L’élection surprenante de Hassan Rohani dès le premier tour de la présidentielle iranienne de juin 2013 a suscité, sinon la satisfaction unanime, du moins un soulagement étrange. Les électeurs iraniens ont interprété la victoire d’un « modéré » comme la leur contre l’absolutisme du régime islamique et les États occidentaux l’ont considérée comme une chance pour la diplomatie et la reprise des négociations autour de la question nucléaire. Il faut en effet préciser que cette élection est survenue au terme du second mandat de Mahmoud Ahmadinejad, entaché en particulier par la répression violente du mouvement protestataire postélectoral de juin 2009, baptisé « Mouvement vert ». Ce mouvement, le plus important qu’ait connu l’État islamique depuis sa fondation en 1979 et qui a largement surpris l’opinion publique internationale, non seulement par son ampleur mais surtout par la modernité de son mode d’action et de sa revendication, a été en quelque sorte le précurseur des révolutions arabes de 2010-2011. Le slogan « Où est mon vote ? » que scandaient plusieurs millions d’Iraniens a en effet précédé les revendications citoyennes des Tunisiens et Égyptiens, notamment quand ils réclamèrent, eux aussi, la démocratie. Ces révolutions, qui ont réussi à renverser les régimes autoritaires instaurés de longue date dans ces deux pays, pouvaient, en retour, conduire les Iraniens à adopter les mêmes formes radicales de protestations politiques. D’autant qu’en Tunisie, les révolutionnaires ont réussi à déjouer l’islamisme et sa propension à engager la société dans une tradition rétrograde. Mais, les Iraniens, à la suite de la répression violente du Mouvement vert, semblent avoir perdu toute confiance en leur capacité d’agir. Ainsi, la voie électorale leur paraît, peut-être provisoirement, comme la seule voie possible pour résister contre l’absolutisme du régime islamique.

C’est sur cette toile de fond que nous aimerions revenir dans le cadre de ce dossier sur la Révolution iranienne de 1978-1979. Une révolution stigmatisée très tôt dans la mesure où elle a donné naissance à la République islamique. L’enjeu consiste à démontrer que contrairement aux idées et discours prédominants, la Révolution iranienne n’était dans sa genèse ni islamique, ni religieuse et encore moins khomeiniste. Celle-ci, comme toutes les révolutions, fut l’œuvre d’un ensemble complexe, composé d’acteurs et d’idées antagoniques. Elle a découlé d’un processus lent qui a gagné en épaisseur au fur et à mesure que les vagues de protestation montaient et regroupaient des fractions toujours plus importantes du corps social. Seulement, le clergé chiite, sous l’égide de Khomeiny, a su mieux capter l’élan du mouvement protestataire que les groupes sociaux et les formations politiques concurrentes, qu’elles soient laïques, musulmanes, démocrates ou d’extrême gauche, communistes ou non communistes dans un vaste éventail de maoïstes, trotskistes, staliniens, libertaires.

Nous avons intitulé ce dossier « reportage intellectuel » en référence à Michel Foucault qui proposait dans ses « reportages d’idées » d’Iran publiés en 1978-1979 de faire travailler ensemble intellectuels et journalistes « au point de croisement des idées et des événements ». Ce point de croisement répondait à une commande du Corriere della Sera. Foucault décida d’assumer le premier reportage sur l’Iran, lut Paul Vieille sociologue spécialiste de la société iranienne, Henry Corbin philosophe spécialiste du chiisme iranien, rencontra Ahmad Salamatian qui avait fondé en 1977 le comité pour la défense de la liberté et des droits humains et participa à l’organisation de l’accueil de Khomeiny en France en octobre 1979. Foucault partit à deux reprises : du 16 au 24 septembre 1978, du 9 au 15 novembre 1978. Il assista alors à l’événement d’une révolte populaire. Nous verrons que pour lui il y a un danger à appeler cette révolte, capable de faire tomber le Shah, « révolution ». Un doute environne l’usage du mot. Ce dossier revient sur les enjeux et les conséquences d’un tel doute jusqu’à aujourd’hui, mais nous avons choisi de déplacer cette notion de reportage intellectuel sur un temps long, dans une autre temporalité donc car les idées naissent et meurent sur le temps court mais aussi sur le temps long. Notre interrogation est bien la suivante : que reste-t-il de vif dans le présent de l’événement des soulèvements de 1978-1979 que nous nommons ici Révolution iranienne, afin de ne créer aucune confusion avec l’institutionnalisation d’une République islamique (1er avril 1979), qui nie de fait la part la plus émancipatrice de cette Révolution multiforme. Il s’agit pour nous d’interpréter notre présent en mettant l’accent sur les potentialités des années révolutionnaires. Il s’agit de prendre le risque d’élaborer le questionnaire à partir du présent de différents passés sans présager d’une quelconque téléologie, et pour ce faire de restituer à chaque présent de l’histoire sa fraîcheur. Trois séquences fraîches donc : la séquence révolutionnaire elle-même de 1978-1979, l’élection présidentielle de 2009 et le Mouvement Vert, notre aujourd’hui 2013-2014.

