Élections présidentielles de 2009 et de 2013, la trame invisible
Sous le voile des élections, la démocratie se meurt depuis longtemps en Iran. Attendues et investies par le peuple iranien, les élections organisées sans véritables libertés publiques ne consacrent pas la souveraineté populaire, elles y font croire. Derniers raffinement de la tyrannie, elles continuent de trahir constitutionnellement les espérances révolutionnaires et les oppositions démocratiques. Qui peut encore croire à ce fétiche électoral ?
« Non jamais la Cour et ses serviteurs ne vous trahiront dans le sens grossier et vulgaire, c’est-à-dire assez maladroitement pour que vous puissiez vous en apercevoir assez tôt pour que vous soyez encore à temps de réparer les maux qu’ils vous auront faits. Mais ils vous tromperont, ils vous endormiront, ils vous épuiseront : ils vous amèneront par degrés au dernier moment de votre agonie politique ; ils vous trahiront avec art, avec modération, avec patriotisme ; ils vous trahiront lentement, constitutionnellement, comme ils ont fait jusqu’ici. » Robespierre
Se référer au peuple comme source légitime du pouvoir est inhérent à la République islamique, dans la mesure où elle vit le jour grâce à une révolution populaire. Khomeiny lui-même, devenu Guide à la suite d’un processus révolutionnaire, n’a pas hésité à exploiter ce soutien populaire, court-circuitant ainsi les procédures institutionnelles classiques [1]. En maintenant continûment un lien stratégique avec le peuple, il ne cessa, par ses discours quasi quotidiens, de veiller à ce qu’il reste mobilisé (du moins dans les villes principales) et prêt à intervenir en toutes circonstances pour soutenir ses projets et donner l’énergie collective nécessaire à la refondation de l’ordre politique du pays.
Les Iraniens, en retour, poussés par la force et l’enthousiasme engendrés par la Révolution de 1978-1979, demeurèrent actifs assez longtemps sur la scène politique. Durant les deux premières années qui suivirent le renversement de la monarchie, ils répondirent présents aux appels des nouveaux dirigeants, pour exprimer leur désir de participer à la vie politique et donc à la détermination du destin du pays - d’où le malentendu complet avec les médias et les observateurs occidentaux qui considéraient avec incompréhension ces masses populaires « fanatisées » et « soumises » à leurs leaders.
Les nouveaux dirigeants, rassurés sur l’assise de leur domination par l’élimination des oppositions, purent donc choisir le principe électif afin de satisfaire cette demande démocratique des Iraniens. Depuis le référendum de mars 1979, qui signa l’acte de naissance de la République islamique, jusqu’en juin 2013, le pouvoir recourut systématiquement au suffrage universel, organisant pas moins de vingt-neuf élections et trois référendums. Cette fréquence relativement importante pourrait laisser penser que, paradoxalement, la démocratie est bien vivante dans la République islamique, le verdict par les urnes étant communément considéré comme la principale caractéristique d’un régime démocratique. Mais ne nous y trompons pas, la légitimation par les urnes suscite plutôt des interrogations sur l’exercice réel de la souveraineté populaire étant donné le système de la République islamique [2] dans lequel l’espace politique est verrouillé et le Guide (ou le vali-faghih) dispose d’un pouvoir absolu pour agir et intervenir dans tous les domaines de la vie publique. D’autant plus que l’État islamique en fonction du contexte politique interne et des enjeux que représentait chaque scrutin a mis en place un puissant arsenal de contrôle destiné à permettre seulement aux personnes proches du pouvoir de se porter candidats. La principale caractéristique de la procédure électorale en Iran est en effet la présélection par élimination des candidats avant même l’ouverture des campagnes électorales. Elle profite, en outre, au Guide pour s’imposer comme arbitre dans les rapports de forces entre les factions politiques. Le choix des électeurs paraît ainsi très restreint et la représentativité effective des élus à l’issue de chaque scrutin est sérieusement remise en cause. Dans ces conditions, la souveraineté populaire est subvertie et le recours au suffrage universel est instrumentalisé par les factions politiques pour évaluer leur rapport de force et régler leurs conflictualités. Les deux dernières élections présidentielles de 2009 et de 2013 en constituent des exemples par excellence. En dépit des conséquences complétement opposées de ces deux élections, la première comme la seconde cristallisent l’instrumentalisation du suffrage universel quand elle vient faire bifurquer l’espérance démocratique exprimée dans l’espace public.
