Rien de neuf sous le hangar ?

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Toucher à la description juste de ce qui se joue au cœur des free parties suppose de s’y plonger tout entier, au risque de ne plus s’en déprendre. Peut-être est-ce là le prix nécessaire que le discours sur la fête doit payer pour ne pas se laisser prendre par les objectivations discursives, législatives ou policières, qui toutes participent, à un degré ou à un autre, à la labellisation méprisante de ces pratiques festives.

« Le kiutl était un psibérant, une drogue télépathique de l’extrême nord, que les voors introduisaient en contrebande au sud. Dans la société Massebôth, elle était très recherchée, mais la télépathie étant pour le gouvernement synonyme d’anarchie, la plante était interdite. ».
– A. Attanasio, Radix, éd. Robert Laffont, 1983, p. 62.

Un champ rectangulaire, long d’un kilomètre peut-être. Deux tracteurs, un hangar. Des centaines de véhicules, une dizaine de sound systems, des milliers de personnes, et la pluie. Mandatée par une association humanitaire elle-même financée par un Groupement d’intérêt public, je suis là pour ethnographier un nouveau type de fête, une nouvelle culture urbaine. Dès l’arrivée je fume un peu de kiutl, un psibérant, une drogue télépathique originaire de l’extrême nord, fort utile pour ce genre d’exercice. Je déambule, suivant le sac et le ressac des teufeurs dans la boue, piétinant et ruinant le champ, trouvant parfois un bout de planche pour danser sans perdre une chaussure. Il pleut sans cesse, je me dirige vers le hangar me mettre au sec un moment. Je me poste dans le fond, près d’une fille d’une vingtaine d’années, qui communie avec le Grand Tout pour la première fois. J’attends que sa voix intérieure me raconte son histoire :

« Après de longues heures d’un parcours infernal nous voilà arrivés devant un sinistre hangar perdu à mille lieues de toute habitation. Il me fait l’effet d’une énorme boîte de tôle vibrante d’où filtrent des lumières et des sons. Au milieu de la file d’attente, entourée de gens étranges qui ont l’air de parfaitement savoir pourquoi ils sont là, je me mets à avoir peur de perdre ceux avec qui je suis venue et que je connais à peine. J’ai aussi peur, une fois à l’intérieur, de me retrouver écrasée par cette foule, comme dans les concerts. J’attends. Il pleut. Je suis timidement les autres jusqu’au fond du hangar, près des enceintes. L’un d’eux me donne solennellement une pilule et une bouteille d’eau. J’avale sans demander mon reste et fais passer la bouteille. Ils rient et se mettent à danser au milieu des gens. Je reste dans mon coin, les mains dans les poches. Je me sens gênée de ne pas danser mais apparemment tout le monde s’en fout. Il est 2h30 et je me dis qu’il vaut mieux me faire une raison parce qu’on ne repartira pas d’ici avant 6 heures.

Celui qui m’a donné la pilule me jette quelques coups d’œil, me demande si ça va. En fait je commence à avoir un peu chaud. Je marche et mes jambes sont légères et cotonneuses. J’attends un peu, j’observe les gens. Finalement c’est pas si mal et puis la musique n’est pas si agressive. Tiens, la musique justement. J’ai de plus en plus envie de me débarrasser de ma veste et de retourner près des enceintes. Je marche plus légèrement encore et la musique m’attire et me décolle les bras du corps. Je retrouve mes trois copains. Nous avons tous les quatre le même sourire aux lèvres bien que je ne ressente pas grand chose de plus qu’une nouvelle énergie qui a balayé mon envie de dormir. Sans même le décider vraiment, je me mets à danser, sans réfléchir, en me laissant guider par la musique. C’est un nouveau monde, une nouvelle dimension, une autre échelle. Sautiller, bouger, le corps entier en mouvement, suivre un rythme puis l’autre, courir et surtout respirer, respirer à pleins poumons. En plein milieu de cette foule dansante, j’ai l’impression de disposer d’une place infinie pour danser.

