L’Iran en 2014, les deux visages de la contre-révolution ?
par Clément Therme
Le président Rohani a signé en novembre 2013 un accord historique sur le nucléaire qui engage l’Iran à la transparence et à la coopération avec les pays occidentaux. Certains veulent y voir un premier pas vers la fin de la théocratie islamique. Mais il se pourrait bien qu’il manifeste une intelligence politique retorse, apte à garantir en fait sa longévité. Au nom même de ce qui a été réclamé par les intellectuels et les militants, mais sous une forme subvertie, la scène visible de la politique étrangère est séparée de la scène invisible du pouvoir religieux. Pourtant en sous-main, sa toute puissance demeure. L’aspiration dite révolutionnaire serait réduite à l’alliance du libéralisme économique d’avant la Révolution iranienne et de la théocratie de la République islamique. Peut-on ainsi en finir avec l’aspiration iranienne à voir advenir une société civile autonome ?
La signature de l’accord intérimaire de Genève sur le dossier nucléaire, en novembre 2013, signifie-t-elle la fin de la Révolution islamique de 1978-1979 ? Cette question est centrale dans l’analyse des évolutions politiques de l’Iran à l’époque de la République islamique. En effet l’acte fondateur de la politique étrangère de la République islamique, la prise en otage des diplomates américains, a été à l’origine de la rupture des relations diplomatiques entre l’Iran et les États-Unis. La durée de cette interruption des relations (près de 35 ans) n’a d’égale que celle entre La Havane et Washington (depuis 1961). En effet, en URSS comme en Chine (1949-1971), la rupture diplomatique avec les États-Unis a été de plus courte durée.
La Révolution iranienne de 1978-1979 reste la seule véritable révolution qu’ait connue le Moyen-Orient depuis lors. En effet les soulèvements arabes n’ont pas eu pour conséquence un renouvellement des élites politiques, économiques, intellectuelles aussi profond que les transformations sociales de l’Iran révolutionnaire. La question de la « sortie » de la révolution est posée par les chercheurs en sciences sociales depuis les premières années de l’expérience réformiste de la présidence Khatami (1997-2005) [1]. Ces tentatives d’aggiornamento révolutionnaire ont échoué en raison de l’incapacité des présidents iraniens successifs à réconcilier de manière positive et efficace la dialectique entre une politique étrangère de détente avec l’Occident et une réforme politique interne.
Le président Rohani n’étant pas le véritable chef de l’État, son positionnement ne remet pas en question la spécificité de la République islamique.
Le factionnalisme est souvent invoqué pour expliquer l’incapacité des présidents iraniens à imposer un rétablissement des relations diplomatiques avec Washington. Chaque président a en effet tenté la normalisation [2], qu’il s’agisse de Rafsandjani (coopération économique), Khatami (relations culturelles) ou Ahmadinejad (correspondance épistolaire). Aujourd’hui, Rohani doit relever à son tour le défi de faire accepter à ses rivaux politiques des élites de la République islamique que la normalisation avec Washington se fera non pour son bénéfice personnel mais au profit du système (nezam) dans son ensemble. Dans les débats politiques internes, et notamment pendant la courte campagne électorale du printemps 2013, Rohani a fait valoir auprès de l’opinion publique iranienne l’impérieuse nécessité d’améliorer la situation économique du pays, prenant ainsi en compte les aspirations prioritaires d’une majorité de la population. La faction qu’il représente (les proches de Rafsandjani) s’appuie sur un socle idéologique proche de l’idéologie développementaliste [3] en vogue dans l’Iran impérial des années 1970.