Une crise politique qui ne dit pas son nom : la présidentielle de 2009
Le contexte socio-politique et économique dans lequel devait se dérouler la présidentielle du 12 juin 2009 s’avérait particulièrement tendu, en relation avec le contentieux entre la République islamique et les puissances occidentales aussi bien qu’en raison des critiques de plus en plus violentes de la politique du gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad, exprimées aussi bien par ses rivaux issus de la faction fondamentaliste que par ses concurrents des factions « réformatrice » et « modérée ». Cependant, tirant l’enseignement des scrutins précédents, des négociations en coulisses entre les hauts responsables furent entreprises pour que les fondamentalistes ne se divisent pas une nouvelle fois et ne soutiennent pas plusieurs candidats contre le président sortant. Par ailleurs, des pressions auraient été exercées sur le camp des réformateurs afin que Mohamad Khatami ne se présente pas à la présidentielle [3]. En effet, le Guide aussi bien que les fondamentalistes redoutaient fort que Khatami, en dépit de la déception des Iraniens sur son bilan, ne puisse remporter aisément l’élection face à n’importe quel candidat du camp fondamentaliste.
Finalement, à la place de Khatami, Mir Hossein Moussavi, l’ex-Premier ministre (1981-1989), présenta sa candidature, officiellement comme « indépendant », mais avec le soutien clair d’une partie des réformateurs (tendance dite ‘modérée’), appuyés par Hachemi Rafsandjani et, de manière implicite, semble-t-il, par certains courants fondamentalistes. Mais les réformateurs (tendance dite ‘radicale’) préférèrent soutenir Mehdi Karoubi qui fut d’ailleurs le premier à déclarer sa candidature à l’automne 2008. Le Conseil de surveillance de la constitution [4] valida leurs candidatures dans la mesure où le partage des votes de l’électorat réformateur entre ces deux pourrait conduire à augmenter les chances de Mahmoud Ahmadinejad. Le Conseil valida également la candidature de Mohsen Rezaï, l’ex-commandant en chef des Pâsdârân [5] de 1981 à 1997 et depuis Secrétaire du Conseil de discernement des intérêts de l’État, issu du camp des fondamentalistes. Celui-ci pouvait attirer les voix des fondamentalistes rivaux d’Ahmadinejad qui risquaient de voter pour Moussavi. Ahmadinejad fut le dernier à déclarer sa candidature [6]. Soutenu fermement par le Guide, il pouvait se lancer dans la course à la présidentielle en ayant carte blanche pour recourir à toutes les manœuvres frauduleuses nécessaires, avec l’appui du Conseil de surveillance et du ministère de l’Intérieur (organisateur des élections).
En dépit d’une procédure électorale, extrêmement compliquée et opaque, qui permettait de multiplier les manœuvres en sa faveur dans cette bataille électorale, Mahmoud Ahmadinejad a pris des dispositions supplémentaires pour renforcer le contrôle du processus du scrutin. Ainsi, dès le lendemain des législatives de 2008, Ahmadinejad, mécontent des résultats, a remercié le ministre de l’Intérieur pour le faire remplacer par l’un de ses lieutenants et en mars 2009 a nommé l’un de ses proches à la tête du « Bureau national des élections » de ce même ministère. En octobre 2008, avec l’approbation du Guide, il a incorporé 4 000 nouveaux Pâsdârân et Bassidji [7] dans le corps des « guides politiques » qui était institué en 2003. Cette entité comprenait dès lors 12 000 Pâsdârân et Bassidji qui avaient officiellement pour mission d’encourager les électeurs à participer aux élections mais qui étaient officieusement chargés d’inciter les électeurs à voter pour le candidat que l’aile radicale des fondamentalistes avait choisi de soutenir. L’ensemble de ces dispositifs constituaient un puissant levier au service d’Ahmadinejad pour orienter les résultats du scrutin de 2009.
