion répandue voudrait que la démocratie consiste à écouter les gens, et à traduire cette parole en termes raisonnables. Ainsi à propos de l’immigration : parce que les gens seraient racistes, il faudrait s’efforcer de ne pas les froisser tout en restant humain. Curieuse conception, qui conduit à la fois à sacrifier ses convictions et à confisquer la parole, en prétendant savoir d’emblée ce qui pourrait sortir d’une confrontation. La démocratie, ce n’est ni l’écoute, ni même l’échange. C’est un travail commun de la parole, que nul ne peut anticiper.
- Réinvestir l’espace des noms. L’opinion n’est pas prête, entend-on à propos de l’immigration. Comment veut-on qu’elle le devienne, si elle ne dispose pour crier sa colère que du lexique obligeant du Front national ? Il est urgent d’amplifier, de prolonger, d’intensifier sur ce terrain un travail de création qui n’a pas attendu les partis, mais qui ne peut survivre seul. Par exemple, le terme « sans-papiers » et sa prodigieuse efficacité politique disparaîtront bientôt, comme s’est affadi le terme d’« exclusion », si l’on ne s’en sert pas comme d’une arme politique.
- Ne pas s’enferrer plus longtemps dans de vraies-fausses alternatives. Oser dire par exemple que le chômage n’est pas, aujourd’hui, la priorité du pouvoir en place, qu’il ne l’a pas été ces quinze dernières années, que les gouvernements successifs lui ont systématiquement préféré une politique (même pas efficace) de maintien des équilibres économiques.
Rocard évoquait, il y a longtemps, le « parler vrai ». Nous dirions plus modestement : cesser de prendre les gens pour des crétins.