De temps en temps, je ressens nettement l’effet de la drogue qui m’entraîne dans la musique, dans ses spirales, ses montées, ses tunnels. Il me semble n’en avoir jamais écouté d’autres, n’avoir jamais été aussi proche du Son. Mes jambes ne sont plus que la manifestation de ce rythme qui sort de Terre. Je ne fais qu’un avec Tout-(le)-Monde et c’est un bonheur de voir les autres danser. Les lumières, les vêtements soulignent leurs mouvements anarchiques, robotiques ou déliés. J’entends des sifflets, des cris jubilatoires, je vois des bras qui se dressent, des corps tendus qui bondissent. La profondeur et l’intensité des regards créent en moi un vertige spiralé, une trop grande bouffée de bien-être qui m’empêche de parler et me pousse à leur communiquer mon bonheur qu’ils soient en vie par la danse. Un grand ménage s’est fait dans ma tête, ne laissant que l’envie d’être ici à cet instant plutôt que nulle part ailleurs, parce qu’Ici il se passe quelque chose, il se passe l’essentiel. Une quantité de petits échanges ont lieu avec des inconnus qui n’en sont pas vraiment. Puis tout à coup, il y a moins de monde, une porte est ouverte, le jour est déjà levé. J’ai un peu froid, je danse toujours et il est hors de question que la musique s’arrête. Quelqu’un nous dit qu’il est neuf heures du matin mais ce n’est pas crédible. » [1]

« L’ouverture de la tête qui s’évapore partout » me disait récemment un organisateur de free party, autonome jusqu’à la moelle, contestataire et humaniste ; je comprends mieux à présent de quoi il s’agit. Mais suffit. J’ai cru apercevoir près de l’entrée trois jeunes hommes un peu plus « terre à terre ». Ils ont un chien et un air renfrogné. Je me place près de celui qui semble le plus calme. Cheveux bien coiffés, blouson Lacoste, jeans blanc maculés de boue, chaussures non identifiables. Mains dans les poches, il observe les technoïdes d’un air navré pendant que ses deux copains discutent vivement.

« Ça fait déjà un moment qu’on vend des taz, ça marche presque aussi bien que le teushi ces temps-ci. J’avais déjà écouté de la tek en club mais jamais en “ teknival ” comme ils disent. En tout cas ici y’a moyen de vendre, peut-être même de brancher des meufs, on verra bien. Quand on est arrivé c’était l’horreur absolue. On a été obligé de marcher un moment avant d’arriver sur quoi ? Sur un tas de boue avec des camions coincés dedans. En plus il flotte et ça n’a pas l’air de vouloir s’arrêter, on ne voit rien, c’est en pleine cambrousse ce truc. Ils sont sapés comme des pauvres ici alors qu’ils sont blindés de fric. Mais c’est quoi ces gens ? Ils sont là à se défoncer dans un lieu carrément dégueulasse, avec des flics autour et des vendeurs de saucisses qui doivent se faire un maximum de blé. Et il a fallu que je choisisse ce jour là pour m’acheter un futal et des baskets neuves. Blanches de préférence. Fait chier. Enfin… On a pu choper des clopes et de la bouffe dans une bagnole qu’on n’a pas été foutus de démarrer, c’est déjà ça. Et les deux autres qui ont un flingue maintenant, comment je vais les tenir ? C’est quand même bizarre ces touristes anglais qui se baladent en car avec des flingues dans le coffre… Bon, de toute façon je m’en fous, ils peuvent bien aller braquer des gens dans les bois s’ils veulent, moi je reste pas avec eux si ça se met à délirer…

Pour moi la techno c’est toujours associé aux ecstas. Tout le monde dans la cité s’est forcé un peu à écouter de la techno par rapport à l’ecstasy, par rapport au phénomène Rave parce que bon… Ce qui est bien aussi c’est qu’on peut y aller à dix mecs, t’as pas besoin d’être accompagné, tu peux être en baskets sans te faire jeter et puis c’est vrai qu’en plus tu peux te défoncer la gueule. Pour moi, malgré tout, la techno ça reste une musique pour se défoncer la gueule. Dans les soirées rave j’ai du mal à communiquer avec les gens, d’abord parce que la musique est trop forte et puis en plus cette musique elle me fait stresser. Et puis j’aime pas danser n’importe comment, ils dansent tous n’importe comment, ils se laissent aller, c’est pas beau à voir. Voilà. Et puis j’aime pas cette ambiance glauque, je trouve ça glauque et malsain. C’est vrai qu’il y a plein de gens qui kiffent, c’est vrai qu’ils prennent des risques en organisant des teknivals, ils font ça gratuitement, mais bon, c’est peut-être pour l’amour de la musique, mais c’est aussi pour l’amour de la défonce, ils veulent quoi ces gens-là, ils cherchent quoi ? C’est ça que je ne comprends pas. Même s’ils ont des idées positives, je pense que c’est des fêtes qui perdent les jeunes. Parce qu’en fait ils se renferment plus qu’autre chose, ils cachent quelque chose je pense. Et puis ça sert à rien… En tout cas, je crois qu’on est vraiment une génération qui se foncedé et je me demande où on va aller comme ça. C’est vrai qu’on s’enrichit aussi dans l’expérience de la foncedé, tu apprends à connaître les gens, à te connaître toi, c’est important mais… » [2]

