Actualités

chroniques de Cannes (3)

Rolls-Royce Alpina Aller et retour

par

Rolls-Royce Alpina

Arthémis Johnson, en direct du Festival de Cannes. Troisième chronique.

A propos de Mange tes morts, de Jean-Charles Hue, Whiplash de Damien Chazelle et Still Water, de Naomi Kawase.

Et la lumière fut.
Fut sur quoi ?
Sur l’extension du domaine de la frustration.
Voilà comment ça se passe. Il y a des flux. Des flux partout. Partout. Et inutile de dire que le grand plaisir est là et que tous ceux qui disent du mal de Cannes ignorent, ou font mine d’ignorer, qu’il y a un grand plaisir des flux dans cette ville pendant le Festival. C’est tout simple, Cannes a été choisi pour ça, pour cette commodité du flux. Quand les Phéniciens ont débarqué dans cette baie splendide, 600 AVT JC, ils ont dû aimer, eux aussi, ce magnifique arc de cercle si propice à l’ancrage des galères et des felouques, aujourd’hui des yachts, ce temps si doux propice à l’élévation des palmiers dans le ciel rose qui fait qu’en sortant des salles obscures on est ravi par un soleil doux qui vous berce. La belle Méditerranée. Surtout les grands hôtels répondent au large, des deux côtés, droite et gauche, il y a des flux de puissance, depuis les yachts, depuis les pontons des hôtels qui sont d’autres paquebots, des felouques de terre ferme.

7 euros le café au Carlton.
265 euros le cognac « de prestige ».
Et ce soir, la Nuit du Liban 2014 au private « Le petit Bar ».

Photo Lola Frederich
Photo Lola Frederich

Toujours au Carlton. Du côté de la mer, je sors de la projection officielle de Still water de Naomi Kawase [Sélection officielle] (la Palme d’or, au moins, je pense). Emue, je marche pour rejoindre la plage privée de la Quinzaine, mon QG du soir où j’écris la chronique, et cette fois, j’entre par la plage sans penser que cela ne se fait pas du tout, à Cannes, d’entrer sur les plages privées depuis la plage (car un chemin public est néanmoins ménagé entre la mer et les plages privées), idiote que j’étais : je me fais vider comme une malpropre par le vigile chargé de jeter les resquilleurs, les mendiants, les zoneurs, les gens comme moi qui marchent au bord de l’eau, la tête un peu vaporeuse du film qu’ils viennent de voir : à Cannes, les flux coulent mais des verrous sont installés par les puissants pour les bloquer quand il faut, pour bloquer la marche de tous ceux qui marchent en dépit des cartons d’invitations, des badges…Toujours un verrou pour bloquer le flux et faire descendre la matière du pouvoir qui tombe sur toi et t’écrabouille comme un insecte misérable. Ça coule et ça bloque. En même temps. Le comble étant que les verrous sont assurés par des esclaves qui font régner plus durement que jamais la loi des maîtres. Quel art de déléguer aux pauvres la police.

Bravo, les maîtres.
Pas seulement, à Cannes, je sais.
C’est la corruption généralisée des cœurs.

Photo Lola Frederich

Au Marriott, la serveuse est charmante et me fait un long tableau comparé des nationalités qui la prennent pour un objet. Je le dis ici sans préjugés mais les Russes, à ce sujet, ont l’air gratiné. Cliché ? Peut-être. Mais les détails sont éloquents. Pour voir Still Water de Kawaze, j’ai une invitation à une projection officielle (la seule pendant ma couverture du festival). Mais c’est une invitation rose, pas bleue, c’est balcon, pas orchestre, c’est, c’est pas. J’arrête ici.

Pschitt.

Mais, étrange, en dépit des verrous, il y a aussi de la liberté. Il y a des effets de surface qui accrochent. Des télescopages heureux qui rendent heureux. Je marche le long de la mer. Un peu en contre-haut, une masse un peu voûtée sur un siège de toile avec des caméras autour, un attroupement. Je tourne la tête et j’aperçois la créature durassienne mâle par excellence, la vieillesse de Michael Lonsdale assise sur un bord de Cannes au soleil couchant. Ça fait penser. Des attroupements autour de belles voitures. Tout le monde parle. De l’hétéroclite. Je discute longuement avec un voiturier chargé de la garde d’une Rolls-Royce Silver garden d’une teinte lavande perle absolument attendrissant. Années 50. Belle. C’est presque la sienne. A côté, une Pagani carbone. « Il n’y en a que 200 sur terre comme ça ». C’est Holy Motors de Carax, en vrai. Beaucoup de plaisir dans la remontée jusqu’au Carlton à discuter avec tout ce monde fasciné par les bagnoles qui s’offrent démocratiquement aux regards. C’est le cinéma de la rue. Ineffable à Cannes. Avec les femmes… Lola, guidesse mais aussi photographe, travaille sans aucun problème avec tout le monde. Tout le monde se laisse heureusement photographier. Elle n’a jamais vu ça. En vrac, on parle avec :

  • 1 cardiologue qui nous parle très rapidement des pots-de-vin versés aux généralistes de la région « nécessaires si on veut que les malades soient orientés dans votre clinique » ;
  • l’exploitante de l’unique cinéma de Vannes (« Très peu de marge de manœuvre dans ma programmation, vous savez ») ;
  • 1 writer-producer-actor de 20 ans ( « This is my first time in Europe ») ;
  • l’organisateur d’un festival de film international au Nigeria,
  • Edouard Baer (qui corrige ma chronique, regard doux, l’alcool, admet qu’il est à Cannes, mais ne va pas au cinéma à Cannes) ;
  • Eric Neuhof, du Figaro (un peu relou), qui demande « Qui est Arthémis Johnson ? » « Ben, moi, quelle question. », je réponds ;
  • 1 voiturier (le charme même) ;
  • 2 critiques des Cahiers (noms ?) ;
  • 3 serveurs ;
  • 4 réceptionnistes ;
  • des élégantes russes, dont une au statut indéterminé, prise en photo par Lola, elle s’en fout.