Cette stratégie développementaliste implique une inflexion dans la stratégie internationale du régime islamique. Le nouveau président a signé l’accord intérimaire de Genève afin de changer l’image de l’Iran sur la scène internationale tout en permettant la normalisation des relations économiques, avec les pays occidentaux en général et les pays européens en particulier. La période de mise en œuvre de l’accord intérimaire (du 20 janvier au 20 juillet 2014) a déjà permis d’attirer en Iran de nombreuses délégations commerciales de pays européens pour une reprise des contacts interrompus depuis le second mandat présidentiel d’Ahmadinejad (2009-2013). Grâce à leur multiplication, Téhéran souhaite infléchir la position des chancelleries occidentales sur le nucléaire iranien vers plus de flexibilité. En adoptant une position plus favorable aux intérêts économiques des grandes entreprises occidentales, Rohani s’efforce d’atténuer le conflit entre l’Iran et l’Occident. À ce propos, il faut noter l’influence du conseiller diplomatique du président Rohani, Mahmoud Sariolghalam, un universitaire favorable au rapprochement avec l’Occident par réalisme politique. En 2008, il s’inquiète du manque de réalisme de l’Iran dans les négociations avec les grandes entreprises occidentales : « L’Iran, tout en s’efforçant de développer son économie, refuse de reconnaître le rôle que pourraient jouer les multinationales ou les gouvernements occidentaux pour faciliter son entrée sur les marchés internationaux des technologies, des capitaux et des services. » [4]. Avec l’arrivée de Rohani à la présidence, on voit clairement une nouvelle stratégie internationale marquée par un rééquilibrage entre l’idéalisme révolutionnaire et le réalisme politique au profit de ce dernier. Cette évolution est à la fois le résultat d’une nécessité absolue d’amélioration de la situation économique du pays et d’une vision différente de la place de l’Iran au sein de la « communauté internationale ». Cette stratégie d’ouverture vis-à-vis des grandes entreprises occidentales est plus particulièrement mise en œuvre dans le secteur de l’énergie, avec la formation d’un groupe de travail auprès du ministère du pétrole qui propose de nouveaux types de contrats pour les investissements étrangers dans les secteurs pétrolier et gazier. En effet le contrat de type buy back notamment utilisé pendant les années 1990 n’est pas attractif pour les grandes entreprises occidentales [5], et l’Iran se doit, selon les nouvelles autorités, de proposer des contrats compétitifs et comparables à ceux de ses concurrents producteurs d’hydrocarbures.
Cette approche plus réaliste des réalités économiques du système international est paradoxale pour un État contestant l’ordre international. Néanmoins, le président n’étant pas le véritable chef d’État, son nouveau positionnement ne remet pas en question la spécificité de la République islamique comme État contestataire de l’ordre international. Cela est particulièrement vrai dans le domaine des droits de l’homme car le pouvoir judiciaire n’est pas sous l’autorité du président. En dépit de ces éléments de continuité, le discours du président iranien à Davos, le 23 janvier 2014, marque une rupture avec la rhétorique diplomatique des dirigeants iraniens depuis les premiers jours de la Révolution islamique. Il a indiqué sa volonté de sortir l’Iran de sa solitude et d’améliorer les relations avec la « communauté internationale », y compris les États-Unis [6]. Pour ce faire, il a proposé une nouvelle stratégie de négociation sur le dossier nucléaire pour en finir avec les discussions sans fin et aboutir à un règlement du contentieux. In fine, le président Rohani vise à passer d’un gel et d’une levée très partielle des sanctions (selon l’accord intérimaire de Genève) à un règlement global du conflit entre l’Iran et l’Occident sur le nucléaire. Pour l’heure, les secteurs concernés par la levée partielle des sanctions sont limités à l’automobile, les pièces détachées des avions, les métaux précieux ; les Iraniens réclament la suspension, par Washington et Bruxelles, de l’adoption de nouvelles sanctions en particulier contre les exportations pétrolières iraniennes.
Rohani est accusé de revenir à une politique économique étrangère proche de celle du Shah.
Cette nouvelle diplomatie de la détente et du dialogue du président Rohani suscite néanmoins une opposition interne, et les plus radicaux l’accusent même de revenir à la politique étrangère du régime impérial dans sa période tardive. En effet, la pensée développementaliste qui sous-tend l’action politique de Rohani remet en cause deux piliers idéologiques de la Révolution islamique de 1978-1979. D’abord, le principe d’autosuffisance (khod kafai), défini dans la Constitution iranienne (chapitre 4, article 43) : « Encouragement à l’augmentation de la production dans l’agriculture, l’élevage et l’industrie, pour satisfaire les besoins d’ensemble, et conduire le pays au stade de l’autosuffisance et le libérer de la dépendance » [7]. C’est un principe sur lequel s’appuie le Guide pour défendre sa vision d’« économie de résistance ».
