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chronique de Cannes (2)

La fin de l’amour à Cannes

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La fin de l'amour à Cannes

Arthémis Johnson, en direct du Festival de Cannes. Deuxième chronique.

A propos de Gett : le procès de Viviane Amsalem, de Ronit et Shlomi Elkabetz, These final hours, de Zak Hilditch et Mange tes morts, de Jean-Charles Hue.

C’est encore une femme. Mais celle-ci est un personnage de film. Elle ne porte ni bustier ni stiletto et elle n’ondule pas dans les rues de Cannes, mais elle est quand même très, très belle, et l’ultime ligne de fuite du film dans lequel elle apparaît tient à quelques plans très fins, très brefs sur ses jambes : sandales et ongles peints. Une grande bourgeoise, me dit Charlie, producteur, qui a vu l’actrice avant une projection. Je n’ai vu que la femme-personnage. Ce n’est pas grave. Je suis devenue moi-même une femme-personnage qui regarde d’autres personnages. L’effet Cannes. Une vie compressée à cent à l’heure en raison du rythme effréné de films projetés, vus, entrés dans la gorge et descendus jusqu’en bas. Une frénésie libidinale, qui vous transforme. Je n’ai jamais vécu ça avant.

Viviane Amsaem est coiffeuse. Elle est israélienne et elle n’a jamais aimé son mari, parce qu’elle est moins pratiquante que lui, parce qu’elle a été mariée trop jeune, parce que... peu importe, Gett n’est pas un film sur les causes multiples et polymorphes qui font qu’on aime, et puis qu’on n’aime plus, qui font qu’on se sépare — à mes yeux, un scandale, pas moral, mais sentimental, plutôt un non sens, comment peut-on ne plus aimer celui/celle qu’on a aimé-e ? C’est un film sur ce qui dans la société fait qu’on ne doit pas se séparer.

L’angle est plus subtil encore. Non seulement ce n’est pas un film sur le divorce, sur les raisons du divorce, sur les impératifs moraux qui empêchent le divorce (les enfants...) mais c’est un film sur le nœud politique qui s’intrique dans le cœur même de l’impossibilité de l’amour. Je ne peux aimer cet homme-là. Je ne peux aimer cette femme-là.

Cannes n’est pas la cité de l’amour. C’est la cité de la dépense. La décompensation érigée en principe d’existence. D’abord, parce que les écrans qui se succèdent devant vous engagent une expérience psychique aussi exténuante que si vous aviez couru plusieurs heures, ou que si vous aviez... bref. D’où les fêtes de Cannes. L’alcool. La drogue. En miroir, les films traitent de cette vie accélérée sous le regard de la catastrophe et du désastre. Après Gett, j’ai vu These final hours, un remake australien de Melancholia qui traite de la fin du monde considérée depuis le point de vue d’un avatar de Bruce Willis, qui « ne veut rien sentir », se défoncer comme il faut « quand la terre pèlera comme une orange » (à cause d’une météorite). Manque de chance, Rose, une petite fille à l’image de son prénom, croise sa route. La petite veut retrouver son père pour vivre la fin du monde avec lui (sa mère est morte) : cette rencontre éthique et inopinée transforme le sous-Bruce Willis, cette brute affamée de MDMA et de sexe, en homme qui revient à l’amour : alors, pas Rose, la petite fille, mais Zoé, sa maitresse. Sous-Bruce et Zoé finissent par mourir en s’embrassant devant un paysage d’apocalypse qui achève de les bouffer, et nous avec, puisque la dernière image du film, c’est l’écran blanc qui nous regarde. Et puis, en fait, c’est la pauvre petite Rose qui, à la place, mange un Ecstasy, forcée de l’ingurgiter pendant une partouze de gens désespérés et shootés à mort, forcée par une femme qui la prend pour sa fille et l’appelle Mendy. Peu de pub anti-drug font autant d’effets que ce monde suintant de sexe au bord de la destruction imposé à cette petite fille rendue malade par la chimie d’une petite capsule rose, qui le voit en coulant au fond d’une piscine, les yeux explosés : avant d’être sauvée par sous-Bruce, justement. Contrairement à ce qu’il raconte, These final hours est un film humaniste. Mais, de Cannes, on retiendra le désir de vivre les heures finales, The final hours, comme la fête du film, la dépense, la fin de l’amour — ou sa sublimation — dans une gigantesque fête collective où les corps se mêlent sans fin, sans raison, indépendamment des différentes qualités et statuts des sujets... puisqu’il n’y a peut être plus de sujet dans l’indifférenciation des corps mêlés. Et pourquoi pas ?

Photo Lola Frederich

Sauf que Gett.

