7 jours à Beyrouth

Tempête sur Beyrouth : vendredi 13 décembre

Bref réveil de bébé 2 à 4h, mais il se rendort tout seul. Cela me donne l’occasion d’admirer l’ampoule de ma chambre, qui clignote laiteusement avec des ondulations de lumière serpentesques. Je me rendors assez vite moi aussi.

8h30. Retour de Nabila, qui est furieuse d’avoir été privée des petits pendant deux jours et se répand en imprécations contre les routes libanaises et contre la pluie. Elle accompagne bébé 1 à la crèche, mais il faudra que j’aille le rechercher. Je me colle devant l’ordi avec l’espoir d’achever la moitié de mon chapitre 6, histoire de bien terminer la semaine. Manque de chance, au milieu de la matinée m’arrivent les épreuves d’un article écris six mois plus tôt, qu’il est urgent de corriger. Ce sera pour cet après-midi, car je n’ai pas d’imprimante à la maison.

10h. Je croise Nabila en allant me faire un café à la cuisine. Elle me raconte, assez agacée, que sœur Clarisse lui a tenu tout un discours sur le voile ce matin à la crèche : « Pourquoi tu n’enlèves pas ton voile ? Tu habites loin, ta famille ne le saura pas, ici tout le monde s’en fiche… ». Nabila est sidérée que sœur Clarisse n’arrive pas à comprendre que c’est elle qui tient à le porter, son voile. Certaines de ses belles-sœurs ne sont pas voilées, et cela ne pose de problème à personne, dans sa famille. Je lui conseille, la prochaine fois, de dire à sœur Clarisse : « Allez, on est entre nous, tu peux enlever ta cornette… ». Ce pays n’en finit pas de me désespérer.

Vers 13h, je vérifie que je ne suis pas trop dépenaillée et me dirige vers la banque pour voir si le virement de mon amie est arrivé. Si c’est le cas, je vais devoir tirer une grosse somme. Je prévois déjà des tas de prétextes : je vais acheter une voiture, je dois payer mon loyer pour six mois… Je prends mon ticket à l’entrée, en choisissant comme option « transactions supérieures à 10 000 dollars ». Je fais la queue dans les locaux étincelants de la banque, qu’une employée éthiopienne, certainement pas payée plus de 150 dollars par mois, astique de fond en comble en permanence. Il y a du monde, et j’observe les employés qui manient d’énormes liasses de dollars et de livres libanaises (les deux monnaies ont cours ici), les entourent d’un élastique d’un geste rapide et blasé et les tendent, contre signature, à leurs clients. Mon retrait ne devrait pas poser problème, si j’en juge par la taille des liasses qui défilent sous mes yeux.

Mon tour arrive, le virement est arrivé. J’essaie de prendre un air dégagé pour dire que je veux faire un retrait de 15 000 dollars. Derrière sa vitre, l’employé ne bronche pas : il ouvre un tiroir pour y attraper quelques paquets de billets, les glisse à une vitesse folle dans une machine qui les compte et en enregistre les numéros, me fait signer la liste de ces numéros. Ce sont des billets de 100 dollars, ça ne fait même pas un tas énorme. Je garde mon air pseudo-dégagé (je mens très mal) pour demander quelle somme maximale je peux retirer au guichet. L’employé réfléchit à peine et me répond : « Jusqu’à 60 000 dollars, pas de problèmes. Au-delà, il vaut mieux prévenir la veille ». Je sors en glissant mon petit paquet dans mon sac. J’ai déjà imprimé mon article, je n’ai plus qu’à aller récupérer bébé 1 à la crèche (on ne l’y laisse que le matin).

À la crèche, je surprends sœur Clarisse en train de colorier elle-même les cahiers d’activité que les enfants rapportent chaque mois à la maison. Ce mois-ci, elle colorie sur la couverture le sapin que les enfants sont censés avoir découpé et collé, et ajoute à la main : « Jésus est né, Alléluia ! ». Elle me fait un sourire complice, d’un air de dire « Voyez comme je fais bien mon travail ». Je savais bien que ce n’étaient pas les enfants qui faisaient ces beaux dessins, bien propres et bien nets (bébé 1, qui n’a pas encore trois ans, sait à peine gribouiller un rond), mais je me demandais qui s’en chargeait. J’ai ma réponse.

Mademoiselle Georgette, la secrétaire sympathique, qui se charge aussi de l’accueil des enfants et des relations avec les parents, me dit que bébé 1 a de la fièvre. Elle fait venir l’infirmière qui me le confirme, et qui en profite pour me dire qu’il faut impérativement que je fasse vacciner mes deux petits contre la polio. Elle insiste et m’explique gravement : « Vous comprenez, c’est à cause de tous les réfugiés syriens, ils ont beaucoup de maladies ! C’est un vaccin facile à faire, ce sont des gouttes et pas une piqûre, vous pouvez le faire en pharmacie… ». L’allusion aux Syriens m’a énervée. Je ne dis rien, mais, une fois rentrée à la maison, après avoir déposé les dollars au fond d’un tiroir, je téléphone à notre pédiatre. Le docteur Thérèse est un médecin de confiance. Elle me déconseille de faire le vaccin : un vaccin certes très efficace, mais qui n’a d’utilité qu’en cas d’épidémie. Il est vrai que la polio a fait sa réapparition en Syrie, mais pour l’instant on n’a compté que dix-huit cas, dans la région de l’Euphrate, donc très loin du Liban. Il faut dire que toute une génération d’enfants syriens ne sont plus vaccinés, de même qu’ils ne vont plus à l’école. Sachant qu’il y a un risque sur trois millions de développer la polio à partir du vaccin, le docteur Thérèse déconseille de le faire. Inutile de dire que je suis convaincue.