Ce principe s’inscrit également dans la longue durée de l’histoire iranienne [8]. Cette notion de rejet de la « dépendance » est au cœur de l’historiographie iranienne à l’époque de la République islamique. Ainsi, dans les livres d’histoire destinés à l’enseignement scolaire et dans les productions historiennes soutenues par l’État islamique, le rôle du clergé est systématiquement valorisé dans la lutte contre les impérialismes russe et britannique. La révolte du tabac de 1890-1891 est un événement emblématique de cette « dépendance » entre le roi Qajar Naser-O-Din Shah et les Britanniques. À la suite de la concession sur le tabac accordée par le Shah aux Britanniques, une fatwa promulguée par l’ayatollah Mirza Hassan Shirazi interdit la consommation de tabac. Plus largement la dynastie qajare est présentée dans les livres d’histoire comme soumise aux intérêts des puissances russe et britannique. Le gouvernement des Qajars est aussi accusé d’utiliser l’argent des crédits accordés par la Russie et l’Angleterre « non pas au développement du pays mais plutôt pour les voyages en Europe du Shah et de sa cour. Le gouvernement est donc de plus en plus dépendant et débiteur, ce qui favorise la domination étrangère et rend une situation économique difficile, insupportable ». En conclusion, le manuel d’histoire estime que c’est « l’absence de réflexion des dirigeants Qajar et l’influence néfaste de la Russie et de l’Angleterre sur l’économie iranienne qui ont provoqué la révolte du peuple iranien contre la tyrannie et la colonisation étrangère » [9].
Cette mise en accusation des deux puissances impériales dans les manuels scolaires de la République islamique, sans être dénuée de fondement, est une spécificité du projet islamique. Ce dernier consacre le rejet des puissances étrangères et procède de la volonté des élites islamiques de démontrer que les événements politiques de l’histoire iranienne, jusqu’à la fondation de la République islamique, sont exclusivement le fruit des ingérences étrangères. Cette approche de l’Histoire est donc très largement le fruit d’une relecture politique d’événements passés à travers le prisme idéologique du projet islamique khomeyniste. Cela est particulièrement vrai du renversement du Premier ministre Mossadegh en 1953 dans lequel le rôle du clergé, en particulier l’ayatollah Kashani, n’est pas clairement conforme à la vision de la République islamique : on insiste sur le rôle de la CIA alors que le rôle des facteurs politiques internes (par exemple le soutien des clercs au Shah) ou les contraintes externes (comme la guerre froide) sont minimisées.
Cette question de l’autosuffisance est centrale pour comprendre la stratégie du régime islamique dans sa quête de souveraineté nucléaire. En effet, la résilience de la théocratie face à l’embargo international et son arbitrage pour les intérêts de la République islamique en fonction d’intérêts idéologiques ou de prestige plutôt qu’économiques s’expliquent essentiellement par la volonté d’autosuffisance en matière de technologies nucléaires. Pour la République islamique, un accord sur son programme nucléaire doit donc prendre en compte et reconnaître son ambition de maîtriser l’ensemble des technologies du nucléaire civil, et cela, en dépit de la question sensible du double-usage (dual use) civil et militaire de certaines technologies.
Rohani a d’ores et déjà indiqué une inflexion de la quête exclusive de l’autosuffisance vers une plus grande insertion de l’Iran dans la mondialisation ; c’est ce que les diplomates iraniens, dirigés par le ministre des Affaires étrangères Mohammad Zarif, appellent la solution du win-win. Cette priorité donnée aux dimensions économiques entre en conflit avec un second pilier de l’idéologie khomeyniste : la place secondaire accordée aux questions économiques. Selon Khomeyni la dimension spirituelle doit être au cœur de l’action humaine : « Ceux qui considèrent l’économie comme le fondement de toutes choses considèrent l’homme comme un animal : l’animal aussi sacrifie tout à son économie. Le fondement, c’est le tawhîd ; le fondement, ce sont les véritables dogmes divins, et non pas le ventre » [10]. Cette pensée est représentée aujourd’hui au sein des élites politiques de la République islamique par la tendance radicale regroupée autour de l’ayatollah Mesbah Yazdi. Ce dernier estime que le programme de Rohani est un leurre car il promet aux Iraniens le confort alors que la frugalité est une valeur supérieure au matérialisme. Dans cette perspective, l’accord intérimaire de Genève est un échec pour l’Iran car il menace l’indépendance non seulement politique mais aussi civilisationnelle de l’Iran « islamique ». En effet, selon Mesbah, toute ouverture diplomatique ou économique sur l’Occident est grosse d’un péril pour la civilisation islamique11 [11]. En un sens, la réflexion du nouveau gouvernement sur une nouvelle définition des « intérêts nationaux » du pays met en péril les valeurs de la Révolution islamique.
