Tenir (à) la caisse notes sur l’assurance maladie
Et si la défense de l’assurance-maladie passait par une réhabilitation du comptable ? C’est peut-être le moyen de tenir l’exigence d’un partage des richesses sans un déni de la question du déficit. Contre les justifications de la droite et l’écueil d’un imaginaire de gauche éculé, quelques clés pour une redéfinition vigilante du problème, et son appropriation.
« Les chiffres n’ont plus d’intérêt, personne n’y croit. »
– Philippe Douste-Blazy, Cent minutes pour convaincre, France 2, 17 mai 2004.
« Moi je ne suis pas dans la polémique des comptes, Monsieur Douste-Blazy. »
– Ségolène Royal, le même jour, au même endroit.
Si nous voulons sauver l’assurance-maladie, il faut que nous apprenions à aimer l’argent. Le système mis en place en 1945 doit être défendu, sans aucun doute. Mais il doit l’être pour ce qu’il est : une caisse.
Pas n’importe quelle caisse, c’est vrai. Contrairement à une assurance, on y cotise non à proportion du risque que l’on représente, mais en fonction de ses revenus. Et contrairement à d’autres dispositifs de sécurité sociale (chômage, retraite), on y puise non en fonction de ses cotisations, mais à la hauteur de ses besoins. De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins : on pressent le genre d’attachement un peu sentimentalque cette anomalie mutualiste peut susciter chez ceux qui n’ont pas réussi à se rendre entièrementà la raison du MEDEF. Mais le mutualisme est moins une alternative au marché qu’une bizarrerie dans le capitalisme, dont il subit les crises bien davantage qu’il ne les provoque : s’il a pu desserrer les dures exigences du paiement au comptant, il n’absout pas collectivement les usagers de toute contingencefinancière. On a donc tort de s’insurger contre la réduction de la crise de l’assurance-maladieà un problème comptable. C’en est un.
Essayons d’en prendre la mesure. La consommation de biens et de services médicaux (soins hospitaliers, soins ambulatoires, transports médicaux, médicaments et prothèses) tient désormais le deuxièmerang dans le budget des ménages, derrière le logement et devant l’alimentation : 136 milliards d’euros en 2002, soit davantage que le PIB du Portugal, à peine moins que celui de la Grèce, près de 9 % du nôtre. Si l’on y ajoute les dépenses liées aux indemnités journalières (maladie, maternité, accidents du travail), à la recherche, à la prévention, à la formation du personnel médical et à la gestion du système de santé, ce sont 158 milliards d’euros qui ont été nécessaires, en 2002, à la satisfaction des besoins sanitaires des ménages – ce qu’on appelle la dépense courante de santé. Une large part de cette dépense est socialisée, c’est-à-dire prise en charge par la collectivité. À la marge, par l’État et les collectivités locales, qui en assument 1 %. Pour l’essentiel, par les caisses nationales d’assurance-maladie, qui en payent les trois quarts : 121 milliards d’euros. Le reste est couvert par les mutuelles complémentaires, les assurances privées et les ménages eux-mêmes. Voilà pour la prise en charge des dépenses : par son ampleur et par sa structure, elle inscrit l’assurance-maladie à l’intersection des deux filons de la prospérité d’après-guerre – la consommation de masse et le Welfare State. C’est d’ailleurs ce qui fait écran à sa stricte évaluation comptable : les dépenses de santé sont une conquête sociale et quand on aime, on ne compte pas.
La difficulté est plus sensible encore lorsqu’on examine les recettes. L’essentiel en est fourni par les cotisations sociales. Elles constituent la part centrale du financement de l’assurance-maladie, à la fois en volume (près de 60 % des recettes) et en principe. Car, prélevées simultanément auprès des salariés et des employeurs, elles résument à elles seules un âge d’or de la condition salariale. L’assurance-maladie relève de ce miracle historique par lequel le salaire, progressivement, s’est mis à assurer bien plus que le seul paiement du labeur : toute une panoplie de droits – au loisir, à la retraite, au chômage, à la santé – cofinancés par le travail et le capital, sur fond de croissance soutenue. D’où la réticence de la gauche syndicale à voir s’étendre les recettes fiscales de l’assurance-maladie (taxes et CSG), en ce qu’elles dénouent la relation capital / travail instituée pendant les Trente Glorieuses. Si les taxes sur le tabac, l’alcool et les médicaments – qui pourraient constituer un gisement autrement plus important – jouent un rôle mineur dans le financement du système de santé, elles n’en constituent pas moins une entorse au principefondateur, puisqu’elles sont assises sur des comportements de consommation, et non sur un rapport de production. Pour les nostalgiques du compromis fordiste, la CSG est un danger plus grand encore : elle fournit désormais un gros tiers de ses ressources à l’assurance-maladie ; or elle ne porte que très marginalement sur les revenus du capital.