Et tant d’autres. Tout le monde parle à Cannes. Tout semble accessible. Rien ne l’est. Disons que les matières premières de Cannes — les images — sont partagées, dans la mesure où les corps ne suivent pas de trop prés les regards. Voilà, il y a comme une frustration qui permet de lever d’autres frustrations. Je ne sais pas si je suis tout à fait claire. La Nuit du Liban 2014, au Carlton, commence à me menacer car un Prince (un Prince ?) va bientôt arriver, et tout le monde est en train de sécuriser le coin du hall où je suis commodément installée pour écrire : dans le hall des grands hôtels, wifi à peu prés correct et surtout, sièges confortables, très, et pas besoin de consommer, pas comme dans un bar ou quelque chose comme ça. Gilles, serveur au Carlton, me dit de ne pas m’inquiéter, ce n’est pas encore pour tout de suite et il m’installera dans un endroit tranquille « pour que je puisse terminer mon papier ». Je promets de le citer. Chose faite. Gilles a pris l’équipe de nuit. Il sera sur le pont jusqu’à cinq heures du matin. Otium et negotium.

Donc l’enjeu, c’est le visible et l’invisible. Et ça tombe bien, Cannes, c’est aussi le cinéma. Après trois jours, je me mets à développer des allergies au cinéma américain et à ses sempiternelles leçons de vie. Whiplash [Quinzaine], très attendu, est un how to un peu stupide : « comment devenir Charlie Parker quand on est un jeune musicien de jazz dans une école de musique réputée et dans laquelle tout le monde se tire dans les pattes ». Ils n’hésitent pas, les Américains. En une heure quarante-six, ils vous donnent la recette pour faire génie : sans ironie. Le néolibéralisme appliqué au domaine de la condition d’artiste. Révulsant. Je concède néanmoins un certain art pour filmer les solos de batteries. Tout tient là-dessus. Le cinéma, comme la littérature, substitue à la vraie vie toutes les vies possibles et cet après-midi j’aurais vécu cette vie idiote d’un musicien qui veut faire génie. Fatigant. Surtout si c’est bien fait. Du visible sans intérêt.

Mange tes morts [Quinzaine] : des invisibles, des gitans du Nord, qui deviennent visibles grâce au cinéma, le film ouvre un monde clos sur lui-même, une langue extraordinaire ouverte sur l’inconnu, un monde qui se déploie dans un travail fastueux d’ombres et de lumières, avec des plans marquants. Un très beau travail. Des lumières bleutées dans les arbres pendant la course-poursuite qui conduit ceux que nous avons découverts et que nous aimons désormais vers le désastre. Les images vivent mais vivent tragiquement. C’est l’histoire du fils prodigue, de son retour qui sera manqué. Tous les gitans qui ont joué dans le film sont dans la salle. Ils sont longtemps ovationnés, pour eux-mêmes aussi. La foule des spectateurs applaudit ceux qui sont venus à la lumière et qui sont reconnus par cette lumière. Par nous ? Le cinéma donne un droit de cité aux oubliés, aux perdus : et au cœur de Cannes, c’est ça qui frappe. Comme un écrin renversé. Dans ce désastre de vies fracassées que le film montre, il y a, ménagée, la possibilité de s’aimer entre frères, entre cousins, entre hommes, même si personne n’a été épargné. Beaucoup de restes diurnes, beaucoup. Dans leurs langues, les femmes de Cannes, et toutes les autres qui ne sont pas gitanes, ça s’appelle des racli. Le mot sera retenu. Il y a un régime démocratique du cinéma qui conduit la créature la plus infime, la plus fragile, à être dotée des attributs de l’image et du récit qui l’accompagne, à faire de sa langue particulière une langue universelle qui ne renonce pas à sa nature d’idiolecte. En dépit de tous les verrous, justement. Un flux qui transcende les nœuds. D’autant plus que les spectateurs se définissent par leur masse. Des masses d’hommes et des masses de femmes enfermées dans le noir découvrent une petite poignée d’aventuriers, immobiles, qui dansent dans une voiture de médecin volée, une Alpina trafiquée pour rouler jusqu’à 300 km/heure. Les mondes se répondent. Dans le coffre, de l’Alpina, des globes oculaires (des greffons ?) qui répondent à l’œil de verre de Pirate, l’ancêtre des personnages qui jouent leur vie à l’écran pour un jerrican d’essence siphonnée. Notre œil, aussi. Cela fonctionne presque trop bien. Mange tes morts, c’est l’histoire d’un homme qui ne peut plus vivre dans notre monde après quinze ans de taule.

Demain, on parlera des végétaux.