De leur côté, Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi employèrent des moyens de grande envergure pour mobiliser les électeurs, en particulier les jeunes et les femmes. Chez ces derniers, le désir de changement était si intense qu’ils se laissèrent manifestement convaincre une nouvelle fois par les réformateurs. Après avoir boudé les urnes, pendant cinq années consécutives (2003-2008), ils participèrent donc massivement à l’élection présidentielle de juin 2009, dans l’espoir d’empêcher la réélection de M. Ahmadinejad, comme l’avaient laissé croire les candidats réformateurs. Le taux de participation fut donc très élevé, se situant entre 75 et 85 %. Ahmadinejad se trouvait face à trois adversaires de poids, eux-aussi, issus du sérail et bénéficiant chacun de soutiens considérables, ayant employé tous les moyens pour assurer leur succès électoral, ce qui rendait l’issue de l’élection incertaine.
À l’évidence, aucun de ces quatre candidats n’avait de chance d’être élu au premier tour du scrutin, à moins de recourir à des manœuvres frauduleuses. C’est la raison pour laquelle la réélection de Mahmoud Ahmadinejad au premier tour, avec 62 % des voix selon le décompte officiel, aussitôt approuvée par le Guide sans même attendre que le Conseil de surveillance de la constitution, seule instance habilitée à valider les scrutins, ait confirmé la réélection du président sortant, provoqua plus que la surprise, l’indignation du corps électoral iranien, et particulièrement des jeunes et des femmes dans les grandes villes. Dès le 13 juin, plusieurs centaines de milliers d’électeurs scandèrent « Où est mon vote ? » Au cours des jours suivants, alors que les protestations postélectorales n’ont cessé de s’amplifier, les autorités continuaient à insister sur la validité du scrutin. Le 15 juin, Mahmoud Ahmadinejad, lui-même, devant des milliers de ses partisans, réunis au centre de Téhéran, a même déclaré que les élections iraniennes dont celle qu’il venait de remporter étaient « les plus propres » dans le monde. Le Guide suprême qui conduisait exceptionnellement la prière du vendredi 19 juin est intervenu une nouvelle fois pour réfuter la possibilité de tricherie. Lors de son sermon en faisant allusion au nombre de voix qui séparaient celles obtenues par Mahmoud Ahmadinejad de celles remportées par Mir Hossein Moussavi, il interrogea : « Si l’écart était de cent mille, de cinq cent mille ou d’un million, on pourrait se dire qu’il y a bien eu fraude. Mais comment pouvait-on trafiquer onze millions de voix ? » Ces autorités pouvaient, en effet, rejeter avec véhémence toute accusation de fraude car l’État islamique, malgré ces trente ans d’expérience en organisation des élections politiques, ne s’est jamais doté des dispositifs nécessaires assurant la transparence des scrutins. Les hauts responsables de l’État étaient en conséquence assurés que les candidats malheureux à la présidentielle ne pouvaient pas démontrer, preuves solides à l’appui, la fraude et les falsifications des votes. Ainsi, lorsque pour calmer les manifestations de rue le Conseil de surveillance de la constitution a concédé à recompter un échantillon de 10 % des urnes en présence des journalistes iraniens il ne courait aucun risque. Un recomptage qui, en effet, sans surprise n’a pas apporté d’éléments tangibles compromettant la validité de cette élection et a conduit le même Conseil à entériner définitivement les résultats du scrutin et en conséquence la réélection de M. Ahmadinejad le 29 juin 2009.