On voit mieux alors ce qui dans l’imaginaire économique de la gauche, encore très largement salarial, fait obstacle à une froide mesure du déficit de l’assurance-maladie. Admettre que les charges l’emportent sur les recettes, c’est faire le deuil du salariat triomphant : des salaires élevés en échange d’une productivité soutenue, une production de masse absorbée par une consommation de masse, des institutions sociales puisant leurs forces dans le marché en même temps qu’elles le civilisaient. Si la brèche financière qui lézarde l’édifice de la Sécu est si difficile à admettre, c’est qu’elle confirme l’agonie d’un modèle qui n’en finit pas de s’effondrer depuis la fin des années 1970, alors qu’il semblait avoir conjuré la double malédiction de l’économie politique : l’opposition du travail et du capital, et la rareté des ressources,l’une et l’autre dissoutes dans un cycle de prospérité auto-alimenté. Les esprits résistent, on le comprend, mais les faits sont têtus. L’assurance-maladie est déficitaire, et ce déficit s’aggrave : 6 milliards d’euros en 2002, plus de 10 en 2003, probablement 13 en 2004. Même s’il est déplaisant de l’admettre, toute tentative de le nier est vouée à l’échec.
La possibilité de relativiser l’ampleur des dépenses, par comparaison géographique, existe pourtant. On sait par exemple que les dépenses de santé américaines, rapportées au PIB, c’est-à-dire à la richesse produite en un an, sont nettement supérieures aux dépenses françaises (respectivement 14,9 % et 9,5 % en 2001) et qu’elles progressent plus vite (respectivement +1,1 et +0,9 points par an entre 1990 et 2000). L’argument est utile pour récuser la nécessité, chère au gouvernement, de « responsabiliser les assurés sociaux » : un système de santé dont 55 % des charges de santé sont financées par le privé pousse davantage à la dépense qu’un système socialisé comme le nôtre. Mais ce serait oublier que les dépenses ne sont pas, en elles-mêmes, un problème. À la limite, c’est le contraire qui est vrai, puisqu’elles créent de l’emploi : en France, 12 % des actifs travaillent dans le secteur de la santé. En vérité, ce qui est insupportable à la droite, ce n’est pas le niveau des dépenses – les assureurs qui conseillent le MEDEF savent mieux que quiconque qu’il s’agit là d’un fabuleux marché – mais, précisément, leur caractère socialisé.
La comparaison dans le temps est tout aussi délicate pour qui veut défendre la solvabilité et les principes du système actuel. La récente augmentation des charges de l’assurance-maladie, portée pour l’essentiel par l’augmentation des dépenses de médicaments, apparaît en effet dérisoire si l’on quitte le raisonnement à la marge, cher aux économistes libéraux, pour observer l’évolution des dépenses sur un temps plus long. Car si l’histoire de la consommation de biens et de services médicaux depuis quarante ans est bien celle d’une augmentation (elle représentait 3,5 % du PIB en 1960, elle en représente 8,9 % en 2001), ce mouvement général cache deux phases, qui bouleversent la représentation à laquelle on nous a habitués : une augmentation continue jusqu’en 1993, certes, mais une relative stagnation depuis. Là encore, l’argument est précieux : il permet de renvoyer la rhétorique gouvernementale selon laquelle la progression des dépenses de santé aurait pris une tournure « incontrôlable »à ce qu’elle est – une stratégie de dramatisation. Mais là encore, l’argument est fragile. D’une part, il risque de devenir un hommage involontaire aux différents plans restrictifs mis en place depuis le milieu des années 1980, et dénoncéspar une partie de la gauche comme platement « comptables » : plan Séguin en 1986, plan Veil en 1993, plan Juppé en 1995, plan Aubry en 1998. D’autre part et surtout, il ne change rien au fond du problème : depuis trois ans, les dépenses de santé progressent à nouveau plus vite que le PIB, c’est-à-dire plus vite que les richesses sur lesquelles leur financement est assis.