Me dirigeant vers l’extérieur pour faire un tour sur le stand de Médecins du Monde, qui même de loin a l’air débordé, je me réchauffe autour d’un feu de camp. Une fille sortie de Mad Max rince les pattes de son chien sans doute blessé pour examiner l’état des coussinets. Un jeune homme, tout de kaki vêtu, roule tranquillement un joint à leur côté. Il est coiffé comme les trisomiques dans le film Freaks de Tod Browning, la tête rasée avec juste une queue de cheval ancrée sur le sommet du crâne. En passant, un autre technoïde lui lance : « Elle est destroy ta coupe de cheveux », lui répond d’un ton sarcastique : « Ouais, c’est parce que je cherche du travail. » Puis il retourne à son monologue intérieur :

« Dès que je touche le RMI j’achète un cametar, fini de faire le guignol dans cette société pourrie, on monte un sound system et on part sur les routes. Ma route à moi elle est là et je suis pas tout seul. On peut lutter, on peut résister contre ce système. Organiser des teufs c’est le meilleur moyen de le faire savoir aux gens, de leur prouver que Tout Est Possible, qu’on peut rester insaisissable et vivant… Ça nous permet de survivre aussi. » [3]

Je file vers les stands de réduction des risques. Il y a une longue file d’attente au stand testing. Un teufeur cherche le métro, l’œil hagard, un autre se plaint qu’il est en train de perdre les eaux, un autre encore est tout vert et clame qu’il a pris du GHB à son insu. Quelqu’un lui explique que non, ce n’est pas parce qu’Envoyé Spécial a diffusé il y a deux jours un documentaire sur la « drogue du viol » que le marché français est envahi. Les professionnels de terrain n’ont jusqu’à présent trouvé aucune trace de GHB en free party. Des groupes de gens installés autour d’un feu boivent du thé en discutant tranquillement. Un médecin et un usager militant, tous deux d’une quarantaine d’années, observent le manège en prenant leur petit-déjeuner, confortablement assis sur une table placée contre un camion. Je me place près d’eux après avoir fumé encore un peu de kiutl, pour mieux percevoir le fil de leurs pensées, leur version de l’histoire.

« Dans les premiers temps de sa consommation (fin des années 1980), l’ecstasy était perçue comme la drogue safe, sociabilisante, procurant des sensations encore jamais expérimentées et ne présentant aucun danger. Son image était alors très éloignée de celle de l’usager de drogues dépendant, malade ou délinquant. Les raves se répandent rapidement en Europe et en France, parallèlement à la production industrielle de cette substance. Dès 1995, la baisse de son prix consécutive à ce nouveau mode de production eut pour conséquence une forte dégradation de la qualité du produit. Tandis que les chimistes, afin de contourner la législation, commençaient à fabriquer des molécules ne figurant pas sur la liste des stupéfiants, certains dealers vendaient des médicaments maquillés sous le nom d’ecstasy.

Les Hollandais, conscients des risques sanitaires importants causés par cette situation, mirent rapidement en place un système de contrôle de la qualité des ecstasy, qui leur permit en quelque sorte “d’assainir” les produits en circulation sur le marché clandestin. Dès 1995, deux associations françaises (le Tipi et Techno+) évoquent la nécessité de mettre en place des actions de réduction des risques. Ils découvrent l’absence quasi totale d’informations médicales à propos des drogues de synthèse. En 1997, la Mission Rave est mise en place à Médecins du Monde et ses actions commencent à interpeller ouvertement l’opinion et les pouvoirs publics. L’utilisation du “ test de Marquis ”, qui permet une évaluation grossière de la composition des comprimés vendus sous l’appellation d’ecstasy, soulève alors de nombreuses polémiques. En réalité, le testing a essentiellement servi d’outil de communication, non seulement entre les professionnels de la prévention et les usagers mais aussi entre ces professionnels et les pouvoirs publics, désormais suffisamment alertés sur les risques sanitaires liés aux produits frelatés pour continuer de les ignorer.