Mais les jeunes en particulier, issus des couches moyennes urbaines, exaspérés par un pouvoir politique autoritaire qui ignorait tout simplement leurs aspirations et revendications, transformèrent rapidement les manifestations postélectorales en une contestation du système politique. Ce mouvement protestataire postélectoral, baptisé Mouvement vert, le plus important qu’ait connu l’État islamique depuis sa fondation en 1979, a été violemment réprimé. Même si le régime semblait avoir réduit à l’impuissance les contestataires, la tension politique est restée extrêmement forte. Le retour à l’absolutisme a scellé le divorce entre la société et l’État islamique. Le dialogue étant ainsi interrompu, désormais c’est la légitimité du régime qui est sérieusement remise en cause, forçant les héritiers de la faction fondamentaliste à faire des choix risqués : s’arc-bouter sur les dogmes de l’époque Khomeiny, ou trouver les voies d’une régénération du régime.
La présidentielle de 2013 : un consensus a minima
L’élection présidentielle de juin 2013, organisée dans un contexte sociopolitique et économique qui apparaissait comme singulièrement explosif, représentait des enjeux cruciaux pour le régime. Sur le plan intérieur, d’abord, la République islamique vivait la plus grave crise politique de son histoire, caractérisée, d’une part, par l’ébranlement de la légitimité du pouvoir et, d’autre part, par le bras de fer entre le Guide, Ali Khamenei, et Mahmoud Ahmadinejad. Aussi bien la première que la seconde caractéristique étaient en lien avec le scrutin de 2009 et ses contrecoups. En effet, rappelons-le, M. Ahmadinejad une fois réélu, fort de ces 24 millions de voix prétendument exprimées en sa faveur, a commencé à se prévaloir d’une solide légitimité politique face au Guide. En conséquence, la relation de confiance entre les deux hommes, jusqu’alors très solide de sorte que le Guide avait pris le risque de cautionner sa réélection frauduleuse en juin 2009, a commencé à se dégrader assez rapidement. Bien au-delà d’une simple rivalité de personnes, les différends de M. Ahmadinejad avec le Guide et avec le système en place étaient d’ordre idéologique. Sans entrer dans des subtilités qui nous éloigneraient de notre propos, M. Ahmadinejad cherchait à se donner les moyens de remodeler la République islamique et d’en faire un État toujours islamique, mais sans la participation active du clergé au pouvoir et donc sans le système du velâyât-e faqih (gouvernance du jurisconsulte). C’est ce projet, devenu lisible à travers les prises de position, discours et pratiques politiques de M. Ahmadinejad et de ses proches, qui est à l’origine du bras de fer entre ces deux hommes.
Sur le plan international, ensuite, les discussions sur le programme nucléaire étaient au point mort alors que les sanctions internationales, durcies depuis 2009, avaient aggravé la crise économique endémique que traversait le pays depuis plus de trois décennies.
Étant donné ces enjeux décisifs, le Guide se trouvait dans une situation extrêmement embarrassante et son choix pour un successeur à M. Ahmadinejad semblait en effet déterminant pour la survie du régime et, par voie de conséquence, pour son propre pouvoir. Il devait apporter implicitement son soutien à la candidature d’une personnalité qui, tout en restant loyale à son égard, paraissait capable à la fois de regagner la confiance des Iraniens, permettant par-là même au régime de regagner sa légitimité, et d’adresser des signaux positifs aux puissances occidentales pour reprendre les négociations sur la question nucléaire, dans le but d’obtenir un allègement des sanctions internationales.
