philosophie : fermée pour cause d’inventaire

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Comme les lois Pasqua, les programmes de philosophie en terminale font actuellement l’objet d’un toilettage. Coup d’œil sur l’état de la pensée — ou la pensée d’État ?

Initiée par l’incontournable et dispensable Luc Ferry, aujourd’hui président de la commission des programmes, la réforme visait au départ à remplacer la traditionnelle liste de notions par un cadre beaucoup plus strict, et par une approche essentiellement historique. La philosophie, enfin rendue à ses ors et à ses grandes scansions : tel était le projet de celui qui estime sans doute que la pensée est, aujourd’hui, affaire de récapitulation.

Devant le tollé général, la réforme a été revue à la baisse. Diffusée auprès de tous les professeurs en janvier dernier, une nouvelle liste de notions est à l’étude, dont le souci officiel (et plutôt légitime) est l’allègement d’un programme jusque-là encyclopédique et infaisable. Or, ce n’est visiblement pas la seule préoccupation. Les intentions de ce nouveau catalogue de la pensée sont même si explicites qu’elles découragent la tentation de l’interprétation. Il suffit de faire l’inventaire.

1 En classe littéraire, on sera dorénavant dispensé des notions suivantes : l’inconscient, la société, la culture, l’anthropologie, la constitution des sciences de l’homme. Autrement dit, disparaît tout ce qui pouvait réinscrire l’humain dans le jeu un peu trouble de la matérialité, du désir, des dispositifs sociaux et intellectuels. Le temps, le lien, le lieu sont relégués hors de la classe. La crainte avouée est celle d’une contamination de la philosophie éternelle par les sciences humaines, et leur intempestif soupçon. L’Homme, celui qui « de tous temps » ouvre les mauvaises dissertations, est de nouveau droit dans ses bottes.

2 Ces suppressions vont se heurter, c’est sûr, à des conservatismes. Certains, les sans-papiers par exemple, font déjà une différence entre les règles du droit (notion maintenue dans le programme) et les exigences de la justice (évacuée du programme). Mais qu’est-ce que les sans-papiers savent de la justice ? Et du programme de philo ?

3 Ne nous affolons pas. Ces notions litigieuses, on pourra toujours les aborder de biais, à partir de celles qui restent. Présenter l’inconscient comme un amusant épisode dans la philosophie de la conscience. Traiter la société comme une intéressante excroissance de la réflexion sur l’État. Tout ce fatras, tout cet excès de réalité sera enfin remis à sa vraie place. Celle, minoritaire, de faire-valoir des concepts sérieux.

4 Et ta sœur, c’est un corollaire ?

5 Étrangement, Émile Durkheim, fondateur de la sociologie, apparaît par ailleurs au programme des auteurs. Mais comme la société a disparu, on ne sait trop ce qu’on étudiera de lui. Ses poèmes érotiques ou ses notes de blanchisserie ?

6 Dans l’ordre de la science, ce n’est guère plus brillant. Le programme se débarrasse de tout un pan de l’épistémologie : celui qui s’attache à décrire dans l’ordre des idées les mouvements compliqués de la génèse, des ruptures, des émergences et des retours. Ni Bachelard ni Kuhn ne sont plus dans l’air du temps : « La constitution d’un concept scientifique » est remplacée par « la démonstration », « l’interprétation », comme autant d’expressions d’une Raison sans histoire.

7 Contre toutes ces vieilleries, un nouveau concept : « le mal ». En vrac : Auschwitz, le Temple solaire, Marc Dutroux, l’humanitaire au secours des victimes. Ad libitum, ad nauseam. Deux enjeux semblent présider à ce choix. D’abord, donner les jetons aux élèves (qui, pendant ce temps, ne sont pas dans la rue à casser des automobiles). Ensuite et surtout, réhabiliter l’éthique, à tout le moins cette éthique qui, contre les subtilités du politique et de la vie, ne s’écrit et ne s’entend qu’en majuscules. Il faut lire les dernières lignes du programme comme on ahane une montée orgasmique : « le mal, le bonheur, le devoir, la raison, la vérité, la beauté, la liberté ». Le lyrisme moral vient ainsi loger ses gros et nobles concepts en lieu et place d’une description un peu fine des coordonnées de la pratique : le Mal et la Vérité, plutôt que la société. Comme disait un dignitaire soviétique, justifiant contre Malévitch et l’avant-garde le réalisme socialiste : « Le Peuple aussi a droit aux colonnades. »

8 À propos, j’oubliais. Dans les sections scientifiques, économiques, technologiques, l’art a été remplacé par la beauté.

La beauté.

Ça valait bien le coup de faire une expo Bacon.

Post-scriptum : Alain Badiou n’est pas au programme. Mais cela n’interdit pas de lire son petit livre sur L’Éthique, essai sur la conscience du Mal (éditions Obliques). Un philosophe qui dit tant de mal de la pensée du Mal ne peut être totalement mauvais.