Israël n’est pas une cité de l’amour non plus, semble-t-il. Comme Cannes. Un pays qui refuse le droit de divorce aux femmes (une loi « vieille de 4 000 ans », me dit Charlie), un pays qui refuse la fin de l’amour rendue possible par les femmes ne peut être qu’un pays qui, paradoxalement, ne reconnaît pas de droit à l’amour. Si on n’a pas le droit de ne plus aimer, on n’a pas le droit d’aimer tout court. La femme — personnage, Viviane, et son mari, qui refuse de lui donner le droit de partir, comparaissent pendant des années devant les trois mêmes rabbins en compagnie d’un avocat de la femme, Camel, et d’une aide au mari : son frère ainé, un autre rabbin qui vaut son pesant de cacahuètes dans le registre de l’humanité qui se manque à elle-même. Comment faire quand un mari refuse de divorcer et qu’on refuse de reconnaître la voix de son épouse qui, elle, le souhaite ? C’est le défi lancé aux trois rabbins, et on ne peut pas leur reprocher de refuser de mener la bataille du sens : tout, tout sera essayé pour comprendre, pour convaincre le mari récalcitrant, tout dans la limite de cette loi religieuse inique : seule, en matière d’amour et de mariage, la femme n’a pas droit au chapitre — à comprendre littéralement. Le résultat est un film incandescent, un sublime éloge de la langue, l’hébreu, car chacun parle, parle, parle : c’est un procès continue, qui dure sur des années, sans aucune action que celle de la parole et des corps qui l’incarnent, un film éprouvant qui sature la Raison voltairienne. Il met d’abord le spectateur à la place de juges rabbins — comment juger cette femme, si belle, qui refuse un homme, qui l’aime, après « lui » avoir donné quatre enfants et au seul motif qu’ils ne s’entendent pas ? Car, pas question de « connaître un autre homme ou connaître une autre femme » en dehors du mariage, bien entendu dans cette histoire de fin d’amour, sinon niet le divorce vraiment. Puis le film nous met à sa place, à elle, puis à sa place à lui qui refuse de la voir partir… on tourne, on tourne, jusqu’à l’épuisement, de l’un aux autres.

Et demeurent, jusqu’à l’ultime image, liés ensemble, le mystère de l’impossibilité de l’amour et le mystère de l’impossibilité de la séparation conjugué à lui — sous les auspices d’une loi maritale inique. Quand on aime, on aime toute la vie : voilà comment la Cannoise éphémère et un peu perdue qu’est Arthémis Johnson a traduit brièvement l’impossibilité de la séparation. L’indécidabilité des juges dépassés par ce cas qui les fatigue au point de les faire tomber malades suggère alors avec habileté la maladie du mariage qui, comme chacun sait, a les défauts de ses qualités.

Mais la force du film est — bien sûr — comme la mer qui borde les plages privées de Cannes, d’emporter au-delà de notre propre histoire cantonnée sous les sunlight tocs, et de faire bouger les lignes de notre propre vie. Voir un film, c’est comme vivre. Et c’est fatigant, trois, quatre fois par jour. Une politique de l’amour qui empêche la fin est insupportable. On ne comprend pas. Comment font-ils, tous, pour tenir dans cet enfer de la perpétuité morale et sentimentale ? Comment ne pas mourir ? Ou encore : comment peut-on s’abandonner à ce point dans le Royaume de Cannes, royaume aux milles fêtes, dans la dilution des corps ? Même question, inversée. La loi et la fin de la loi. L’interdiction du désir et l’apocalypse concentrée de tous les plaisirs.

La résolution n’est pas loin. Peut-être, comme toujours. Mais il faut savoir la percevoir. Elle est glissée sous l’image, sous les robes et sous les smokings, mais pas étalée, glissée, sur les corps dénudés festivement. Elle est tout prêt. Où est-elle ?

C’est un troisième film, Mange tes morts de Jean-Charles Hue, vu en fin d’après-midi, peut-être dernier film de la journée, film dans lequel il n’y a presque aucune femme, qui guide Arthémis sur le chemin cannois de la vie, semé d’embûches, et lui donne la résolution du problème. On en parlera demain avec ceux que nous avons momentanément délaissés aujourd’hui et donc nous avions annoncé le surgissement symbolique sur la scène de la chronique cannoise.

Photo Lola Frederich

Qu’on dise seulement ici un seul mot de cette résolution filmique de l’existence proposée en partie par Gett.

Si Viviane tient aussi longtemps sous le coup de cette loi ignoble portée par les mâles rabbins, c’est qu’elle possède un secret. C’est que le film Gett est un secret. Un secret indécidable, objectivement, car c’est un vrai secret, et aussi que c’est un film beau, et donc c’est nous, spectateurs, qui sommes en mesure d’entendre ce secret, ou non. Ce secret, c’est que la loi, qu’elle soit en majesté (le tribunal rabbinique) ou qu’elle disparaisse (Cannes) ne peut pas toucher à l’amour. Aussi Viviane échappe-t-elle à la perpétuité du mariage, tout comme son mari obtus échappe à son possible cassage. Pour ça, pas besoin de grand-chose, mais ce pas grand-chose, c’est le principal, et on peut décider ici momentanément d’appeler ce pas-grand-chose-principal le reste diurne de l’existence, appellation choisie en hommage à Freud. Pourquoi un hommage à Freud ici ? Car Freud est le roi de l’invention des systèmes qui prouvent que les systèmes ne sont jamais complètement vraiment systémiques (sinon ils ne marcheraient pas et surtout on ne vivrait pas). Viviane vit un secret qui empêche le repli sur le système, quel qu’il soit, la loi, ou son anéantissement, et sa clôture mortifère. Ce reste diurne de l’économie psychique, économie sociale et économie de la loi, provoque les rêves, conserve le jour en prise avec la nuit, et rend aussi le cinéma si précieux car, avec les images, la possibilité de ce reste, si ténu, en dépit des emprises si grandes entre lesquelles nous nageons tous, se magnifie et grandit jusqu’à nous envahir momentanément le temps d’une projection et, sans doute, est-il possible de lui donner le nom d’Amour.