Le choix du Guide semblait cependant assez restreint dans la mesure où il ne pouvait compter que sur l’autre courant de la faction des « fondamentalistes », dispersé et divisé, mais globalement « pro-Guide ». Ce courant peinait pourtant à trouver un consensus pour désigner un candidat unique à l’élection présidentielle. À l’opposé, le courant de la faction des « fondamentalistes » pro-Ahmadinejad, étant plus uni et « discipliné », avait clairement affiché, dès le lendemain de la réélection d’Ahmadinejad, son soutien à la candidature de E. Rahim-Mashaie. La victoire électorale de ce dernier semblait promise, dans la mesure où depuis la répression du Mouvement vert, la faction des « réformateurs » était quasiment neutralisée et celle des « modérés » assez affaiblie et où les différends au sein du courant pro-Guide s’avéraient patents. Or, le principal impératif qui s’imposait au Guide étant d’en finir avec le courant pro-Ahmadinejad, il lui fallut donc imaginer plusieurs scénarios en fonction des configurations possibles de la compétition électorale.
Au cours de l’hiver 2012, politiques, politistes et journalistes se livrèrent à divers pronostics en fonction des configurations électorales possibles. Dans un premier temps, alors que la participation des réformateurs et modérés à la compétition électorale n’était pas certaine, le scénario le plus vraisemblable était celui selon lequel un ou plusieurs candidats issus du camp pro-Guide se présenteraient contre Rahim-Mashaie. Toutes les prévisions signalaient qu’une telle configuration électorale ne pourrait qu’être profitable à ce dernier, dans la mesure où l’électorat des réformateurs et modérés pourrait porter ses suffrages sur Rahim-Mashaie pour montrer son mécontentement au sujet de l’absence de ses propres candidats. Il semblait donc indispensable d’ouvrir le champ électoral aux modérés et réformateurs. D’autant que leur présence pouvait inciter les électeurs à participer au scrutin et donc accroître le taux de participation, ce dont les fondamentalistes avaient, de surcroît, grand besoin pour regagner une certaine légitimité auprès de la communauté internationale.
La compétition électorale s’est alors ouverte aux modérés. Ainsi, commença une deuxième série de spéculations autour de la candidature de Hachemi Rafsandjani et de ses chances de battre Rahim-Mashaie. En effet, ayant reçu de manière indirecte le soutien de Khatami et d’une partie des réformateurs, Hachemi Rafsandjani se trouvait désormais dans une position assez confortable face à Rahim-Mashaie. Les prévisions selon lesquelles l’affrontement final aurait lieu entre ces deux hommes au second tour du scrutin, paraissaient de plus en plus plausibles au fur et à mesure que s’intensifiaient les différends au sein des organisations politiques composant le courant fondamentaliste pro-Guide. Ce dernier, devant l’impossibilité de trouver un consensus, constitua finalement deux coalitions. C’est dans ce contexte, où s’amenuisaient les possibilités que l’un des candidats de ce courant remporte le scrutin, que l’on a commencé à évoquer la candidature potentielle de Saïd Jalili, le secrétaire général du Conseil suprême de la sécurité nationale, chef des négociateurs et représentant direct du Guide sur le dossier nucléaire. Très apprécié par des Pâsdârân et des milices Bassidji en raison de son engagement en tant que volontaire pendant la guerre Irak/Iran (1980-1988), Jalili apparaissait, de plus, dans sa radicalité et son intransigeance assez semblable à Ahmadinejad, loin toutefois de la hardiesse et du cynisme de celui-ci. Pour toutes ces raisons, le Guide et son entourage ont très vraisemblablement imaginé que la candidature de Jalili pourrait faire basculer la compétition électorale, tout comme celle de Ahmadinejad à la présidentielle de 2005. Saïd Jalili a finalement déclaré sa candidature en tant qu’« indépendant », mais a été aussitôt considéré comme le candidat favori du Guide. En dépit de toute la machine de propagande en sa faveur, Jalili n’a pas réussi à créer la dynamique électorale escomptée. Les sondages officiels internes semblaient être encore en faveur des deux principaux rivaux, à savoir Hachemi Rafsandjani et Rahim-Mashaie. C’est la raison pour laquelle, au lendemain de la clôture des inscriptions des candidats à la présidentielle, sont parues dans la presse écrite et sur les sites Internet des agences iraniennes d’information, plusieurs lettres adressées au Conseil de surveillance lui demandant de ne pas valider les candidatures des chefs de files des deux courants, l’un « conspirationniste », Hachemi Rafsandjani, et l’autre « déviationniste », Rahim-Mashaie. Cette manœuvre orchestrée, sans doute, par le Guide et son entourage, était destinée à préparer l’opinion publique à l’éventualité d’une disqualification de ces deux candidats.