Puisque la relativisation des dépenses échoue, tentonsde réestimer les recettes. Bien placés pour décrypter les comptes extraordinairement opaques de la Sécurité sociale, puisqu’ils en sont les co-gestionnaires, les syndicats nous rappellent que ceux-ci sont grevés par deux dettes impayées. Une dette dite « patronale », née de l’incapacité d’un certain nombre d’entreprises, notamment les plus petites, à acquitter leurs cotisations : selon les calculs de la CGT, elle représente un manque à gagner de 1,7 milliard d’euros par an. Et une dette de l’État, qui n’a pas reversé au régime général l’intégralité des cotisations dont il exonère les entreprises depuis quinze ans, au nom de l’emploi : les recettes s’en trouvent amputées d’un peu plus de 2 milliards d’euros par an. Le rappel est sain, puisqu’il attire l’attention sur les conséquences collectives des politiques d’allégement des cotisations patronales, alors même que leur efficacité économique est douteuse ; mais il est d’une portée limitée, pour trois raisons. Primo, le compte n’y est pas : même honorées et cumulées, ces deux dettes ne suffiraient pas à combler le déficit de l’assurance-maladie. Deuxio, le compte y est d’autant moins que l’assurance-maladie n’est que l’une des branches du régime général de la Sécurité sociale : même acquittées, ces cotisations-fantômes pourraient tout aussi bien être affectées aux deux autres branches, les retraites ou la famille. Tertio, la compensation des cotisations dont on exonère les entreprises ne ferait que reporter une part du déficit de l’assurance-maladie sur le budget de l’État. Cela aurait certes le mérite de rendre visible ce que les chefs d’entreprises, toujours prompts à dénoncer la « pression fiscale », doivent aux contribuables. Mais la consolation est maigre.
Puisqu’il n’est pas possible de nier le déficit, restent deux tentations. La première consiste à l’accepter, purement et simplement. Après tout, nous vivons avec depuis quinze ans : l’assurance-maladie sait le financer, soit en puisant dans les autres comptes du régime général lorsqu’ils sont excédentaires, soit en s’endettant. Loin d’un simple expédient, l’endet-tement peut même être défendu comme une solution tout à fait rationnelle. Le gouvernement tonne contre ces mangeurs d’enfants qui voudraient que l’on prenne son temps : la charge de la dette finirait par devenir insupportable pour les générations futures – un cas flagrant d’iniquité intergénérationnelle. On pourrait lui répondre qu’il est au contraire extrêmement important de laisser ouverte aux générations futures la gamme des choix qu’une privatisation de l’assurance-maladie imposée dans l’urgence refermerait. Si l’endettement a un coût, il est peut-être inférieur à ce que les économistes appelleraient la valeur d’option de l’assurance-maladie, c’est-à-dire au coût d’une irréversible réduction des possibles. Plus prosaïquement, l’endettement n’est un problème que si le déficit est structurel, pas s’il est conjoncturel. D’où la deuxième tentation : en faire le simple reflet d’une crise économique plus générale, et un sous-chapitre de la politique volontariste qui permettrait d’en sortir.
De fait, le « trou de la sécu » suit assez exactement les fluctuations de l’activité économique : il se creuse lorsque la croissance, donc l’emploi, donc la masse salariale, donc l’assiette principale des cotisations marquent le pas ; il tend à se résorber lorsque la mécanique inverse s’enclenche. Ce fut le cas, en particulier, entre 1998 et 2001, quand les effets d’une embellie mondiale se conjuguaient à ceux du volontarisme socialiste sur le front de l’emploi. Problème : même en admettant que le chômage finira par baisser, ce qui dans la conjoncture actuelle tient de la foi, cette corrélation ne garantit qu’une amélioration des comptes de l’assurance-maladie en cas de franche reprise de l’activité, pas la pleine résorption de leur déficit. D’après la fondation Copernic, « 100 000 chômeurs représentent, dans le système de financement actuel, grosso modo 1,3 milliard d’euros de ressources en moins pour la protection sociale, dont un tiers pour l’assurance-maladie ». On comprend que les auteurs en soient restés à une approximation, et qu’il n’aillent pas eux-mêmes au bout de l’extrapolation qu’ils suggèrent : sur la base de cette estimation, pour combler les 13 milliards d’euros de déficit de l’assurance-maladie, il faudrait fournir un emploi à 3 millions de chômeurs, c’est-à-dire rien moins que réduire le chômage à néant. Ce plein-emploi absolu risque fort de rester un doux rêve, ou bien de tourner au cauchemar : il n’a été approché, historiquement, qu’en période de guerre.
