la représentation des bourreaux

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« Écoute, ma petite enfant, s’il te plaît, calme-toi, je t’en supplie. Il faut que tu me croies. Je n’ai rien à faire dans tout cela. » « Mon travail est purement administratif et je suis là pour construire, pour superviser les constructions, c’est tout... » « Je suis présent, mais je ne fais rien à personne. »

C’est dans ces termes que madame Stangl évoque à Gitta Sereny, journaliste et écrivain, les premières explications que lui a données son mari sur son métier. Les constructions étaient des chambres à gaz, le lieu de travail, Tréblinka, Franz Paul Stangl en était le commandant. Il était une des chevilles ouvrières de ces massacres de masse qui atteindront leur apogée industrielle à Auschwitz-Birkenau. Pourtant ce n’est pas directement de lui, ni de ses homologues, ni du génocide des Juifs et des Tsiganes, dont il sera question, ici. Mais de... la représentation des bourreaux.

Les bourreaux, au sens strict, n’existent pratiquement plus. Quand on en parle, c’est par abus de sens. Par excès. Il s’agit des agents (perpetrator, en anglais, Täter, en allemand) de ces vastes tueries et de ces génocides qui, depuis le génocide commis, entre 1915 et 1916, par les Turcs sur les Arméniens, sont une des spécificités de notre siècle.

entre guillemets

Les « bourreaux » sont en deçà des mots et du sens qui les évoquent. Contrairement à de nombreux pans du réel, leur réalité reste en défaut des discours tenus à leur propos. C’est pourquoi tenter de parler d’eux, ou de les représenter, comporte des risques. Entre autres, celui de les rendre attrayants, voire sympathiques. Il est cependant important de les sortir de l’anonymat dans lequel ils demeurent, et grâce auquel ils passent souvent inaperçus. À cause de cela, on a trop tendance à les confondre avec
« Monsieur Tout-l’monde ».

Ils ont, au XXe siècle, occupé ces lieux, désertés par le sens et en proie aux désirs insconscients les plus refoulés, que sont potentiellement les machineries bureaucratiques et les corps chargés du maintien de l’ordre. Machineries qui sont aux services des partis ou des États - au service de quoi seront-elles, après-demain ? Quelles formes prendront-elles ?

Ce qui caractérise les « bourreaux » ce n’est pas tant une catégorie socio-professionnelle ou une
classe, qu’un certain rapport de soumission à la hiérarchie et à l’ordre reçu, une faculté de se déresponsabiliser en s’en remettant au désir d’un être qui tient lieu d’Autre, incarné ou non, qui fait loi, et un type de conscience très soucieuse du travail bien fait.

Généralement, leur situation les a prédisposés à un clivage spécifique. D’un côté, ils se laissent instrumentaliser, ils répriment leurs affects jusqu’à passer au-dessus de toutes les répulsions physiques - les meilleurs se sentent élevés par cet état comme s’il était la preuve « ontologique » de leur force (ce sont les consignes de Himmler à ses SS). D’un autre côté, ce sont de (charmants) pères de famille et des maris aimants, attentionnés.

Il y a néanmoins un paradoxe. Que le « bourreau » soit pourvu d’une psychologie particulière, ne veut pas dire qu’il puisse être facilement isolé du reste de la collectivité. Bien au contraire, ses particularités se confondent dans la généralité, voire, dans des situations limites, la modifient. Nous ne savons jamais exactement ce que les situations nous réservent. C’est pourquoi notre vigilance ne doit jamais désarmer. Vigilance non simplement vis-à-vis de la loi - au cas où celle-ci se ferait criminelle -, mais aussi vis-à-vis de nous-mêmes qui, tous autant que nous sommes, pouvons céder sinon à la lâcheté, du moins aux facilités de notre condition. Et laisser s’installer les situations propices aux « bourreaux ». La désobéissance civile, sans jamais être un principe, doit être inspirée par ce sentiment.

des représentations qui font, ou non, écran

Rien n’est irreprésentable, pas plus la sympathie sur le visage d’un fonctionnaire zélée que des catastrophes ou des assassinats en direct, fussent-ils massifs. La question n’est pas là, surtout dans un monde où nous vivons quotidiennement la grand-messe médiatique des malheurs du monde. La représentation des bourreaux comporte des risques.

Soit elle fait trop sens. Leur réalité est alors occultée par des images telles que celles du « monstre », du « diable », ou de la « bête au ventre fécond ». Elle produit alors une fascination malsaine, parfois déniée,
parfois assumée. Soit, dans l’autre direction, elle présente les bourreaux en victimes. De plus en plus même, ils disparaissent derrière des victimes réifiées par l’idéologie médiatico-humanitaire. Bourreaux-épouvantails ou écrans de victimes, notre monde réclame des représentants, tantôt messianiques, tantôt diaboliques, pour mieux se détourner de la complexité des rapports de pouvoir qui nouent l’individuel au collectif.

C’est au niveau des modalités de représentation que cela se joue. Là, les choix déterminants s’effectuent et l’économie des rapports entre esthétique, éthique et politique se gère. Ces choix constituent un engagement propre dont le sens, en tant que tel, ne peut se passer, et qui assignent au sujet-spectateur une place donnée. Le problème n’est pas tant d’adopter le point de vue de la victime ou celui du bourreau que de déterminer dans
quelle position va se retrouver le spectateur. Ou bien lui dégager une marge où il sera sujet de son imagination, et lui laisser une liberté critique. Ou bien faire du spectateur l’objet de ses fantasmes et des configurations de pensée auxquelles la culture l’a assujetti.

« Les victimes qui échappent à l’humanitaire sont les victimes, directes ou indirectes, de l’humanitaire lui-même. D’ailleurs, c’est dans la victimisation du monde, dans cette espèce de difficulté que l’humanitaire éprouve à voir les conséquences troubles de son action que l’on peut voir le problème. Par exemple, le Rwanda est un terrain où les vraies victimes ont été occultées par celles, médiatiquement fabriquées dans les camps de réfugiés, par les « artisans » du génocide. C’est sur ces victimes que toutes les organisations possibles et imaginables, publiques et non-gouvernementales, ont fondu. Les organisations ont masqué les véritables victimes du génocide derrière l’écran de personnes totalement manipulées. C’est ce que l’on pourrait qualifier de négationnisme humanitaire.

Si l’on remonte un peu plus loin... La famine d’Éthiopie a été, également, un moment de production de victimes cachant la véritable oppression du gouvernement et les victimes qu’il causait. Le mouvement humanitaire en général, pas seulement les ONG, s’est coulé dans le moule que la dictature lui avait préparé. Il a contribué à cette espèce de tandem idéal secouriste / victime derrière lequel fonctionnait une machine à détresse, dont le carburant était précisément l’aide humanitaire.

Ce sont les modalités de l’action, les représentations et les discours qui déterminent une espèce de non-lieu, de territoire dans lequel sont isolées les vraies victimes, au profit de constructions idéalisées... »