Le 21 mai 2013, le Conseil de surveillance a déclaré qu’il avait finalement retenu la candidature de huit candidats sur 686 inscrits. Ni Hachemi Rafsandjani ni Rahim-Mashaie n’en faisaient partie. Ainsi, ils avaient été éliminés de la course présidentielle avant même que la campagne électorale ne soit ouverte. La raison invoquée pour la disqualification de Hachemi Rafsandjani était son âge avancé (78 ans), tandis que pour Rahim-Mashaie, le Conseil ne prit même pas la peine de fournir un motif. On s’attendait alors à de vives réactions de la part de l’un et de l’autre. Mais tous deux se sont tus, invitant également leurs entourages à la retenue.
Le silence de Rahim-Mashaie s’expliquait par le fait que son camp, et en particulier M. Ahmadinejad, avait repris des négociations internes pour que le Guide lui-même intervienne en sa faveur et demande en dernière minute au Conseil de surveillance de rajouter son nom à la liste des candidats retenus. Quant à Hachemi Rafsandjani, son silence s’inscrivait certainement dans la logique qui avait motivé sa candidature, à savoir se présenter comme le sauveur et l’homme de la situation. Protester contre la décision du Conseil de surveillance risquait d’entraîner des troubles politiques, ce qui l’aurait éloigné de son objectif. Il n’a donc pas pris ce risque, d’autant que son exclusion de la course électorale, en lui offrant une position de victime, lui a, à l’inverse, procuré la sympathie des Iraniens. Plus important encore, cet incident lui a permis de regagner en légitimité et par là-même de recomposer sa stature d’homme providentiel du régime islamique.
Il va sans dire que cette éviction, qualifiée en Iran comme à l’extérieur du pays de véritable coup de théâtre, allait peser lourdement sur la structure de la compétition électorale, qui conditionnait elle-même le rapport de force entre les candidats qualifiés.
Les huit candidats qualifiés, tous issus du sérail, étaient de surcroît pratiquement au même rang dans la hiérarchie du régime au moment de poser leur candidature. Aucun d’entre eux ne semblait, a priori, en mesure de défier le Guide comme l’avait fait M. Ahmadinejad au cours des deux dernières années de son mandat présidentiel. Avec cette sélection très soigneuse des candidats, le Guide avait sans doute cherché, avant toute chose, à renforcer sa position en tant que Guide et chef de l’État. Ainsi, les problèmes liés aux activités nucléaires du pays et aux sanctions internationales, deux enjeux primordiaux pour cette élection présidentielle, paraissaient être relégués au second plan. Le Guide semblait en effet avoir opté, à ce stade, pour la ligne dure incarnée par Jalili, dans la mesure où ce dernier était considéré comme son candidat favori.
Les premiers jours de la compagne électorale furent timides et les candidats ne réussirent pas à mobiliser les électeurs, qui étaient déjà démotivés à la suite de l’éviction des deux principales figures de la course présidentielle. Même les débats télévisés n’ont pas créé l’engouement populaire escompté. Or, un fort taux de participation était indispensable au régime pour regagner sa légitimité auprès de l’opinion publique nationale et internationale. C’est sans doute cette raison qui a conduit le Guide à revoir radicalement son plan et sa stratégie. Des négociations et tractations auraient été engagées avec Hachemi Rafsandjani. Pour autant que l’on puisse le savoir, tout s’est joué après le troisième débat télévisé et au cours de la seconde semaine de la campagne électorale.