Notre objectif est de faire circuler une information la plus objective possible sur la nature des produits, leurs effets, les risques qui leur sont associés en cas d’abus, de consommation régulière et importante, de facteurs de vulnérabilité particuliers (physiques ou psychologiques). (…) Certains pensent qu’informer, c’est banaliser. Nous pensons qu’informer, c’est éduquer et donner aux gens la possibilité de faire un choix responsable. La négation d’un phénomène, ou sa dissimulation, n’est pas à proprement parler une attitude crédible en termes de prévention. » [4]

Je m’éloigne du stand pour réfléchir et m’installe sur une petite colline qui offre un bon point de vue sur l’ensemble de la fête. Elle n’héberge qu’un couple de néo-punks tendrement endormis. Au loin j’aperçois les estafettes de la police et des vélo-cyclistes-du-dimanche-matin qui s’arrêtent pour regarder le spectacle, médusés.

Les us et coutumes de cette population technoïde révèlent une complète intégration de l’usage de psychotropes, une valorisation de l’expérience et une non-dissimulation de cette pratique. La scène techno, de plus en plus médiatisée, a donc fini par être identifiée comme la « scène ouverte » de consommation des années 1990 et 2000, part émergée de l’iceberg que forment les « nouvelles addictions », le dopage, la surconsommation d’une foule de médicaments, psychotropes ou non, mais visant la performance sexuelle, physique, professionnelle, émotionnelle, relationnelle. J’essaie d’y voir clair dans la position des pouvoirs publics par rapport à tout ça. Malheureusement cette fois, le kiutl ne me sera d’aucun secours.

Troublée par ces pensées, j’aperçois alors une tour qui domine le lieu. Absorbée que j’étais par la découverte de ces parcours, je n’avais pas encore levé le nez pour intégrer ce mobilier dans le décor. De l’intérieur de la cabine l’observateur bénéficie d’une vue panoramique sur l’ensemble de la fête. Des agents, camouflés ou non, équipés de carnets, de micros, de caméras, l’informent en temps réel sur l’évolution de l’événement. Mais quelle en est sa perception ? Que révèlent ces hésitations, ces changements de cap, cette opacité finalement ? Une peur de la déviance ? Un souci économique ? Une errance démagogique ? Un simple embarras ou une indifférence ?

Les pouvoirs publics ont en effet longtemps hésité entre une reconnaissance du phénomène techno et son interdiction. Ils ont d’abord toléré ces événements hors normes, puis les ont réprimés sans légiférer (1995), puis les ont officiellement tolérés à la condition qu’une assistance sanitaire soit présente sur les lieux (1999). La circulaire de 1999, signée des ministères de l’Intérieur, de la Culture et de la Défense, semblait montrer une plus grande souplesse du gouvernement à l’égard des fêtes techno clandestines. Cette évolution était liée à l’intervention dans le débat du concept de réduction des risques. Encore marqué par l’histoire de la prévention concernant les risques de transmission du VIH, le gouvernement donne son aval et son appui financier pour la réalisation d’une plaquette d’information et de réduction des risques, qui résulte d’un partenariat entre Techno+, Aides et le magazine Coda.

Cette même année, la MILDT [5] finance l’OFDT [6] pour mettre en place le dispositif TREND-SINTES, un système de suivi des tendances en matière d’usage de drogues, couplé avec une analyse des produits en laboratoire. « Suivre les tendances récentes » veut dire donner de l’argent à des chercheurs et à différents acteurs présents sur le terrain, qui côtoient les usagers, les observent, et font de cette expérience des rapports de recherche publiés par l’organisme financeur. Ces travaux sont essentiellement lus par les professionnels de terrain et sont censés éclairer le décideur. La MILDT, dont l’orientation se formulait à l’époque par « Savoir plus, risquer moins », donne aussi son accord pour financer un système d’analyse des produits en laboratoire, initiative soutenue depuis longtemps par les associations d’usagers et de réduction des risques. Des « cartes de collecteurs » et des financements sont distribués à divers acteurs, afin qu’ils achètent, avec l’argent de l’État, différentes drogues en circulation, et renseignent l’État sur leur nature, leurs effets, leur provenance, leur prix et quantité d’autres éléments [7]. Des alertes sont lancées lorsqu’un produit semble particulièrement dangereux. Mais, à la différence du système hollandais, l’ensemble des résultats de ces analyses n’est pas directement communiqué aux usagers.