Après le déjeuner, retour au travail, je jongle entre la correction d’épreuves et les besoins de l’association. J’envoie trois mails de rappel à différents réseaux pour qu’ils nous envoient des factures : des factures de nourriture, des montants d’aides au loyer, des factures médicales, des factures, des factures, des factures… Nos amis, sur place, risquent leur vie pour porter de paniers alimentaires à des familles en détresse, et nous les emmerdons pour qu’ils nous envoient des factures. C’est un tel problème pour toute l’aide humanitaire à l’intérieur de la Syrie que nous avons appris récemment qu’il existe à Beyrouth, en plein boum humanitaire dû à la « crise syrienne », une société qui se charge, moyennant finance, d’établir des fausses factures de tout ce qu’on veut ! Une autre peut aussi fabriquer des faux tampons, au nom d’une épicerie bidon, d’une pharmacie fantôme.

Mauvaise nouvelle des Danois : notre projet leur plaît, mais ils revoient le budget à la baisse. Ils ont décidé, de leur propre chef, que le staff syrien était trop rémunéré. Ils vont donc, d’une part, baisser le nombre de bénéficiaires, d’autre part ils ne paieront le salaire que de la moitié des formateurs prévus, à savoir 4,5 au lieu de 9. Mes amies devront décider, soit de ne payer que 4 personnes et demi, soit de faire passer la rémunération de la séance de formation à 15 dollars au lieu de 30.

En réponse à mes demandes de factures, le réseau Souris verte, qui travaille dans le sud de la Syrie, m’envoie la description suivante du contenu des paniers alimentaires distribués : « Sugar - Rice - obesity - oil - flour ». Je m’interroge quelques secondes sur la distribution d’obesity, avant de comprendre que c’est encore un ravage de Google traduction, qui a traduit ainsi le mot arabe samné, qui désigne une sorte de beurre clarifié très utilisé dans la cuisine syrienne. Nos bailleurs nous demandent la composition de nos paniers ; Céline s’est même fait remonter les bretelles par une « experte technique en nutrition » qui les a trouvés diététiquement peu équilibrés. Un autre expert technique, un jour, nous a demandé si les Syriens savaient se servir d’un coupe-ongle. Le problème est de garder son calme.

Vers 17h, un appel d’un numéro inconnu : c’est l’ami des amis de mon amie de France (c’est toujours comme ça, parfois on connait le prénom de la personne, parfois même pas, en tout cas on n’est jamais sûrs que c’est le bon) qui voudrait passer récupérer les 15 000 dollars pour les faire passer à Damas demain. On se donne rendez-vous dans une demi-heure devant l’un des magasins de mon quartier. J’ai de la chance, il ne pleut pas. Je vois arriver, à l’heure dite, un jeune homme au look un peu baba-cool sur un VTT. Il me confirme son prénom, Maher, je lui donne l’enveloppe. Et hop, 15 000 dollars qui vont passer la frontière. Dans un réseau qui n’est pas l’un des nôtres, un jeune homme s’est fait arrêter à un check-point parce qu’il avait 3000 dollars sur lui. Ne pouvant pas le justifier, il était clair qu’il faisait de l’aide humanitaire. Il a été immédiatement envoyé en détention. Au bout de quatre mois, ses proches ont appris qu’il était mort sous la torture, depuis deux mois. Il était marié et avait un bébé de même pas un an. Des histoires comme ça, on en entend environ une par semaine. Je me demande comment Maher le baba-cool au pantalon orange va faire passer ma petite enveloppe. La semaine prochaine, j’aurai la confirmation par mon amie de Paris que tout est bien arrivé.

Un coup de fil de Béatrice, qui m’annonce qu’une association d’aide aux enfants palestiniens accepte de prendre en charge Abd al-Rahman, le garçon sans visage. Ils l’enverront se faire opérer aux États-Unis, dans une très bonne clinique de reconstruction faciale. Comme il n’y a plus d’avions pour les États-Unis au départ de la Syrie, il devra passer par le Liban, accompagné de sa mère, mais cela ne devrait pas poser de problème car le Liban permet aux Palestiniens de rentrer sur son territoire avec leur document de voyage. L’histoire reste à suivre, mais on a à nouveau bon espoir.

20h. Le week-end commence. J’éteins mon ordi en espérant ne pas avoir à le rallumer avant lundi.