Le 11 juin 2013, un candidat du camp des fondamentalistes et le seul candidat soutenu par les réformateurs, retirèrent leurs candidatures. Ce dernier précisa que sa décision était motivée par un message qui lui était parvenue de M. Khatami. Quelques heures plus tard, Hachemi Rafsandjani et Mohammad Khatami ont, tour à tour, déclaré leur soutien à la candidature de Hassan Rohani. Le Guide, lui, est intervenu le lendemain (le 12 juin 2013) et lors d’un discours, a exhorté les Iraniens à se rendre aux urnes le 14 juin, le jour du scrutin : « Une participation élevée est la chose la plus importante pour le pays. Peut-être que certains ne voudraient pas soutenir le régime islamique mais voudraient quand même protéger le pays. Il faut que tout le monde vote ». Il s’agissait là d’une volte-face extrêmement significative car quelques jours plus tôt, à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Khomeiny (le 4 juin 2013), le Guide avait déclaré : « Un vote pour n’importe lequel de ces huit candidats est un vote pour la République islamique, un vote de confiance au régime et à l’organisation de l’élection », manière particulièrement évidente de verrouiller le scrutin. Mais à quarante-huit heures du vote, il lui fallait de toute urgence rectifier le tir, en laissant croire que rien n’était décidé à l’avance. Cela d’autant que le même jour, Hachemi Rafsandjani, lors d’une rencontre avec quelques responsables politiques et en présence des journalistes, déclarait : « Mon vote sera ‘Rohani’ et les sondages montrent qu’il devance les autres candidats. Les gens ne doivent pas être frustrés, bien au contraire, ils doivent entrer sur la scène avec enthousiasme et ne doivent pas bouder les urnes ».
Ces discours et déclarations diverses semblèrent susciter, durant les toutes dernières heures avant la clôture officielle de la campagne électorale (le 13 juin 2013), un enthousiasme parmi les électeurs, notamment dans les grandes villes et dans la capitale, Téhéran. Ainsi, contre toutes attentes et prévisions, Hassan Rohani, en obtenant 50,7 % des voix, remporta la présidentielle dès le premier tour. Un résultat qui émerveilla tout le monde. Synonyme d’espoir et d’ouverture, les électeurs iraniens comme la communauté internationale semblaient en être ravis. Si pour les premiers, la victoire d’un « modéré » était interprétée comme la leur, contre l’absolutisme du régime islamique, pour la seconde, elle était considérée comme une chance pour la diplomatie et la reprise des négociations autour de la question nucléaire.
Il s’agit là d’un véritable coup de maître de la part du Guide. Même si le vainqueur de cette élection dépassait de très peu le seuil de 50 % des voix, il distançait largement le second, qui n’avait obtenu que 16,6 % des voix. Quoique courte, la victoire de Rohani fut reconnue par ses adversaires qui acceptèrent leur défaite. Ainsi, un second tour très compliqué à gérer dans la mesure où il risquait de diviser nettement les électeurs, fut-il évité. Le Guide suprême, Ali Khamenei sort incontestablement renforcé des très longues batailles politiques des années 2000, et singulièrement de l’épreuve du scrutin présidentiel de 2013, au point de s’imposer à nouveau comme le véritable maître du pays. Son alliance ponctuelle mais finement calculée et négociée avec l’autre homme fort du régime, Hachemi Rafsandjani, lui a permis de regagner sa légitimité, remise en cause lors des protestations post-électorales de juin 2009. C’est en effet grâce à l’intervention de Hachemi Rafsandjani et de Mohammad Khatami au cours de la dernière semaine de la campagne électorale, venus lui prêter main forte afin de mobiliser les électeurs, que le taux de participation put atteindre un seuil honorable (73 % selon le ministère de l’Intérieur) pour un régime qui venait de vivre les contestations les plus virulentes lors de la précédente présidentielle. Il va sans dire que Hachemi Rafsandjani et Mohammad Khatami ne lui ont pas rendu service sans contrepartie. Le Guide a dû faire des concessions pour soutenir finalement leur candidat, Hassan Rohani. Un choix qui, en l’état actuel des enjeux intérieurs et extérieurs, a surtout arrangé le Guide, lui permettant de regagner sa légitimité et celle du régime islamique auprès de l’opinion publique nationale et internationale. La solidité du régime islamique n’était plus une question.
