Aux origines d’un nationalisme
Passons sur la question de l’intérêt, tant tactique que politique, de l’appel au consensus face à l’actuel conflit israélo-palestinien. Nous avons fait des choix différents. En appeler à revisiter le sionisme pose dans tous les cas un double problème. D’une part, cela présuppose une origine du sionisme qui soit aussi quelque chose comme un sionisme originel, auquel on puisse clairement se référer. De l’autre cela postule, sinon une identité, au moins une adéquation entre ce sionisme originel et la nécessité d’un consensus, seul apte à faire advenir l’idée de la paix dans la « société israélienne ». Partons donc à la recherche de ce sionisme des origines qu’il faudrait rénover et adapter pour en faire une idéologie utilisable pour la paix. Mais n’est-ce pas en vérité trop lui demander ?
« Du temps du Yshouv, la chronique avait idéalisé les hommes des alyas pionnières ; avec le temps de l’État, c’est toute l’ère du Yshouv qui est portée au statut d’âge d’or. »
– Zeev Sternhell, Aux origines d’Israël, p.37
« C’était mieux avant. »
– Francis Cabrel
Si l’on comprend bien l’auteur de « Six jours en Israël », c’est avant 1948 et la fondation de l’État d’Israël qu’il faut chercher. Quelque part au milieu des contradictions et des luttes idéologiques qui ont conduit à l’hégémonie travailliste jusqu’en 1977, et à la construction de l’État-Nation militariste, ethniciste et colonial que l’on connaît. La question se pose alors : chez quel « père fondateur » du sionisme faudrait-il chercher cette origine, ou plutôt au sein de quelles tensions ? Faut-il invoquer Herzl ou Nordau, les premiers théoriciens ? Ou plutôt les idéologues de la seconde alya [1] (la génération de juifs implantés en Palestine entre 1904 et 1914) : Gordon, apologue d’un nationalisme organique et d’une conquête pacifique du territoire avec le travail pour arme ; Borochov et ses tentatives de conciliation entre un socialisme intégrant encore la lutte des classes comme principe moteur et une pensée nationaliste ; Ben Gourion, enfin, qui tira son pouvoir de sa capacité à la synthèse de ces courants au sein de la gauche en Eretz-Israël [2] ?
C’est au sein même de ses contradictions, nous dit-on, qu’il faut chercher l’essence du sionisme, ce qui permettrait une réappropriation de sa phraséologie dans une louable volonté de servir la paix.
Seulement, à chercher cette origine contradictoire (ou cette contradiction originelle ?), on bute sur de solides continuités. Déclinées quant aux besoins, variant en fonction des situations, elles restent des principes qui sont non seulement les fondements d’une idéologie, mais les armes réelles du projet sioniste : l’implantation volontariste d’une nation juive en « terre d’Israël ».
une terre pour les juifs
On pourra discourir sur les débats qui ont agité l’organisation sioniste mondiale (OSM) avant l’implantation en Palestine, des propositions d’installation d’un foyer de peuplement juif en Argentine, en Ouganda ou en Amérique du Nord, c’est toujours d’une entreprise coloniale qu’il s’agit. Par-delà ses multiples composantes, le sionisme est un européo-centrisme, typique du dix-neuvième siècle et de ses postulats colonialistes et racistes : « Le monde non-européen comme espace colonisable », selon la formule de Maxime Rodinson, est une étendue inerte qui attend l’arrivée de la civilisation. Le slogan sioniste : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » est l’expression de cette négation de populations et de cultures dont l’existence paraissait négligeable. Le mythe du pays vide ne cède dans cette optique qu’au profit d’un discours sur la passivité orientale, sur les quelques fellahs ou bédouins arriérés qui ne peuvent que profiter de l’apport civilisationnel du projet sioniste. La fondation d’un État juif en Palestine revient au cadeau fait à ces arabes soumis au féodalisme et dont on fera le bonheur malgré eux. Le travaillisme israélien n’a reculé devant aucune représentation autoritaire du progrès pour légitimer l’entreprise coloniale du sionisme et soulager sa bonne conscience socialiste. Aujourd’hui encore, les écrivains pétris de bonnes intentions de la gauche israélienne véhiculent des poncifs orientalistes et un exotisme de pacotille que n’aurait pas renié un Pierre Loti. Herzl résumait : « Pour l’Europe nous constituerions là-bas (en Palestine) un avant-poste contre l’Asie. Nous serions l’avant-garde de la civilisation contre la barbarie. » De fait le sionisme servira de tête de pont des idéologies nationales qui se sont répliquées à sa suite à travers le monde arabe…
en haine de la diaspora