Il ne nous reste plus, alors, qu’à jouer notre va-tout. Puisque les charges sont massives, puisqu’il n’y pas de recettes cachées, puisqu’on ne peut sérieusement compter ni sur l’emprunt, ni sur la conjoncture pour combler le déficit, tentons l’ultime sursaut. L’argent manque ? Prenons-le là où il est. C’est le sens de la proposition, promue par Copernic, relayée par ATTAC et la gauche syndicale, et visiblement sur le point d’être reprise par le PS : d’une part, taxer davantage les revenus du patrimoine, via la CSG ; d’autre part élargir l’assiette des cotisations patronales, pour l’heure restreinte à la masse salariale, en y intégrant les profits. Il faut défendre cette proposition, dans ce qu’elle a de vengeur même. On sait que les profits absorbent une part croissante de la richesse produite depuis les années 1980, au détriment des salaires. On sait que cette augmentation n’a pas été allouée à l’investissement, contrairement à la justification que lui avait trouvée un chancelier allemand (« les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain »), mais à l’enrichissement pur et simple des propriétaires du capital. Il n’y a donc aucune raison de demander aux assurés sociaux un sacrifice supplémentaire, d’autant moins qu’ils ont encaissé l’essentiel du choc qui vient de frapper les retraites. Encore faut-il être précis.
Ce n’est pas la première fois, en effet, que l’on propose de résoudre le déficit des comptes sociaux par une modification du partage de la valeur ajoutée, en lieu et place d’une approche étroitement comptable : c’était le cas, précisément, pendant le débat sur les retraites. Ce qui pose deux problèmes. Un problème de chiffrage, d’abord. Combien cette mesure est-elle susceptible de rapporter ? Quels espoirs peut-on fonder sur elle ? À quelles solidarités nouvelles permet-elle de rêver ? Un problème d’arbitrage, ensuite. À quels comptes sociaux ce surcroît de recettes serait-il affecté ? À l’assurance-maladie et aux retraites, soit, mais dans quelles proportions respectives ? Quid de la troisième branche du régime général de la sécurité sociale : la famille ? Et pourquoi pas d’autres utilisations, plus larges ou plus précises : intermittence du spectacle, subventions aux associations, recherche publique ? Bref, en proposant la même mesure pour sauver et les retraites et l’assurance-maladie, la gauche critique pose malgré elle une question qu’elle refuse traditionnellement de traiter : l’allocation de ressources rares à des usages concurrents – la définition même de l’économie politique.
C’est pourtant sur ce terrain, et sur nul autre, qu’il faudra défendre l’assurance-maladie et faire marcher notre imagination. Chacun semble embarrassé, dans ce débat, par son aspect financier. À droite, on diffère le moment où on s’en servira, immanquablement, comme d’un rappel à l’ordre. À gauche, on refuse de s’y limiter, les vrais problèmes étant bien en amont : non pas dans le détail des recettes, mais dans un partage plus équitable des richesses ; non pas dans la trivialité des dépenses, mais dans les inégalités sociales qui font le lit des inégalités sanitaires. Dans l’intervalle, un étrange consensus s’établit autour de la nécessité d’une meilleure « gouvernance du système de santé », dont on pressent déjà qu’il est au mieux une machine à malentendus, si ce n’est le chemin le plus court vers de dures déconvenues. Quelle qu’elle soit, la prochaine architecture institutionnelle de l’assurance-maladie n’a en effet aucune chance de fonctionner si elle n’est pas chevillée à la question bête du volume et de la répartition des ressources, directement, sans fausse pudeur, dans un amour de la précision et un souci des comptes : quelles recettes nouvelles ? pour quel budget ? affecté à quelles dépenses ? sur quels critères d’efficacité ? quelle part pour la prévention ? quel mode de tarification hospitalière ? etc. Il ne faut donc pas opposer les réformes de fond aux contingences comptables, au contraire. Car reconnaître qu’il n’y a pas de politique qui tienne sans un souci du financement, c’est mettre au jour dans le même temps ce qu’il y a de politique dans tout financement. C’est discuter les profits réalisés par l’industrie pharmaceutique, précisément parce qu’ils le sont sur le compte, stricto sensu, des assurés sociaux. C’est dénoncer les difficultés faites aux précaires pour accéder aux soins, qui provoqueront à terme un surcroît de dépenses. C’est défendre le personnel hospitalier, parce qu’il n’est pas une simple charge, mais un investissement. Cela vaut sans doute au-delà de l’assurance-maladie : si nous souhaitons un autre partage des richesses, il faut que nous commencions par nous en approprier le décompte ; si nous tenons à la caisse, il faut la tenir vraiment.