Notes
[1] Entre février 1979, date de son retour d’exil, et décembre 1979, date à laquelle la constitution de la République islamique fut adoptée par la voie référendaire, Khomeiny appela à deux reprises le peuple à manifester dans la rue : d’une part, pour approuver son choix du Premier ministre du gouvernement provisoire (février 1979) et d’autre part, pour confirmer « l’unité de parole », c’est-à-dire confirmer sa confiance en les dirigeants réunifiés sous son autorité (juillet 1979).
[2] Le système politique de la République islamique est essentiellement fondé sur l’institution du Guide, de laquelle procèdent toutes les autres institutions politiques. Tous les mécanismes constitutionnels iraniens sont destinés à assurer la prééminence d’un Guide qui régente de fait l’exercice de la souveraineté populaire. Pour une explication plus détaillée du système de la république islamique voir : M. Ladier-Fouladi, Iran Un monde de paradoxes, Atalante, 2009.
[3] Mohamad Khatami a annoncé officiellement sa candidature le 9 février 2009 et a retiré sa candidature le 16 mars lorsque Mir Hossein Moussavi, ancien Premier ministre, soutenu par une partie des réformateurs et de manière implicite par une partie des fondamentalistes, a déclaré sa candidature.
[4] Ce conseil est une institution non-élective dont l’une des fonctions, selon la Constitution de la République islamique, est de vérifier la régularité des élections, mais depuis 1995, avec la complicité de la quatrième législature, il s’est octroyé l’autorité d’examiner et de donner son agrément à l’habilitation des candidats aux diverses élections.
[5] « L’Armée des gardiens de la révolution islamique » (sepâh-e pâsdârân-e enghlâb-e eslâmi), appelée Pâsdârân (les gardiens), créée le 6 mai 1979 par un décret de Khomeiny. Ses missions : assurer la sécurité intérieure, « collaborer » avec les forces armées, former ses cadres du point du vue moral, idéologique, politique et militaire, et soutenir sous la surveillance du Guide, et avec l’avis consultatif du gouvernement, tous les mouvements révolutionnaires des opprimés dans le monde. Le déclenchement de la guerre Iran/Irak en septembre 1980 transforma Pâsdârân en une armée à part entière. Ils sont séparés de l’armée régulière mais bien mieux équipés qu’elle.
[6] Sur 475 postulants à la candidature pour la course présidentielle de 2009, le Conseil de surveillance n’en a validé que quatre.
[7] En janvier 1981, les Pâsdârân incorporèrent en leur sein une organisation paramilitaire, appelée « Bassidji » (mobilisé), créée par un décret de Khomeiny en novembre 1979. Cette organisation changea alors de nom et devint « vâhed-e bassidj-e mostaz’afin » (Unité de mobilisation des opprimés). Elle gagna une nouvelle appellation en 1990 : « nirouy-e moghâvemat-e bassidj » (Force de résistance des mobilisés). Toujours incluse dans ce système d’armée parallèle, cette « unité » se dota d’une structure indépendante pour devenir la cinquième force des Pâsdârân. Si pendant la guerre Iran/Irak les Bassidji furent surtout envoyés au front, à la fin de la guerre (septembre 1988), ils se spécialisèrent dans la répression interne.