La question de la terre est indissociable, pour les premiers théoriciens du sionisme (Pinsker dès 1881, puis Herzl) de celle, non seulement de la sécurité des juifs (tous deux étaient des assimilés et ont basculé dans le nationalisme suite à la vague de pogroms de 1881 puis de l’affaire Dreyfus), mais aussi de celle de leur identité. Peu importe le lieu, du moment qu’il y a une patrie pour les juifs. L’insistance sur ce point des premiers théoriciens peut se lire dans leur opposition à divers courants, sionistes ou non qui leur sont contemporains : le « sionisme spirituel », ou le « hovevé-sionisme » qui préconisaient des colonies de peuplement dispersées en Palestine, à l’encontre de l’idée d’un État juif ; mais aussi et surtout les mouvements internationalistes au premier rang desquels le Bund dont la concurrence (parce que mouvement spécifiquement juif) portait un tort réel à l’OSM, dont il est l’exact contemporain. Enfin, et ce n’était pas le moindre des problèmes, l’immigration massive des juifs d’Europe orientale persécutés, vers d’autres pays d’Europe et vers l’Amérique, s’opposait au projet d’une patrie juive. Il est à noter que jusqu’à la restriction de l’immigration nord américaine en 1922, moins de 1% de l’émigration juive prenait la direction d’Eretz-Israël. La seule question de la sécurité des juifs d’Europe n’était donc pas en jeu dans le projet sioniste, au moins jusqu’aux 4e et 5e alyas (vagues de « retour » des années 1924 à 39), plus massives. Le sionisme ne s’invente donc pas seulement en réponse aux persécutions, mais bien comme refus de la dispersion qu’accentue l’émigration massive, et déjà matérialisée par la diaspora. Car si l’identité juive est supposée prendre sens et développer son génie propre au sein d’une patrie retrouvée, il faut supposer en amont que la dispersion est facteur d’affaiblissement des juifs non seulement comme groupe social, mais aussi comme nation. Herzl l’écrit on ne peut plus clairement : « On m’objectera que je fais le jeu des antisémites en proclamant que nous constituons un peuple, un peuple unique » ; et Nordau de surenchérir sur le thème de la « dégénérescence » (titre de son ouvrage le plus connu) fatalement provoquée par l’exil, de fustiger le « cosmopolitisme décadent » et l’opposition entre les juifs du shtetl (déracinés, malsains, parasitaires) et « l’hébreu nouveau » à construire par le retour à la vie « saine » et aux travaux des champs, la sacralisation du travail manuel, la rédemption par la terre, « la renaissance physique de la race », etc. La diaspora, et son corollaire le plus dangereux, l’assimilation culturelle et sociale des juifs, est donc à combattre au nom du renouveau de la race, de la culture et de l’identité. En ce sens, Aharon-David Gordon, maître à penser des idéologues de la deuxième alya (au rangs desquels Katznelson et Ben Gourion) et promoteur d’un nationalisme biologisant n’est pas en reste : « Nous sommes un peuple parasite : nous n’avons aucune racine dans la terre, aucun sol sous nos pieds. Nous ne sommes pas uniquement des parasites économiques, mais aussi des saporophytes de la culture des autres, de leur poésie, de leur littérature et même de leurs valeurs et de leurs idéaux. […] Telle est la réalité, telle est la diaspora. » Le sionisme des origines de Pinsker à Ben Gourion est de toute évidence un nationalisme judéocentriste (la religion est invoquée plus comme ciment national que comme contenu révélé) et européocentriste (à l’origine du projet colonial, puis en acte dans le rejet des juifs orientaux, des yéménites des années 1920 aux sépharades fondateurs du Shas) fondé sur un enracinement dans la terre (qu’elle soit promise ou non). Et on ne pourra ici objecter la diversité contradictoire des courants sionistes : d’un Herzl issu de l’intelligensia libérale d’Europe occidentale, ancien assimilationiste devenu nationaliste, à un Gordon marqué par le vitalisme nietszchéen et la pensée volkiste, ce trait est une évidente constante du sionisme des origines, et qui perdure naturellement dans l’idéologie du pouvoir israélien après 1948.
le socialisme national
Un des tours de passe-passe relatif au sionisme originel consiste à valoriser le projet socialiste dont certains de ses propagandistes étaient porteurs, projet qui aurait été trahi par moments successifs, jusqu’à devenir le parti travailliste droitier actuel. Ce discours véhicule une double falsification. D’abord parce que les courants socialistes du sionisme des origines, proudhoniens ou marxisants, ne furent jamais décisifs. Ensuite parce qu’opposer une conception socialiste (marxiste ou non) de l’unification nationale au processus même de cette unification n’a de sens que si l’on refuse de penser le rôle efficient que la première a joué dans la seconde.