C’est en 2001 [8], dans le cadre de la Loi sur la Sécurité Quotidienne, que le gouvernement interdit complètement les fêtes techno clandestines, après plus de dix ans d’existence. Aujourd’hui, toutes les actions de prévention et de réduction des risques sont remises en cause et la digestion des free parties par les pouvoirs publics est bien avancée. Peu après l’amendement Mariani, TF1 se charge de faire la publicité du teknival au journal de 20h et le premier « Sarkoval » [9] est organisé par le Collectif des sound systems sous l’égide du ministère de l’Intérieur. Après un sursaut de résistance, la quasi totalité des organisateurs d’événements clandestins rentrent dans le rang et rejoignent l’économie légale et les démarches administratives.

En 2003, le dispositif TREND-SINTES est remis en cause, le président de Techno+ est accusé d’incitation à la consommation viades flyers d’information et l’OFDT est délocalisé en Seine-Saint-Denis, dans des locaux qui rassemblent l’IHESI [10], l’Observatoire de la Délinquance et une direction de la Santé. Cette précision logistique éclaire les nouvelles orientations du gouvernement : drogue et délinquance, même combat [11]. En 2000, le dossier Minorités du n° 13 de Vacarme titrait : « Drogues, mais qu’allons-nous faire de tout ce savoir ? ». Aujourd’hui il est possible de répondre : « Nous allons le mettre au pilon, nous n’en ferons rien, ou pas grand chose. »

Les usagers engagés dans des processus identitaires ou de précarisation ont constitué jusqu’il y a peu l’essentiel des études sur les drogues, parce qu’ils sont associés à des problèmes de santé publique ou de troubles à l’ordre public. Ces populations sont donc pour la plupart rendues visibles par le comportement « a-normal », « déviant », qu’elles adoptent, ainsi que par la répression dont elles sont l’objet ou par les soins dont elles bénéficient. Ethnographier ces usages conserve bien sûr un intérêt pour la recherche, la réflexion, la compréhension, mais peut contribuer aussi à confirmer les idées reçues, normatives et reprises par les médias comme par les politiques selon lesquelles, pour faire bref, « la Drogue c’est ce qui est interdit, elle génère de la délinquance et concerne certaines minorités dérangeantes voire dangereuses et qu’il est nécessaire de réprimer ». Or il semble évident que les usages de drogues en milieu festif ne sont que le reflet d’un phénomène plus général d’intégration des psychotropes dans la société française, la consommation journalière de médicaments psychotropes la situant par exemple très au-dessus des autres pays européens [12].

Est-il finalement possible d’aborder sereinement l’usage de drogues et les « foyers d’insécurité » ? Les drogues et les rassemblements spontanés peuvent-ils être pris en compte par les politiques publiques autrement qu’en tant qu’épouvantail, bouc émissaire [13] agité sous les yeux fascinés des électeurs, pour clamer que l’ordre et la civilité sont maintenus et passer sous silence des bouleversements sociaux plus profonds ?

Dans cette même logique, la free party, à la croisée de la « culture », de « l’économie de la nuit » et de « l’insécurité », se voit réprimée lorsqu’elle est organisée clandestinement, sous couvert de lutter contre les toxicomanies, et parfaitement tolérée, intégrée, lorsqu’elle est officielle, la question des drogues n’étant plus alors réellement posée.

Notes

[1Témoignage écrit, 1993, anonyme, 19 ans.

[2Témoignage oral, 1997, anonyme, 22 ans.

[3Témoignage oral, 1998, anonyme, 25 ans.

[4Usages de drogues de synthèse, réduction des risques en milieu festif techno, Dr C. Sueur (dir), recherche-action, Médecins Du Monde, 1999.

[5Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, qui dépend du cabinet du Premier Ministre.

[6Observatoire français des drogues et toxicomanies, Groupement d’intérêt public financé par la MILDT.

[7Ces informations sont ensuite compilées et analysées, avant leur publication dans un rapport annuel nommé Trend.

[8Décret d’application en 2002.

[91er mai 2003.

[10Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure.

[11Voir Laniel Laurent, « Communauté des sciences sociales et politique antidrogue aux États-Unis », in Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI), n°32, 2001, téléchargeable sur http://laniel.free.fr, ainsi que les travaux de
H. S. Becker et de l’OGD

[12Voir A. Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Levy, 1991 ;
E. Zarifian, Le prix du bien-être. Psychotropes et société, Odile Jacob, 1996 ; Ph. Pignarre, Puissance des psychotropes, pouvoir des patients, PUF, 1999.

[13Sur les usagers de drogues comme boucs émissaires parmi d’autres, voir T. Szasz, Les rituels de la drogue, Payot, 1976.