la sécurité, une valeur de gauche ?

big brother is watching himself

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Un utopiste du siècle passé - Fourier sans doute - proposait ingénument que nous retournions tous nos vestes de devant derrière. Ainsi l’espèce humaine serait-elle acculée à une solidarité minimum : chacun ayant désormais besoin d’autrui pour se reboutonner le dos. Ce bienheureux penseur venait à son insu de réinventer le principe de la camisole de force. Puis vinrent les camicia nere de Mussolini, les chemises brunes, rouges, hawaïennes, les cols dits Mao... : un siècle de basse couture, souvent d’après le même patron.

Gérard, lui, ne porte pas d’uniforme. Pourtant, il est vigile, télévigile plus exactement. Quand il prend son tour de garde, c’est à l’aide d’une carte magnétique, puis d’un code secret. Une fois dans le sas de sécurité, il signale sa présence au veilleur précédent. Ce dernier, enfin délivré, cède sa place, quitte les lieux sans oublier de renfermer Gérard de l’extérieur. Pour lui, plus question de sortir tant que le guet suivant n’a pas montré patte blanche, refait la manœuvre et pris le relais. Plus de foutue pointeuse puisqu’ils ont, les uns envers les autres, tout intérêt à se pointer à l’heure. La ponctualité, ils se la doivent mutuellement. Entre employés, la confiance règne jour et nuit sur un cercle vicieux et quelques vidéos en circuit fermé. La vigie moderne est pure présence, seule sa liberté surveillée le travaille.

Il en aura fallu des meurtrières, donjons, miradors avant d’inventer le meilleur poste d’observation, le téléviseur. À ce sujet, dans certains immeubles à loyer modéré, un câblage interne offre, outre les programmes des chaînes nationales ou étrangères, un énième canal où les habitants ont tout loisir de surveiller leur parking, boîte aux lettres, cabine d’ascenseur, en direct. Braqués à tous les étages, ces caméras ont un effet, paraît-il, dissuasif. On aurait tort pourtant de gloser sur pareil dispositif de délation. Big brother is watching himself. Bambins, retraités, ménagères et autres inactifs officiels passent trois heures par jour, en moyenne, à mater l’image fixe de leur hall d’entrée. Un seul plan séquence sans fin ; dernier avatar du cinéma du réel. Et chacun y a pris goût, devant sa petite lucarne, à ce rendez-vous quotidien avec le néant.

Gérard vit dans le même sas intemporel, en bras de chemise, oisif à double-tour devant son moniteur de contrôle. Avant il bossait pour une compagnie d’ascenseurs, mais les pannes, trop fréquentes, l’obligeaient à demeurer vigilant. Recruté, il y a deux ans, par un cartel de banques, il a pris l’habitude de m’emprunter des livres, en attendant l’alerte. Depuis lors, il a lu tout Genet, sans qu’aucun malfrat en ait jamais profité. À l’insu de ses patrons, il leur a fait un enfant - dans le dos, précisément -, avec l’hôtesse de sécurité qui, chaque nuit, sur l’écran, avait Gérard en point de mire. D’un poste annexe, lui aussi pouvait la surveiller de très près. Ils se sont croisés au détour d’un couloir, revus dans un café, déboutonnés ailleurs. Leur enfant se prénomme Maxence.