Posons d’abord la thèse en vigueur. À l’origine, trois courants dans la gauche en Eretz-Israël : le courant nationaliste antisocialiste du Hapoel Hatsaïr ; à l’opposé, les socialistes et néanmoins nationalistes « borochovistes » du Poalei Tsion ; entre les deux, les « sans-parti » qui tentent une synthèse pragmatique qui va aboutir à la fondation du Mapaï en 1930. À ce moment-là, tout serait déjà perdu pour la cause socialiste en Eretz-Israël. Or, s’il est incontestable qu’un Ben Gourion, arrivé un peu par hasard, un peu par opportunisme au Poalei Tsion a tout fait pour « recentrer » le discours du parti, en supprimer toute référence au marxisme et finalement le détruire pour fonder l’Ahdout Haavoda en 1919, puis le Mapaï en 1930, il (et tout le mouvement travailliste avec lui) garde du socialisme les préceptes qui vont non seulement légitimer, mais servir la construction du nouvel État dans les formes qu’on lui connaît. Il s’agit donc moins d’un détournement que d’une utilisation de ce qui, déjà présent dans les théories socialistes, pouvait servir cette construction. Cette idée d’un détournement d’un projet originel généreux a été défendue non seulement par ceux qui contestent les formes de l’État d’Israël (c’est la thèse de Sthernhell), mais aussi et tout simplement par ceux qui l’ont institué : ce sont les vagues d’immigration massives des 4eet 5ealyas et plus encore celles des années 1950 qui auraient rendu impossible le projet socialiste originel. Ces nouveaux migrants (qui ne sont pas des sionistes militants, mais des juifs fuyant les persécutions en Europe, puis des rescapés du génocide nazi, puis, enfin, des sépharades que la guerre israélienne contre les Palestiniens mettaient en difficile posture dans les pays arabes) parce qu’issus de la petite bourgeoisie ou tout simplement non-ashkénazes auraient été tout bonnement inaptes, à la fois idéologiquement et pratiquement, à un tel projet. De la même manière, les juifs de la 3ealya, essentiellement urbains, s’étaient vus reprocher leur peu d’enthousiasme à s’installer dans des colonies agricoles et à construire, par leur travail (manuel, s’entend) la jeune nation et le futur État. Et c’est précisément là que l’idéologie de la Nation à conquérir et l’alibi socialiste se rejoignent efficacement : dans le culte du travail comme réalisation de soi et base de la construction nationale. Les kibboutz et autres implantations agricoles collectivistes furent la vitrine souvent invoquée du projet socialiste en Eretz-Israël. Mais, outre qu’ils remplissaient parfaitement la mission d’expansion territoriale et militaire inhérente au projet colonial initial, qu’ils résolvaient dans bien des cas le problème du chômage des nouveaux arrivants de la 2ealya (les hommes de la première alya avaient opté pour une implantation de villages agricoles « classiques »), ils permettaient d’endiguer le recours systématique des exploitations privées à la main-d’œuvre arabe, moins chère et mieux qualifiée. Or ce qui compte, comme aimaient à le répéter les pères fondateurs, c’est le travail juif. De surcroît, l’expérience des kibboutz, pour avoir été essentielle à la reconquête (il importait de plus de favoriser cette base de masse, nécessairement paysanne, qui avait été constitutive des nationalismes en Europe), n’en est pas moins restée un phénomène marginal, dont l’extension n’a jamais été à l’ordre du jour : « La Kvoutza n’est pas née d’un désir d ‘expérimenter une théorie sociale. », affirma d’emblée le dirigeant de la branche eretz-israélienne de l’OSM, sous l’égide duquel le premier kibboutz fut fondé. En revanche, l’existence des kibboutz fournit un mythe efficace pour recruter des juifs de la diaspora convaincus de l’intérêt d’une organisation égalitaire du travail, et plus encore pour drainer des capitaux à niveau international.