Ici, songer au mouvement des intermittents. Si leur victoire se dessine depuis Cannes, ne nous y trompons pas : elle s’est largement décidée plusieurs mois plus tôt, lorsque l’UNEDIC a perdu le monopole de l’expertise financière, débordée par la proposition d’un nouveau mode de calcul des indemnités du spectacle, joyeusement technocratique, radicalement comptable. Retenons la leçon : si nous ne nous posons pas les questions de l’assurance-maladie dans ce qu’elles ont de plus aride, d’autres les trancheront pour nous. Les assureurs, eux, attendent.
le partage de la valeur ajoutée, une rengaine ?
Comme dans le débat sur le financement des retraites de l’an dernier, les associations et les syndicats opposés aux projets du gouvernement appellent de leurs vœux un rééquilibrage du partage de la valeur ajoutée. Ils affirment que les régimes de protection sociale ne connaîtraient pas de difficultés financières si une plus grande part des richesses produites revenait aux salariés et non aux entreprises (et donc en partie aux actionnaires). Pour illustrer les marges de manœuvre permettant de sauvegarder et d’améliorer un système de protection sociale solidaire, ils soulignent que, ces vingt dernières années, le partage de la valeur ajoutée, exprimé en pourcentage, s’est déséquilibré de plus de 10 points à l’avantage des entreprises donc au détriment des salariés. Ceux-ci reçoivent aujourd’hui – cotisations sociales comprises – un peu plus de 60 % des richesses produites contre un peu plus de 70 % au début des années 1980 (c’est-à-dire que sur 100 euros de production nouvelle, 60 vont aux salariés et au système d’assurance sociale contre 40 aux revenus du capital, pour rémunérer ses propriétaires, mais aussi pour investir, rembourser les créanciers et payer l’impôt sur les bénéfices). S’il est vrai que cette période se singularisait par un taux de profit historiquement faible pour les entreprises françaises, il n’en reste pas moins que depuis le début des années 1990, ces mêmes firmes ont des marges proportionnellement plus importantes que celles de leurs homologues anglaises ou
américaines. L’exemple du capitalisme anglo-saxon démontre donc que rien ne permet d’affirmer que les entreprises françaises ne se relèveraient pas de la renonciation à une partie de leur prélèvement sur la richesse nationale.
Le rééquilibrage du partage de la valeur ajoutée n’est pourtant pas la solution qui peut être mise en avant quand il s’agit de sauvegarder à court terme des systèmes de protection sociale. En effet, dans une économie marchande décentralisée, le partage de la richesse nationale ne se décrète pas, mais est le fruit de millions de microdécisions agrégées. C’est l’échec des salariés à obtenir des hausses de salaires, l’absence de politique volontaire de lutte contre le chômage et la hausse continue du pouvoir de négociation des actionnaires qui expliquent qu’au cours des années 1980 et 1990 les salariés français ont vu s’effriter leur part. Le rôle des associations et des syndicats reste donc entier dans la construction d’un rapport de forces seul à même d’inverser cette tendance, dans un contexte où les partis politiques de gouvernement ont durablement abandonné l’objectif de contenir les exigences des dirigeants d’entreprise et des actionnaires.