Malgré cette opposition, interne aux élites politico-religieuses, le Guide a donné son accord pour les négociations directes avec Washington, notamment afin de rapprocher la société et le régime et de favoriser l’amélioration des conditions de vie de la population. Outre l’économie de résistance, le Guide a résumé la nouvelle stratégie de l’Iran sur la scène internationale par le slogan « flexibilité héroïque ». La question reste ouverte de savoir si la flexibilité nouvelle de la République islamique inscrira la Révolution islamique dans le temps long de l’histoire iranienne ou si au contraire l’ouverture diplomatique et économique vis-à-vis de l’Occident est une menace pour la stabilité de la théocratie islamique. ■
Post-scriptum
Clément Therme est chercheur post-doctorant à l’Université de Genève.
Notes
[1] Farhad Khosrokhavar, Olivier Roy, Iran : comment sortir d’une révolution religieuse, Seuil, Paris, 1999.
[2] Yann Richard, « Les États-Unis vus d’Iran », Études, 4/2014, Tome 420, p. 17.
[3] Cette vision mettait en avant la dimension économique dans la définition des politiques du pays au détriment de la justice sociale. Le haut taux de croissance, en particulier après 1973 et le premier choc pétrolier, a été atteint au prix d’un accroissement significatif des inégalités sociales.
[4] Mahmood Sariolghalam, « Iran in Search of Itself », Current History, décembre 2008, p. 430.
[5] Le contrat de type buy back ne permet pas aux sociétés étrangères d’inscrire les réserves en hydrocarbure iraniennes à leur bilan. Par ailleurs, ce type de contrat ne prend pas en compte la prise de risque des grandes sociétés dans la phase exploration.
[6] « Rohani Talks Cooperation, Security At Davos », RFE/RL, 23 janvier 2014. [www.rferl.org/content/iran-rohani-davos-world-economic-forum/25239208.html].
[7] Michel Potocki (trad., introd. et notes), Constitution de la République islamique d’Iran, 1979-1989, Paris/Budapest/Torino : l’Harmattan, 2004, p. 58.
[8] Rudi Matthee (University of Delaware, United States), « “Na Sharqi, na gharbi : Irāni” (Neither East nor West : Iranian) : The Roots of the Iranian Quest for Self-Sufficiency », ASPS Sixth Biennial Convention, Bosniac Institute, Sarajevo, Bosnia-Herzegovina, 5 septembre 2013.
[9] Voir Tarikh-e mo`aser iran. Kollie-ye reshteha (be estesna-ye reshteha-ye adabiat va olum-e ensani, olum va ma’aref-e eslami) (Histoire contemporaine de l’Iran. Pour toutes les filières à l’exception de la section littérature, sciences humaines et islamiques), sal-e sevom-e amuzesh-e motavaseteh (troisième année du lycée), n° 253, sherkat-e chap va nashr-e ketabha-ye darsié-ye iran, Téhéran, 1385 (2006-2007), pp. 58-60.
[10] « Déclarations de l’Imam Khomeyni en présence d’employés de la radio-télévision de la République islamique » (6.5.1358hs. / 9.9.1979). Citées in Doctrine de la révolution islamique. Extraits de la pensée et des idées de l’Imam Khomeyni (que la paix soit avec lui), Fondation pour les Œuvres de l’Imam Khomeyni, Département des Affaires internationales, Téhéran, 2003, p. 545.
[11] Même si Mesbah se prononce en faveur de l’utilisation du slogan « Marg bar Amerika » (Mort à l’Amérique), il n’en reste pas moins qu’il juge possible d’avoir des relations économiques avec les États-Unis. Voir « allame Mesbah : marg bar amerika ta abd edameh khahad iaft » (Son Excellence Mesbah : “Mort à l’Amérique” durera éternellement), 25/12/1392. [www.mesbahyazdi.ir/node/5050].