Mais le produit réel de l’union du socialisme et du nationalisme sionistes se trouve matérialisé de manière beaucoup plus efficace par une institution comme la Histadrout, « Confédération générale des travailleurs », syndicat d’État et véritable cheville ouvrière de l’institution du pouvoir travailliste en Israël.
pour une société sans classes
« Le mouvement ouvrier organisé d’Eretz-Israël n’est pas un “prolétariat” parce que la confédération générale des travailleurs est “l’aristocratie du Yshouv”. », déclare Haim Arlosoroff au congrès du Hapoel Hatsaïr en 1926. Avant d’ajouter : « Le socialisme eretz-israélien est un socialisme de producteurs, non pas de consommateurs. » En 1926, toute velléité de construire une société différente en Palestine, en particulier autour d’un projet socialiste, est supposée avoir été liquidée par les « droitiers » de l’Ahdout Haavoda. Pourquoi alors une évocation du « socialisme israélien », sinon parce que rien mieux que lui ne saurait garantir le contrôle de l’organisation sociale eretz-israélienne ? La Histadrout est fondée en 1920 par les deux courants de la gauche eretz-israélienne. À la fois syndicat des travailleurs et institution centrale de l’organisation du travail (et de la redistribution), à la fois en charge des moyens de production et des services aux ouvriers (école, agence pour l’emploi, médecine…), elle devient vite incontournable. Loin d’instaurer un modèle alternatif ou un dispositif d’entraide au service des travailleurs, elle entend servir les intérêts supérieurs de la Nation. C’est ainsi qu’elle tardera par exemple à mettre en place un système d’enseignement secondaire pour les fils d’ouvriers (les fils de bourgeois étant destinés aux lycées classiques où la scolarité est payante), et qu’elle participera à l’hébraïsation forcée (en particulier des yiddishophones). À quoi bon, cela dit, se préoccuper de la scolarité des fils d’ouvriers puisqu’ils sont destinés à devenir à leur tour « l’aristocratie du Yshouv », c’est -à-dire eux-mêmes des ouvriers ? L’exaltation du travail manuel que l’on trouvait déjà chez Nordau comme facteur de mutation chez le juif qui fait son alya est commune à toutes les tendances du sionisme en Eretz-Israël. On la trouve comme on l’a vu dans le sionisme socialiste constructiviste qui sera dominant au Mapaï, et à travers les institutions censées l’encourager et l’organiser. Mais on la trouve également dans le nationalisme « organique » d’un Gordon : la nation, centrée sur l’identité juive est vue comme un corps qui tend à agréger les hommes et leur insuffler la vie véritable (« le souffle de la mère patrie […] fondu au souffle de la Nation »). Le « retour » est donc perçu comme une transformation nécessaire pour tout juif, la condition de possibilité de sa « créativité », mais il nécessite avant toute chose qu’on se corrige. Et cette correction passe par le travail.
Le travail non seulement pour construire et occuper cette terre mais aussi pour « renouveler la vie ». Dès lors pas de révolte possible, pas de marge, rien qu’un immense effort pour que fonctionne le corps de la nation, chacun à la place qui lui est assignée. Il serait dangereux et inadmissible que l’ouvrier juif se révolte contre le bourgeois juif dans la mesure où tous deux servent, là où ils sont, l’idéal sioniste. Et où tous deux, naturellement, sont juifs.
Là est le consensus sioniste, dans cette persistance du primat de la Nation dont tout juif, nécéssairement, participe qui autorise, hier l’élimination du Bataillon du travail, et aujourd’hui comme hier la colonisation des territoires palestiniens. Prétendre trouver dans le sionisme des origines un espace suffisamment contradictoire pour y faire coexister une idéologie nationaliste, ethniciste et coloniale et les exigences de la paix avec les Palestiniens nous semble relever au mieux de l’exercice rhétorique. Et au pire, de la mystification. À croire en l’éternité des pierres, on finit par invoquer leur silence.
Notes
[1] Alya, selon la Bible : le « retour » ou la montée des juifs en Israël. Ce terme est employé pour désigner les vagues successives d’immigration juives en Israël. Les cinq premières, de 1892 à 1939, sont numérotées.
[2] Littéralement « terre d’Israël », les écritures parlent également de « pays désirable », ce sont les Romains, en 135 de l’ére chrétienne, qui forgeront le terme Palestine.