Les objets qui nous intéressent sont à la fois les symptômes culturels et sociétaux d’une insistance politique. L’aspiration à la liberté face à la tyrannie et au risque de guerre civile qui ont présidé à la Révolution iranienne de 1978-1979 demeure malgré sa confiscation par Khomeiny. C’est dans les institutions civiles, leurs traductions démographiques, la vie intellectuelle et politique que nous puiserons les traces et les arguments de cette insistance. Cette insistance témoigne d’un certain courage, conscient ou inconscient, qui pourrait s’épuiser et signerait par épuisement seulement maintenant, la victoire annoncée de longue date d’une oppression orchestrée par un Guide suprême sous couvert d’un président supposé modéré.

Les contributions de ce dossier portent sur les thèmes qui permettront d’éclairer les trois moments où les désirs d’être libre, qui se sont manifestés de manière récurrente depuis le début de la Révolution, s’avèrent plus visibles. Nous proposons ici trois poèmes dont la traduction a été revue par nos soins. Le contexte prérévolutionnaire marqué par l’attente ou la recherche de soi, des signes imperceptibles, est évoqué par les deux premiers, écrits entre 1953 et 1960, et le troisième, écrit en 1979 décrit le contexte post-révolutionnaire et le désenchantement des révolutionnaires (p. 132). L’examen de la position de Michel Foucault sur la révolution iranienne permet de saisir à quel point ce dernier a été attentif à ce qui fait passage entre cette révolution et la Révolution française, voire passage entre tout ce qui pourrait se nommer comme tel, « révolution » (Sophie Wahnich, p. 138). L’analyse des contrecoups de la Révolution iranienne par le prisme démographique appliqué essentiellement aux femmes et à la famille met bien en évidence la compétence de la société civile, et plus particulièrement celle des femmes, à résister aux injonctions religieuses de 1979 à aujourd’hui (Marie Ladier-Fouladi, p. 159). L’examen des politiques et réformes mises en place depuis la Révolution révèle l’échec de l’État islamique pour islamiser l’école. Depuis plus de deux décennies, les jeunes, filles et garçons, formés pourtant au sein du système éducatif de la République islamique, constituent les forces vives des aspirations aux réformes démocratiques (Saeed Paivandi, p. 171). Le mouvement vert témoigne aussi de l’impossible mise au pas de la société iranienne (Farhad Khosrokhavar, p. 199). Le phénomène des intellectuels post-islamistes, émergé au début des années 1990, est présenté à travers l’analyse de la pensée de trois d’entre eux. Ces intellectuels participent à une sécularisation de la pensée religieuse qui prend une nouvelle tournure dans l’Iran post-révolutionnaire. Ainsi s’est amorcé un nouveau type de sécularisation, qui correspond à la délégitimation progressive de la théocratie islamique et à l’ébauche d’un nouveau rapport entre le religieux et le politique (Farhad Khosrokhavar et Mohsen Motaghi, p. 183). Depuis l’élection d’Hassan Rohani en juin 2013, l’État islamique s’est doté d’une nouvelle diplomatie. Celle-ci, marquée par la reprise des négociations autour du dossier nucléaire et en particulier par la signature de l’accord intermédiaire de Genève (novembre 2013) ainsi que par les négociations directes avec les États-Unis, suscite de nombreuses interrogations quant au devenir de la République islamique (Clément Therme, p. 210).

Dossier coordonné par Marie Ladier-Fouladi & Sophie Wahnich